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Histoire d’un livre : apprendre à lire au XIXᵉ siècle

Anonyme, Abécédaire des petits garçons, Paris, P. C. Lehuby, 1837. Cote BENC : 8R301.

Anonyme, Abécédaire des petits garçons, Paris, P. C. Lehuby, 1837. Cote BENC : 8R301. © École nationale des chartes

La bibliothèque de l’École des chartes a acquis en 2023 deux abécédaires, petites plaquettes qui documentent la manière dont le livre a porté l’alphabétisation de la population française au début du XIXe siècle.

L’histoire du livre a longtemps été pour les savants une histoire des textes – et il est d’ailleurs toujours un peu honteux en société d’oser s’intéresser à un livre sans forcément désirer le lire : ce sont des pratiques au mieux de snobs bibliophiles, au pire de béotiens incapables de comprendre ce qui compte vraiment… Dans cette approche, les livres pour enfant, à plus forte raison l’abécédaire, sont délaissés. Et la tradition bibliophilique, qui rassemblait les amateurs de reliures cirées et d’or luisant, n’allait pas non plus s’intéresser à des objets aussi pauvres.

Anonyme, Alphabet et instruction pour les enfans, Caen, T. Chalopin, vers 1822. Cote BENC : 8R302.

Anonyme, Alphabet et instruction pour les enfans, Caen, T. Chalopin, vers 1822. Cote BENC : 8R302. © École nationale des chartes

Les livres pour enfants délaissés par les savants

Dès lors, on comprend que – hors grand nom (Érasme…) ou rareté insigne – le livre pour enfant ait mis des siècles à entrer dans les sujets qui méritaient d’être traités. Seule une approche historique du livre – où ce dernier est considéré comme un artefact produit par une société, et qui en dit quelque chose – pouvait faire du livre pour enfant un objet d’intérêt. Le « livre jeunesse » a donc mis du temps à entrer dans le cercle des objets qui devaient être conservés et mis en valeur. C’est sans doute pourquoi la bibliothèque de l’École nationale des chartes n’en conservait aucun jusqu’à présent. Il nous a par conséquent semblé pertinent d’en acquérir, afin que les futurs conservateurs puissent en apprécier les caractéristiques et originalités.

Anonyme, Alphabet et instruction pour les enfans, p. 1, l'alphabet. Cote BENC : 8R302.

Anonyme, Alphabet et instruction pour les enfans, p. 1, l'alphabet. Cote BENC : 8R302. © École nationale des chartes

Un intérêt croissant pour l’apprentissage de la lecture

À noter que nous parlons véritablement là de livres pour enfants et non de littérature pour la jeunesse. Si la seconde catégorie connaît déjà des réussites sous l’Ancien Régime (Les Aventures de Télémaque…), la première se développe avec la prise en compte de cet âge de la vie par la société, c’est-à-dire essentiellement au XVIIIe siècle, avant d’exploser au siècle suivant, devenant une branche à part entière de l’édition. Les deux petits volumes que nous avons acquis sont les témoins d’un marché qui est ancien mais s’étend au cours de ce XIXe siècle. En réaction à une production éditoriale de la Réforme, qui encourage la lecture des textes sacrés, les catholiques diffusent des abécédaires dès le XVIIe siècle. Ils ont une vocation catéchiste et accompagnent l’ouverture de petites écoles. Souvent publiés dans le cadre de la « Bibliothèque bleue », ces abécédaires sont sans cesse réédités, et leur forme évolue peu.

« Les deux petits volumes que nous avons acquis sont les témoins d’un marché qui est ancien mais s’étend au cours de ce XIXe siècle. »

Apprendre à lire pour prier…

Regardons notre Alphabet et instruction pour les enfans. Bien qu’il soit publié vers 1822, il présente encore toutes les caractéristiques d’un livre d’Ancien Régime : dans sa forme, il a cinquante, voire cent ans de retard sur la mode. Il est de petite taille et peut se glisser dans la poche ou la gibecière. La gravure sur bois qui orne sa page de titre porte sur un sujet religieux. Et si on apprend l’alphabet et la lecture, c’est très rapidement pour pouvoir lire des oraisons et prières – à la fois car le latin passe alors pour plus facile à lire que le français et car l’utilité directe de la lecture, dans ce monde encore peu urbanisé et de demi-lettrés, est directement liée à la pratique religieuse. Le volume est publié par Théodore Chalopin (1800-1832), imprimeur-libraire-lithographe à Caen : il entame son activité en 1822 à la suite de son père. Il appartient à une famille qui exerce le métier de libraire depuis plus d’un siècle, et qui produit aussi bien des livrets de colportage, comme celui-ci, que des ouvrages de prestige, par exemple pour l’Académie royale de Caen.

… et s’amuser

La seconde plaquette est modeste également, même si elle présente quelques images montrant les jeux de la jeunesse, destinées à la rendre plus attractive : elle est publiée à Paris en 1837. On ne se situe plus dans le milieu du colportage et on produit un livre dont l’esthétique est pleinement de son temps. L’apprentissage des différentes formes de lettres puis des syllabes doit amener à la lecture de mots simples puis à de véritables textes, « petites leçons à lire couramment », avec des caractères de moins en moins grands. Enfin, on y apprend la prononciation du latin et même les chiffres romains.

Anonyme, Abécédaire des petits garçons, p. 50-51, premières lectures, illustrées par la lithographie. Cote BENC : 8R301.

Anonyme, Abécédaire des petits garçons, p. 50-51, premières lectures, illustrées par la lithographie. Cote BENC : 8R301. © École nationale des chartes

Bernard Farkas, collectionneur d’abécédaires

Ces deux petits ouvrages sont émouvants : on voit à travers leurs pages les petits enfants commençant à ânonner des textes et se préparant, peut-être, à un jour savoir lire couramment ! Mais nous touchons également à un autre enjeu, qui est l’histoire des collections et de la bibliophilie. Ces ouvrages ont en effet été acquis par l’École des chartes à la vente de Bernard Farkas. Ce nom ne vous dira sans doute rien, mais son fascinant parcours touche à la fois au livre et à l’univers de l’enfance. Il est l’un des fondateurs de la maison d’édition Les Humanoïdes associés et de la revue Métal hurlant – si importante pour la bande dessinée de science-fiction à la fin du siècle dernier. Mais il est aussi celui qui popularise (et diffuse) le Rubik’s Cube en France, puis gère l’entreprise Ideal Loisirs, qui vend des jeux ayant marqué l’enfance des petits Français des années 1980-1990 (circuits TCR, Micro Machines, Dino Riders…). La collection d’abécédaires de ce bibliophile touche-à-tout avait d’ailleurs été publiée sous la forme d’un fort beau et gros livre il y a quelques années sous le titre L’Art des abécédaires français (Presses universitaires de Rennes/La Compagnie des mots, 2018).

Anonyme, Abécédaire des petits garçons, p. 6-7, alphabet en capitale et bas-de-casse. Cote BENC : 8R301.

Anonyme, Abécédaire des petits garçons, p. 6-7, alphabet en capitale et bas-de-casse. Cote BENC : 8R301. © École nationale des chartes

« Ces deux petits ouvrages sont émouvants : on voit à travers leurs pages les petits enfants commençant à ânonner des textes et se préparant, peut-être, à un jour savoir lire couramment ! Mais nous touchons également à un autre enjeu, qui est l’histoire des collections et de la bibliophilie. »

La diversité des collections, un enjeu majeur

On pourrait s’étonner que ces ouvrages destinés à de jeunes enfants qui apprenaient à lire en balbutiant se trouvent dans la bibliothèque d’une institution sérieuse, mais nous désirons être en mesure de montrer à un étudiant tout type d’ouvrages qu’il est susceptible de rencontrer en mains publiques ou privées, afin qu’il sache réagir face à cet objet. Pour cela, la diversité des types de livres dans nos collections est un enjeu majeur.

La rédaction remercie la bibliothèque de l’École nationale des chartes – PSL pour son aimable autorisation de reproduction.