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Jean Anguera, entre dessin et livre d’artiste

Jean Anguera dans son atelier, juillet 2024. Au fond, une sculpture de Pablo Gargallo, (Urano,1930).

Jean Anguera dans son atelier, juillet 2024. Au fond, une sculpture de Pablo Gargallo, (Urano,1930). © Jean Anguera

Jean Anguera, né à Paris en 1953, cherche à donner vie aux formes invisibles qui habitent le monde. Il les rend perceptibles aussi bien par la sculpture que par le dessin et le livre d’artiste. Trois modes d’expression construits chacun par sa logique interne, trois façons de sublimer le réel et de concrétiser sa quête.

Jean Anguera, né au sein d’une famille d’intellectuels et d’artistes sculpteurs – Pierrette Gargallo, sa mère, Pablo Gargallo, son grand-père –, affirme très tôt son goût pour le modelage.

Un solide apprentissage

Ce goût est renforcé par un solide apprentissage : dès 1967, sa mère l’inscrit aux séances de modèle vivant à l’Académie de la Grande Chaumière, tandis que, de 1971 à 1978, il suit une formation d’architecte et fréquente parallèlement l’atelier du sculpteur César à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. L’œuvre sculpté se manifeste alors comme le résultat d’une recherche d’équilibre, de correspondance entre l’homme et le monde. L’échelle n’est pas fondamentale, si l’on en juge à sa construction-installation, Trois collines du regard, dont la réalisation en résine et polyester se poursuit sur une dizaine d’années pour donner corps à une suite de trois imposantes coupes couvertes reposant chacune sur un socle complexe. Installée à demeure dans le vaste jardin de Jean et Laure Anguera, son épouse, la composition renvoie à la monumentalité de pièces funéraires dont les grandes civilisations ont inventé une typologie de formes aux variantes infinies. Lorsque l’artiste ne modèle pas, il apporte un soin similaire à l’élaboration de ses dessins, privilégiant un rapport de dialogue, d’échanges, de sensations avec la matière.

Jean Anguera (né en 1953), Trois collines du regard, 2004, installation, résine polyester et matériaux divers, H. 170 x L 300 x pr. 150.

Jean Anguera (né en 1953), Trois collines du regard, 2004, installation, résine polyester et matériaux divers, H. 170 x L 300 x pr. 150. © Christophe Comentale

Une thématique entre personnage et paysage

Qu’il ait en tête de dessiner un personnage ou un paysage, deux thèmes récurrents, l’artiste choisit pour support des papiers en fibre de coton – Velin d’Arches, Hahnemühle ou Canson –, prisés pour leurs qualités alliant finesse, aspect soyeux, douceur et résistance, et disponibles dans des formats très variés. Le besoin de structurer, de matérialiser sa présence est un préalable : il crée un cadre spatio-temporel par des coordonnées, abscisses et ordonnées. En fait, il architecture le monde comme le faisaient Leon Battista Alberti dans L’Art d’édifier (De re ædificatoria, 1485) ou bien Léonard de Vinci, notamment dans ses carnets. Ainsi lit-on dans ceux de 1495-1499 que « l’espace appelé à être reproduit sur un tableau est parcouru de points, de lignes et de surfaces mathématiquement quantifiables et mesurables changeant leurs propriétés à chacune de leur position ». Cette nécessité est visible à des indices que Jean Anguera laisse [ap]paraître, comme ce trait bleu, un trait de niveau, de maçon, qui conditionne implicitement, au premier regard, le sujet à venir et le positionne entre ciel et terre. Passé ce rappel à la structuration, à la prise d’espace, les jeux d’encre oscillent entre dépouillement et quasi-saturation par des tonalités allant du noir profond au blanc devenu trace plus ou moins appuyée. Outre l’outil, la main – du plat ou des doigts – permet les adjonctions, les ajouts, les reprises jugées nécessaires pour mieux aménager la surface aux formats souvent importants.

Jean Anguera (né en 1953), Homme assis dans la plaine, 2009, encre de Chine et trait bleu sur papier Hahnemühle, 39,5 x 107 cm.

Jean Anguera (né en 1953), Homme assis dans la plaine, 2009, encre de Chine et trait bleu sur papier Hahnemühle, 39,5 x 107 cm. © Jean Anguera

« Les dessins de Jean Anguera ne sont pas totalement rassurants : ils évoquent à la fois une réalité perçue comme agressive et un détachement des contingences du monde, proche de la contemplation bouddhique et de la complexité des rapports du temps et de l’espace. “Le modèle parti, je range mon dessin et ne le regarde plus jamais puisqu’il est inexact et masque ce qu’il serait si merveilleux de laisser voir. Le travail conscient / inconscient de la mémoire, disons de la pensée, est désormais seul nécessaire – et je le crois le seul efficace”, confie l’artiste. »

Le modèle immobilisé par le dessin

Rien de surprenant à ce que le dessin soit si présent chez Jean Anguera : « Le dessin, dit-il, est un exercice, un prétexte aussi pour le sculpteur qui veut être mis en présence du modèle immobilisé le plus longtemps possible. Le dessin, en vérité, n’a pas grande importance, mais plutôt ce qui a de l’importance, c’est ce moment passé ensemble, provocateur d’une émotion grandissante dans ce contexte très particulier que constitue un tête-à-tête. Je suis donc très proche du modèle, tout en l’observant à travers une épaisseur de songe comme s’il se fût trouvé à des années-lumière de moi. En fait, la personne qui pose se livre : elle livre non pas son apparence – contrairement à ce qu’elle pense –, elle livre sa présence ; elle livre le sentiment d’elle-même qui l’habite. On pourrait dire qu’elle se recrée sous mon regard. » Jean Anguera a le sens de la mesure, « cette mesure qui embrasse un pouce carré », selon l’expression chinoise qui définit si bien le périmètre nécessaire à l’autonomie de toute œuvre, en l’occurrence celle du sceau et de son impression.

Jean Anguera (né en 1953), L’Homme jusqu’à la plaine, blancheur, 2016, acrylique, encre de Chine, résine et trait bleu sur papier Hahnemülhe, 81 x 122 cm.

Jean Anguera (né en 1953), L’Homme jusqu’à la plaine, blancheur, 2016, acrylique, encre de Chine, résine et trait bleu sur papier Hahnemülhe, 81 x 122 cm. © Jean Anguera

Une gestualité quasi calligraphique

Une constante liberté guide l’esprit et la main de Jean Anguera. La gestuelle quasi calligraphique est imposante, qui se dégage de toutes ses œuvres portant de façon récurrente des thèmes intemporels tant ils sont ancrés dans la vie. Continuité naturelle des dessins, les livres d’artiste qu’il trace, parfois avec des auteurs contemporains, sont des exercices de dialogue, on le sent, jubilatoires, des sortes de parcours où Anguera se plaît, au fil d’un accordéon, à développer des idées incarnées par l’image. Des liens forts s’établissent avec différents écrivains autant épris de poésie que de prose, partageant l’espace de ces livres de « bibliophilie souple1 ». À noter également, la complicité d’Éric Coisel, photographe enthousiaste et éditeur qui a donné lieu notamment à la collection « Mémoires ». Les créateurs de la période impressionniste s’y sont amusés bien avant eux, sans remonter aux livres d’artiste de la dynastie des Song ! Ainsi, Édouard Manet publie Le Fleuve avec des textes du poète Charles Cros ; il illustre aussi Le Corbeau d’Edgar Poe. Le peintre et graveur symboliste Odilon Redon réalise des lithographies pour les poésies d’Émile Verhaeren. On doit citer aussi les croquis de Rodin pour les Fleurs du mal de Charles Baudelaire ou encore Le Voyage d’Urien d’André Gide avec des lithographies de Maurice Denis. Sans oublier pour les Métamorphoses d’Ovide les eaux-fortes de Picasso.

Michel Butor (1926-2016), Le Marcheur, lavis de Jean Anguera (né en 1953). Rochegude, Éric Coisel, 2010, n.p., 30,2 x 24,7 cm (coll. « Mémoires »).

Michel Butor (1926-2016), Le Marcheur, lavis de Jean Anguera (né en 1953). Rochegude, Éric Coisel, 2010, n.p., 30,2 x 24,7 cm (coll. « Mémoires »). © Jean Anguera

Les traces d’un propos épuré

Les titres publiés depuis une vingtaine d’années ont l’hermétisme léger des pensées antagonistes et parfois contradictoires des réflexions qui s’étiolent, s’envolent, pour laisser la trace d’un propos épuré… Ainsi Commémoration de l’invisible (2012) accompagnant un texte de Joël Bastard et On fait du bruit (2011) sur un poème du même auteur. Commémoration pour le drapeau noir (2007) est un souvenir de la collaboration menée de façon répétée avec Michel Butor, auquel on doit aussi La Mansarde vive (2001), Pluie sur les frontières (2004) ou Le Marcheur (2010). Quant à Équateur absolu (2007) avec Salah Stétié ou Jusque là avec Éric Quinon (2019), « ce sont des expériences et des rencontres qui ont marqué des amitiés fortes », se rappelle Jean Anguera.

Michel Butor (1926-2016), Commémoration pour le drapeau noir, dessins à huile de lin et encre de Chine de Jean Anguera (né en 1953), Rochegude, Éric Coisel, 2007, n.p., 30,2 x 24,7 cm, 3 ex. (coll. « Mémoires »).

Michel Butor (1926-2016), Commémoration pour le drapeau noir, dessins à huile de lin et encre de Chine de Jean Anguera (né en 1953), Rochegude, Éric Coisel, 2007, n.p., 30,2 x 24,7 cm, 3 ex. (coll. « Mémoires »). © Jean Anguera

La continuité d’un dialogue intime

Si ces livres d’artiste sont plus des manuscrits d’artiste, pour Jusque là, l’éditeur Éric Coisel choisit d’imprimer les propos de l’auteur, en privilégiant une typographie assez classique. Dans ce titre, l’auteur Éric Quinon décrit un homme en marche, sa progression par étape, comme des stations, avec un positionnement à chaque fois différent. « L’homme qui marche marche clair. Il ne se soucie pas des orages, des taches zébrées dans son dos, des mains qui ont dressé son corps contre la vie et la mort. L’homme qui marche marche. Les yeux ouverts, la mâchoire souple. » Le Garamond constitue une sorte de trêve aux propos calligraphiques. Pour la circonstance, le trait a su être estompe ou composition d’encre et résine, autant de formes qui ponctuent le récit et accompagnent ce marcheur anonyme, dilué dans cet environnement.
À Jean Anguera le mot de la fin, un mot qui peut s’appliquer à ses œuvres et semble rassurant quant au devenir de toute création : « Voilà enfin la sculpture terminée : il ne reste plus qu’à l’exposer en attendant sa vente, et je l’aurais faite volontiers, cette vente, si je ne croyais pas que l’objet sculpté fait partie d’un cycle, d’une histoire, d’une continuité, de la continuité d’un dialogue intime avec moi-même. »

Michel Butor (1926-2016), La Mansarde vive, encres et résine de Jean Anguera (né en 1953), 2001. Rochegude, Éric Coisel, 2001, n.p., 30,2 x 24,7 cm, 6 ex. (coll. « Mémoires »).

Michel Butor (1926-2016), La Mansarde vive, encres et résine de Jean Anguera (né en 1953), 2001. Rochegude, Éric Coisel, 2001, n.p., 30,2 x 24,7 cm, 6 ex. (coll. « Mémoires »). © Jean Anguera

Jean Anguera, 3, rue Danton, 92130 Issy-les-Moulineaux, tél. 09 84 21 88 27, courriel : jdoanguera@hotmail.fr, www.anguera.fr

Jean Anguera. Passages et paysages, du 28 avril au 24 mai 2025, La Capitale galerie, 18, rue du Roule, 75001 Paris. Tél. : 01 42 21 19 31. www.lacapitalegalerie.fr

À lire
Jean Anguera. Archipel, Issy-les-Moulineaux, musée de la Carte à jouer, 2023.
François Chapon, Le Peintre et le Livre : l’âge d’or du livre illustré en France, 1870-1970, Paris, Flammarion, 1987.
Christophe Comentale (dir.), « Le livre d’artiste, définitions et regards sur l’actualité », in Le Livre d’artiste occidental, de Matisse au Modernisme, exposition, Taipei, musée national d’Histoire, 2007, bilingue français-chinois.
Pierrette Gargallo-Anguera, Pablo Gargallo, catalogue raisonné, préface de Philippe Dagen, Éditions de l’Amateur, Paris, 1998.
Yves Peyré, Peinture et poésie : le dialogue par le livre, 1874-1900, Paris, Gallimard, 2001.
Salah Stétié, Jean Anguera, sculpteur de l’impalpable, Paris, éd. Kallimages, 2011 (coll. « Démiurges »).

1 Christophe Comentale, « Pour une nouvelle bibliophilie », in Art & Métiers du Livre, 2001 (n° 224).