Exposition : les Très Riches Heures du duc de Berry en lumière à Chantilly

La Chute des anges rebelles (détail). Grande peinture à pleine page des frères de Limbourg sur un feuillet isolé, entre 1411 et 1416, extrait des Très Riches Heures du duc de Berry (fol. 64v). Chantilly, bibliothèque du musée Condé. © IRHT-CNRS / Château de Chantilly
Le manuscrit des Très Riches Heures du duc de Berry est le plus éblouissant de la fin du Moyen Âge et l’un des plus célèbres au monde. Admiré au début du siècle dernier comme une incarnation du génie national, il est désormais salué comme un livre-monde où se croisent les influences flamandes, françaises, italiennes, antiques et orientales. Comme tout chef-d’œuvre, ce manuscrit offre un champ inépuisable de questionnements.
Pour la première fois, une exposition est exclusivement consacrée au manuscrit des Très Riches Heures du duc de Berry, signe que l’exploration véritable progresse. Elle reflète les perspectives nouvelles issues de la recherche historique et de récentes campagnes d’imagerie et analyse scientifiques, tandis que se poursuivent les travaux de restauration du livre entamés en 20221.
Une opportunité rarissime
L’insigne manuscrit est fragile et les dispositions testamentaires du duc d’Aumale stipulent qu’il ne peut être exposé en dehors de Chantilly. L’opportunité de pouvoir découvrir, après restauration et avant réassemblage, les douze feuillets abritant les enluminures du fameux calendrier ne peut être manquée : elle offre l’occasion de percevoir sur un mode presque cinématographique la manière dont le livre a été conçu, assemblé, interrompu et repris durant trois quarts de siècle, puis reproduit à l’infini.

Le mois de mars : les premiers travaux des champs. Peinture des frères de Limbourg, complétée par Barthélemy d’Eyck, 1411-1446, extrait du calendrier des Très Riches Heures du duc de Berry (fol. 3v). Chantilly, bibliothèque du musée Condé. © IRHT-CNRS / Château de Chantilly
Le calendrier des Très Riches Heures du duc de Berry selon Alberto Manguel
« Le détail exquis des images, la précision avec laquelle sont représentés lieux et personnages, les couleurs éclatantes, tout concourt à faire de [ce manuscrit] un époustouflant chef-d’œuvre, un microcosme parfait du monde dans lequel il a été créé », écrit Alberto Manguel, essayiste et romancier argentin. Il conjugue ici deux passions – les lettres (Une histoire de la lecture, prix Médicis essai, 1998) et les représentations iconographiques (Le Livre d’images, 2009) – pour livrer un précieux petit ouvrage qui offre les clefs de compréhension du calendrier. Les 12 mois de l’année sont la partie la plus connue des Très Riches Heures du duc de Berry, l’un des livres d’heures les plus célèbres et admirés dans le monde entier pour le raffinement des enluminures – à pleine page, lettrines, encadrements floraux, décors marginaux… –, leur composition en harmonie avec les textes, la fraîcheur des couleurs…
Artistes, bibliophiles, historiens, simples amateurs se délecteront de l’approche d’Alberto Manguel : s’attardant sur la figure du duc de Berry, les différents châteaux en arrière-plan, la nature, les hommes et les femmes, les travaux saisonniers, les animaux, il enrichit notre vision de ce joyau médiéval, sans oublier la course du temps qui illustre vie, mort et renouveau. Pour chaque mois, l’auteur, dépassant l’aspect strictement liturgique du volume, analyse les images et nous renseigne sur les conceptions du monde au XVe siècle et les événements de l’époque, éclaire les notations symboliques et les choix iconographiques des peintres, nous donnant l’impression de suivre, admiratifs, les mouvements du pinceau sur les pages. M. A.

Alberto Manguel, Les Très Riches Heures du duc de Berry, commentaires sur le Calendrier, préface de Marie-Pierre Dion, collection « Ekphrasis », coédition Château de Chantilly /éditions Invenit, 2025, 144 p., 24 €.
Un livre princier
À l’entrée de l’exposition, l’écrin qui abrite le trésor au sein du mythique Cabinet des livres est symboliquement présenté entrouvert. Sur le coffret, comme dans le manuscrit, figurent les armes et les emblèmes de Jean de France (1340-1416), troisième fils du roi Jean II le Bon. Fils, frère et oncle de roi, le duc de Berry et d’Auvergne, également comte de Poitou, est plus connu pour son faste et son impopularité que pour son rôle politique. Il a servi la couronne royale à travers la reconquête du Poitou sur les Anglais et l’administration de son apanage, sa présence au Conseil du roi et ses missions diplomatiques. Le prince Valois a toujours conforté son action par une remarquable commande architecturale et artistique. La Sainte-Chapelle de Bourges, qui le rattache à saint Louis, en fut l’un des plus beaux exemples avant sa destruction au XVIIIe siècle.

Coffret et manuscrit des Très Riches Heures du duc de Berry. © RMN-Grand Palais / Domaine de Chantilly-Michel Urtado
Les débuts de la haute bibliophilie
Alors que le nom de Charles V, son frère aîné, reste attaché à la constitution de la première « librairie » royale au Louvre, celui de Jean de Berry évoque les débuts de la haute bibliophilie et les plus somptueux livres de dévotion privée du Moyen Âge finissant. Le duc n’en était pas moins un lecteur averti et curieux, ouvert aux auteurs de son temps et au premier humanisme. À travers ses livres d’heures, Jean de Berry manifeste son rang, se met personnellement en scène, s’assure la bienveillance du Ciel, affiche ses dévotions particulières pour les Rois mages ou la Sainte Croix.

Aristote, Le Livre des Éthiques, traduction française et glose de Nicole Oresme, Paris, Thévenin (ou Étienne) Langevin. Peinture de Perrin Remiet, 1397-1398, parchemin, 207 fol., 340 x 240 mm, ms 277 (fol. 2v-3). Chantilly, bibliothèque du musée Condé. © IRHT-CNRS / Château de Chantilly
Trois jeunes artistes prodiges
C’est vers 1411 que le duc de Berry confie la réalisation des Très Riches Heures à trois jeunes artistes prodiges, les frères Hermann, Paul et Jean de Limbourg, nés entre 1385 et 1388 à Nimègue, dans le duché de Gueldre. Grâce à leur oncle Jean Malouel (vers 1370-1415), alors peintre de Philippe le Hardi, les Limbourg sont attachés au service du duc de Bourgogne de 1402 à 1404. Ils sont ensuite accueillis à la cour du duc de Berry où ils sont entre autres chargés d’illustrer les Belles Heures, aujourd’hui conservées au Metropolitan Museum. Ils se mesurent aux autres artistes attachés au prince, dans un contexte d’émulation d’autant plus favorable au renouveau pictural que le duc de Berry s’intéresse de près à l’avancée du travail, met à disposition ses manuscrits et ses exceptionnelles collections d’art. Les frères de Limbourg côtoient aussi les maîtres des grands ateliers d’enluminure de la capitale car Jean de Berry et sa cour ne quittent plus Paris après l’été 1413 et jusqu’à la mort du prince en 1416.

Le mois de janvier : festin chez le duc de Berry. Peinture des frères de Limbourg, entre 1411 et 1416, extrait du calendrier des Très Riches Heures du duc de Berry (fol. 1v). Chantilly, bibliothèque du musée Condé. © IRHT-CNRS / Château de Chantilly
Un ultime message politique
C’est d’après les intitulés de l’inventaire après décès que six luxueux livres d’heures commandés par le duc de Berry sont dénommés. Après avoir achevé leurs Belles Heures, ajouté une peinture aux Petites Heures et participé aux Très Belles Heures de Notre-Dame, les Limbourg se surpassent dans les Très Riches Heures : le chantier de cette seconde grande commande débute vers 1411-1412, mais est interrompu par la mort des Limbourg eux-mêmes en 1416. Tout concourt à faire de leur dernier livre un objet exceptionnel. Les collections du prince ayant brulé dans l’incendie du château de Bicêtre en 1411, le manuscrit en est sans doute un succédané. Le prince, qui mesure la fragilité de la trêve d’Arras signée entre Armagnacs et Bourguignons en 1414, et qui sent approcher la mort, délivre un ultime message politique et religieux d’union. À l’iconographie traditionnelle des Heures se mêlent de véritables portraits, des représentations précises de villes et châteaux chers au prince des fleurs de lys, des évocations des trésors ducaux et des allusions à l’actualité du temps.
Le rythme retrouvé des sphères célestes
L’espoir du prince de voir aboutir la réforme du calendrier donne une ampleur particulière à la représentation des Mois. À Rome (1412-1413), à Constance (1414-1418) et bientôt à Bâle, la correction du calendrier julien, en décalage croissant avec les données astronomiques, est à l’ordre du jour des conciles, en relation avec les divers maux de l’Église et avec le Grand Schisme qui divise la Chrétienté. Le duc de Berry, attentif aux sciences des astres, comme l’attestent sa bibliothèque ou L’Homme anatomique ou zodiacal représenté dans le manuscrit, anticipe : dans la marge droite du calendrier, un « nombre d’or novel » corrige le calcul permettant de fixer la date de Pâques. Les tympans, gradués de manière sophistiquée, tels des astrolabes, n’ont sans doute pas d’intérêt pratique mais reflètent l’aspiration à un monde vivant en paix, au rythme retrouvé des sphères célestes. « Le temps viendra », selon la devise du prince.

L’Homme anatomique ou zodiacal. Peinture des frères de Limbourg entre 1411 et 1416, extrait des Très Riches Heures du duc de Berry (fol. 14v). Chantilly, bibliothèque du musée Condé. © IRHT-CNRS / Château de Chantilly
Une réalisation coûteuse et complexe
La réalisation du livre, qui compte 206 feuillets de 30 sur 21 cm, et 131 miniatures, est coûteuse et complexe, avec emploi de matériaux « très riches » comme le lapis-lazuli, ou l’or et l’argent travaillés selon une grande diversité de techniques. Les Limbourg ont recours à trois, voire quatre enlumineurs successifs pour les initiales et les ornements d’acanthes inspirés de manuscrits pragois : le Maître du Bréviaire, le Pseudo-Jacquemart relayé par le Maître d’Egerton, et Haincelin de Haguenau (le Maître de Bedford). Les Limbourg changent de dispositif d’ornementation ou de mise en page au fil du travail, insèrent des peintures en diptyques et des images isolées, ajoutent des textes. Les récentes analyses ne permettent pas d’identifier de styles propres à chaque frère dans les dessins sous-jacents les plus anciens : l’unité artistique l’emporte sous la direction de Paul, le plus souvent cité dans les archives.
Le manuscrit inachevé, non encore relié, est transmis à la famille royale. En 1446, le peintre Barthélemy d’Eyck, alors au service de la famille d’Anjou, complète cinq mois du calendrier peut-être pour le roi Charles VII. Vers 1485, Jean Colombe achève à Bourges le mois de novembre et près de 60 autres peintures sans oublier 300 initiales laissées en attente. Il travaille pour le duc Charles Ier de Savoie. Celui-ci a hérité entre-temps du manuscrit, peut-être par sa mère Yolande de France, fille de Charles VII, et il s’y fait représenter à son tour.

La Rencontre et L’Adoration des Mages. Grandes peintures des frères de Limbourg, entre 1411 et 1416, extrait des Très Riches Heures du duc de Berry (fol. 51v-52). Chantilly, bibliothèque du musée Condé. © IRHT-CNRS / Château de Chantilly
Un « livre-cathédrale »
Jusqu’à 28 mains d’artistes, artisans et copistes ont été identifiées dans ce « livre-cathédrale2 » réalisé en trois quarts de siècle. Cela explique le rayonnement du manuscrit : nombre de ses motifs sont repris dans les enluminures peintes ailleurs par ceux qui ont côtoyé les Limbourg ou seulement entrevu leurs dessins, sans oublier ceux qui ont poursuivi leur travail. Parmi les artistes qui reprennent les motifs du banquet de janvier se distinguent le Maître de Virgile, et surtout Jean Colombe, dont les carnets de modèles marquent profondément l’enluminure du Berry. Au XVIe siècle, les calendriers du Bréviaire Grimani (Venise, Biblioteca Marciana) ou des Heures de Hennessy (Bruxelles, KBR) s’inspirent aussi des Mois des Limbourg, ce qui confirme la présence du manuscrit entre les mains de la gouvernante des Pays-Bas Marguerite d’Autriche, veuve de Philibert II de Savoie.

Le Paradis et l’Annonciation. Grandes peintures des frères de Limbourg, la première sur un feuillet isolé, entre 1411 et 1416, extrait du calendrier des Très Riches Heures du duc de Berry (fol. 25v-26). Chantilly, bibliothèque du musée Condé. © IRHT-CNRS / Château de Chantilly
« Le roi des manuscrits enluminés3 »
On ignore l’itinéraire précis du livre entre le début du XVIe et la seconde moitié du XVIIIe siècle. Le volume est alors doté d’une reliure en maroquin rouge aux armes des Spinola di San Luca qui le transmettent aux Serra, autre ancienne et puissante famille patricienne de Gênes. C’est un noble de Turin, héritier par mariage du manuscrit, qui le vend à Henri d’Orléans (1822-1897), cinquième fils du roi Louis-Philippe, en janvier 1856.
À 33 ans, Henri d’Orléans, duc d’Aumale, exilé à Londres, est à la tête d’une collection bibliophilique déjà réputée et c’est un connaisseur : il a su identifier trois des livres du duc de Berry parmi les manuscrits que les princes de Condé lui ont légués. Le manuscrit donne à sa collection un éclat inégalé qui lui permet de se hisser au rang des plus grands princes bibliophiles : « Ce livre, écrit-il, tient une grande place dans l’histoire de l’art : j’ose dire qu’il n’a pas de rival4. » Léopold Delisle, administrateur de la Bibliothèque nationale, son confrère à l’Institut de France, identifie les Très Riches Heures et leurs concepteurs en 1881, grâce à l’inventaire après décès du duc de Berry. L’érudit Paul Durrieu consacre cette dénomination en la reprenant dans le titre de la première grande monographie sur le livre en 1904.
Les frères de Limbourg incarnent dès lors l’apogée du style gothique international tout en marquant une rupture avec la tradition iconographique. Le sens de la profondeur et l’observation sensible de la nature qui les caractérisent offrent un rendu sans précédent du paysage enneigé de février, de la nuit étoilée au mont des Oliviers ou de l’éclipse de soleil lors de la mort du Christ, qui fait écho à l’éclipse de 1406 à laquelle assistèrent les Limbourg. Avec ses portraits d’architecture sous un ciel bleu, le calendrier forme l’ensemble le plus célèbre des enluminures du Moyen Âge. Pour la première fois dans un livre d’heures, chaque mois est illustré par une composition à pleine page alternant scènes paysannes et fêtes princières.

La Chute des anges rebelles. Grande peinture à pleine page des frères de Limbourg sur un feuillet isolé, entre 1411 et 1416, extrait des Très Riches Heures du duc de Berry (fol. 64v). Chantilly, bibliothèque du musée Condé. © IRHT-CNRS / Château de Chantilly.
Le plus célèbre manuscrit au monde
De retour d’exil en 1871, le duc d’Aumale reconstruit le château de Chantilly que lui ont transmis les princes de Bourbon-Condé et lui redonne tout son lustre. Le fameux manuscrit est installé, à l’intérieur des premières vitrines du Cabinet des livres bientôt ouvert aux visiteurs, dans son écrin. Donné par le prince à l’Institut de France en 1886, en même temps que le château et tous les trésors du musée Condé, le livre acquiert la célébrité qui le caractérise grâce aux reproductions, articles et études qui font rapidement de lui une référence absolue.

L'Enfer. Peinture des frères de Limbourg, entre 1411 et 1446, extrait des Très Riches Heures du duc de Berry (fol. 107 v-108). Chantilly, bibliothèque du musée Condé. © IRHT-CNRS / Château de Chantilly
Une image poétique de la France médiévale
Les autochromes du début du siècle puis les reproductions en couleurs de la revue Verve dans les années 1940 contribuent à façonner une image poétique de la France médiévale dans l’imaginaire collectif. Les manuels scolaires et universitaires l’utilisent comme un portrait de la France du début du XVe siècle, avec ses scènes de vie noble ou rurale, ses châteaux de conte de fées, ses costumes colorés d’une extraordinaire fraîcheur. Le livre résume aussi les connaissances astrologiques et médicales du temps dans L’Homme anatomique ou zodiacal, où les signes du zodiaque sont rattachés aux quatre tempéraments et à la théorie des humeurs de Galien. Il reflète enfin une curiosité qui annonce la Renaissance grâce à la réceptivité des Limbourg à des œuvres ou à des carnets de dessins italiens présents dans les collections des princes Valois ou de la cour d’Avignon. Le panneau de La Chute des anges rebelles de Lippo ou Federigo Memmi (vers 1340, musée du Louvre) a directement inspiré deux des compositions du manuscrit. Un dessin italien de la statue d’un Perse vaincu – copie romaine d’un marbre grec (musées du Vatican) – est repris dans l’Adam du Paradis terrestre.
Entre sentiment religieux et recherche du beau, dévotion et plaisir, piété et ostentation, les Très Riches Heures sont associées à jamais au nom du bibliophile et mécène dont les choix artistiques ont été déterminants pour l’enluminure. Les avancées de la recherche donnent toute la mesure du talent et de l’audace des trois artistes Hermann, Paul et Jean de Limbourg.
Les Très Riches Heures du duc de Berry, jusqu’au 5 octobre 2025, château de Chantilly, musée Condé, salle du Jeu de Paume, 60500 Chantilly. Tél. : 03 44 27 31 80. chateaudechantilly.fr
Catalogue sous la direction de Mathieu Deldicque, avec la collaboration de Marie-Pierre Dion, coédition Château de Chantilly / In Fine, 2025, 496 p., 460 ill., 59 €.
1 Les Très Riches Heures du duc de Berry, catalogue d’exposition, commissariat Mathieu Deldicque et Marie-Pierre Dion, Château de Chantilly / In Fine, 2025.
2 Laurent Ferri et Hélène Jacquemard, Les Très Riches Heures du duc de Berry : un livre-cathédrale, Château de Chantilly / Skira, 2018.
3 Gustav Waagen, Galleries and Cabinets of Art in Great Britain…, Londres, J. Murray, 1857, suppl., p. 247-249.
4 Henri d’Orléans, duc d’Aumale, Chantilly. Le Cabinet des livres. Manuscrits, Paris, Plon, 1900-1911, vol. 1, p. 60.





