Histoire d’un livre : quand un prix Nobel publie à compte d’auteur

Roger Martin du Gard (1881-1958). © DR
Prix Nobel de littérature en 1937, Roger Martin du Gard a publié son premier roman en 1909, à l’âge de 28 ans. En 1922, alors qu’il est devenu un auteur reconnu, les stocks de ce premier ouvrage sont rachetés par la NRF, récemment fondée : il y a donc nouvelle émission de ce volume, en ne changeant que la page de titre. Le livre est, dans sa forme même, le témoin de son histoire et de celle de l’édition littéraire au siècle passé.
Bien que l’École des chartes n’ait formé pendant très longtemps que de 8 à 25 élèves par promotion, bien qu’elle forme essentiellement des conservateurs d’archives et de bibliothèques – en tout cas des historiens et des philologues –, cette institution a la particularité de compter parmi ses anciens élèves deux récipiendaires du prix Nobel : avec un ratio d’un prix Nobel pour 400 élèves en 1914 (pour 1 500 élèves de nos jours), cela en fait sans doute l’institution la plus efficace au monde dans ce domaine !
Un chartiste devenu écrivain
Si François Mauriac, finalement peu intéressé par ses études, a passé peu de temps au 19, rue de la Sorbonne, Roger Martin du Gard (1881-1958), lui, y a effectué une scolarité complète et y a soutenu en 1906 sa thèse sur l’abbaye de Jumièges. Il y a étudié, y a noué de solides amitiés, a dessiné en bon potache des caricatures de ses professeurs, et lui est resté fidèle sa vie entière, lui assurant toute son estime et sa tendresse : notre bibliothèque conserve l’exemplaire de ses œuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade, qu’il a offert en 1957 avec un très bel envoi autographe. Cette mise en valeur des anciens élèves est l’une des raisons pour lesquelles nous avons étonnamment acheté un roman du début du XXe siècle pour notre bibliothèque… mais l’intérêt de l’ouvrage va bien au-delà.

Roger Martin du Gard, envoi autographe pour l’École des chartes, sur un exemplaire de ses œuvres publiées dans la Bibliothèque de la Pléiade (1955). Bibliothèque de l’École des chartes, 8R219 (1). © École nationale des chartes
En quête de renommée
Au sortir de ses études, le chartiste avait commencé à rédiger Une vie de saint, qu’il n’acheva jamais et abandonna finalement, sur les conseils de son confrère et ami Gustave Valmont. Il commence alors Devenir !, qu’il écrit d’une traite mais échoue à faire publier. Il se tourne ensuite vers une maison à la réputation ambiguë, Ollendorff, qui, si elle publie des auteurs de premier plan, est également très critiquée pour faire son beurre de romanciers à la mode mais de peu de valeur littéraire, tels que Georges Ohnet. Le jeune écrivain y publie donc à compte d’auteur : il verse 1 413 francs à son éditeur (l’équivalent de 6 700 € d’aujourd’hui), pour que ce dernier tire 1 000 exemplaires de l’ouvrage et en gère la diffusion. Le volume broché est vendu 3,50 francs, dont 1,40 franc revient à l’auteur sur chaque vente – qui sera ainsi remboursé si tout le tirage est vendu. Mais, en réalité, les ventes ne compensent même pas les frais supplémentaires supportés par l’auteur – notamment les publicités passées dans Le Temps, Le Matin ou L’Écho de Paris. En 1914, alors que Martin du Gard est depuis longtemps passé à autre chose, Ollendorff a encore en stock 744 exemplaires : seul un quart du tirage a été écoulé, en comptant les exemplaires d’auteur et les services de presse…
Premier succès commercial
Les choses ont pourtant changé pour le chartiste à la veille de la Grande Guerre. Son nouveau roman, Jean Barois, est refusé par Grasset mais, par l’intermédiaire de son ami de jeunesse Gaston Gallimard, parvient entre les mains d’André Gide : il est publié aux toutes récentes éditions de la Nouvelle Revue française, dont il constitue un des premiers véritables succès commerciaux. Puis le jeune auteur écrit une « farce paysanne », La Gonfle, qu’un autre homme de la NRF, Jacques Copeau, propose de monter dans son nouveau théâtre du Vieux-Colombier. Alors que l’écrivain est mobilisé et envoyé à la guerre, il est devenu un auteur reconnu, qui a intégré un cercle littéraire de toute première importance.
Mise en abyme
L’ouvrage que nous présentons ici résume, dans un maigre volume broché, toute cette histoire : le fond et la forme, l’objet et le texte se répondent. Dans Devenir !, tandis qu’André, le héros du roman, est un être négatif, velléitaire, veule et atone, Roger Martin du Gard décide de dessiner l’un de ses personnages – Bernard Grosdidier, l’ami d’André – à sa propre image physique et morale : « J’ai envie de m’amuser à me présenter intégralement sous mes traits à moi », écrit-il alors qu’il prépare son roman. Bernard est donc chartiste, un peu par hasard, un peu pour rassurer ses parents, un peu par goût et par curiosité des choses anciennes mais sans sacrifier son esprit de liberté. Il désire en fait devenir romancier et s’y attelle avec beaucoup d’énergie – il n’en parle pas mais il fait. C’est, par une mise en abyme, cette histoire que raconte notre exemplaire : celle d’un roman publié à compte d’auteur par un jeune chartiste rêvant de littérature, pris entre sa famille et son ambition d’artiste, voulant réussir sa vie et devenir quelqu’un… mais qui connaît dans un premier temps l’échec. Sauf que le volume a quelque chose de plus : la conclusion joyeuse de cette histoire.

Roger Martin du Gard, Devenir ! Un passage du texte évoquant l’École des chartes. © École nationale des chartes
Devenir ! devient Devenir…
Les exemplaires de Devenir !, on s’en souvient, attendent toujours le client chez Ollendorff – maison en perte de vitesse, dont le fondateur meurt d’ailleurs en 1920. Le succès de Jean Barois n’influe guère sur les ventes de son prédécesseur. Aussi reste-t-il encore 565 exemplaires de Devenir ! en stock à la Société d’éditions littéraires et artistiques en 1922, soit plus de la moitié ! Cependant, la NRF, dont Martin du Gard est devenu l’un des piliers, désire diffuser toutes ses œuvres, à une époque où les premiers volumes de sa saga des Thibault viennent de paraître. Les stocks sont donc liquidés et la librairie Ollendorff dépose le reste des exemplaires au 3, rue de Grenelle, appréciant sans doute de se débarrasser de livres qui dorment sur ses rayonnages depuis 13 ans !

Roger Martin du Gard, Devenir ! Page de titre avec un papillon pour changer la zone d’adresse, présentant toujours le monogramme de la Société d’éditions littéraires et artistiques de Paul Ollendorff. © École nationale des chartes
… par un tour de passe-passe
On prend ces exemplaires et on en déchire le brochage. Puis on appose une couverture de relais de la très prestigieuse Collection blanche sur le corps d’ouvrage composé et imprimé par Ollendorff. À l’intérieur du volume, les choses sont plus complexes, mais on ne s’embarrasse pas des détails : ne pouvant supprimer la page de titre, on se contente d’y ajouter un papillon : le nom d’Ollendorff disparaît ainsi sous une étiquette qui donne le nom et l’adresse de la NRF… laissant croire qu’il s’agit d’un nouveau livre, publié en 1922. Cette opération faite sans grande finesse laisse des traces dans le livre, qui est ainsi à part dans la production de la NRF : le lecteur attentif trouve toujours sur la page de titre le logo de la Société d’éditions littéraires et artistiques, formé des lettres « SELA » entremêlées, qui contrastent avec le « nrf » italique de la couverture de relais. Surtout, le Devenir !, plein de la fougue de la jeunesse, a laissé place à un Devenir sans point d’exclamation, plus posé, typographiquement plus équilibré, sur la belle couverture blanche… mais pas sur la page de titre. Dès la nouvelle édition de 1930 (puis dans l’édition de la Pléiade), le point d’exclamation reviendra.

Roger Martin du Gard, Devenir !, Paris, Ollendorff, 1909 (réémission Paris, éditions de la Nouvelle Revue française, 1922). Achat à la librairie L’ivre livre (Foix), 2025. Bibliothèque de l’École nationale des chartes, 8BENC19. Couverture ajoutée en 1922 sur le corps d’ouvrage imprimé par Ollendorff en 1909. © École nationale des chartes
Des pages de titre refaites
On le voit, le remploi d’une « émission » – c’est-à-dire d’un ensemble d’exemplaires appartenant à une même édition et diffusés en même temps, avec des caractéristiques physiques liées à cette diffusion – n’est pas réservé aux livres anciens : on en trouve en plein XXe siècle, avec les mêmes pratiques en matière de pages de titre refaites et de refus de déclarer clairement la provenance du livre, sans tout à fait non plus la cacher.
La rédaction remercie la bibliothèque de l’École nationale des chartes – PSL pour son aimable autorisation de reproduction.





