La promenade du bibliophile : (re)découvrez enfin la « boîte à rêves » de Pierre Loti à Rochefort !
Vue du salon turc après restauration. Photo service de presse. © Musées-municipaux Rochefort 17, cl. Simon David/CARO
Les municipalités sont parfois écartelées entre la richesse de leur patrimoine, témoin d’un passé prestigieux, et une réalité économique plus précaire ; si bien que, lorsque l’entretien ou la restauration d’un monument nécessite des sommes conséquentes, leur financement devient un vrai casse-tête. Tel a été le cas de la maison de Pierre Loti à Rochefort, à laquelle se sont heureusement intéressés Stéphane Bern et Emmanuel Macron lui-même. La fragilisation du bâti et la présence de nuisibles au sein des collections ont nécessité un immense chantier de dix années, qui s’achève tout juste. La maison rouvre ses portes au public le 10 juin 2025, pour le plus grand bonheur du bibliophile en visite.
La maison de Pierre Loti cumule les labels : classée au titre des Monuments historiques en 1990, elle est également musée de France pour ses collections et, par son histoire, Maison des illustres depuis 2012. Le caractère démesuré de sa restauration est bien à l’image du génie littéraire hors normes qui l’habitait, un esprit dont la vision embrassait le monde entier, bien plus loin que sa Charente natale.
La maison de Pierre Loti vue depuis le jardin, avant restauration, 2015. © Martin Charpentier
Des voyages aux quatre coins de la planète
Né le 14 janvier 1850 à Rochefort dans une famille protestante, celui qui n’est encore que Julien Viaud cultive dès le plus jeune âge son goût pour les grands espaces, la rêverie et l’accumulation de collections. Paradoxalement, la mort à l’autre bout du globe de son frère Gustave, de 12 ans son aîné, détermine sa vocation de marin. Il entre à l’École navale en 1867 et, dès lors, sa vie est faite de voyages aux quatre coins de la planète. Ce sont ces expériences exotiques qui le marquent durablement et alimentent ses romans, dont il tire la matière du journal intime qu’il tient avec précision jusqu’en 1918. Mais, bientôt, la mélodie des mots ne suffit plus à lui faire revivre les ambiances de ses voyages. Pour en retrouver les impressions et les couleurs, les sons et les senteurs, le futur Pierre Loti transforme pièce par pièce sa maison d’enfance, rachetée à sa mère en 1871. La bâtisse devient un cabinet de curiosités éclectique et surtout un écrin de souvenirs.
La pagode japonaise de Pierre Loti, photographie sur plaque de verre par Jules Gervais-Courtellemont, 1909 (inv. n° MPL 999.1.3). © DR
« L’attachement à des lieux, à des arbres, à des murs, peut prendre chez quelques-uns […] une extrême puissance ».
Matelot (1893)
Revivre les charmes de l’Orient
La première transformation est celle de la chambre de sa tante Berthe en salon turc, de 1877 à 1894. Celui-ci s’orne de rutilantes armes d’apparat, de banquettes et de coussins moelleux, de soieries chatoyantes, de faïences glaçurées. Pour l’écrivain, cet amoncellement presque obsessionnel d’objets hétéroclites n’a qu’un but : raviver le souvenir de ses expériences orientales. Ce n’est pas tant la matérialité du bibelot qui l’intéresse que le souvenir, les impressions qui s’y rattachent. La référence de ce premier aménagement est évidemment son tout premier roman à succès, Aziyadé, publié en 1879.
« Qui me rendra ma vie d’Orient, ma vie libre et en plein air, mes longues promenades sans but, et le tapage de Stamboul ? Partir le matin de l’Atmeïdan, pour aboutir la nuit à Eyoub ; faire, un chapelet à la main, la tournée des mosquées ; s’arrêter à tous les cafedjis, aux turbés, aux mausolées, aux bains et sur les places ; boire le café de Turquie dans les microscopiques tasses bleues à pied de cuivre ; s’asseoir au soleil, et s’étourdir doucement à la fumée d’un narguilhé ; causer avec les derviches ou les passants ; être soi-même une partie de ce tableau plein de mouvement et de lumière ; être libre, insouciant et inconnu ; et penser qu’au logis la bien-aimée vous attendra le soir ».
Aziyadé (1879)
De somptueuses réceptions costumées
En 1882, Julien Viaud signe pour la première fois sous son nom de plume, à l’occasion de la publication de son ouvrage Le Mariage de Loti ; son surnom signifie « rose » en tahitien. Une kyrielle d’autres romans verront ensuite le jour, répartis en cycles – cycle breton, cycle basque, cycle japonais ou cycle turc. En parallèle d’une immense popularité et de son élection à l’Académie française en 1891, ces ouvrages lui inspirent l’aménagement de nouvelles pièces : la mosquée, la chambre arabe, la chambre des momies, la pagode japonaise… ainsi que des pièces historiques : la salle Renaissance et la salle gothique. L’inauguration des plus imposants de ces différents espaces est prétexte à de somptueuses réceptions costumées, au cours desquelles Loti reçoit ses amis artistes et intellectuels. Son goût pour le déguisement est tel qu’il aime poser en costume dans ses décors créés avec soin ; et les photographies qui en résultent sont de précieux documents pour les historiens et les restaurateurs. De plus, la passion de Loti pour l’arrangement ne se limite pas à l’intérieur puisqu’il met également en place un jardin luxuriant, dont l’abondance presque surréaliste est attestée également par des photographies d’époque.
Pierre Loti (1850-1923) en costume arabe dans son salon turc, cliché par Dornac, 1892 (inv. n° MPL 000.6.24). © Dornac
Des pièces à découvrir
Si les pièces emblématiques de la maison sont restées dans les mémoires pour leur décor fastueux, d’autres, plus discrètes et oubliées car longtemps inaccessibles au public, méritent également l’attention. Le nouveau parcours permet leur redécouverte : la salle paysanne saintongeaise, la chambre des grands-mères, celle aux abeilles, la salle chinoise, ou encore la cuisine familiale… La plus marquante d’entre elles est assurément la dernière chambre de l’écrivain. Le contraste avec les opulentes pièces à thème est frappant. Ici, plus de soirées orientales ni de porcelaines japonaises, mais l’austérité monacale de quatre murs blancs, à peine rythmés par un nombre très restreint d’objets qui suffisent à évoquer la quête spirituelle de Loti : une gravure de la Vierge, une statuette de Bouddha. Ainsi, au fond, sa frénésie de la décoration n’était qu’un passe-temps futile pour le distraire de ses angoisses de mort…
Reconstitution en 3D de la salle Renaissance, 2015. © MG Design
« L’idée que je pourrai connaître un temps où les mains bien-aimées qui touchent journellement ces choses ne les toucheront jamais plus, m’est une épouvante horrible contre laquelle je ne me sens aucun courage. Tant que je vivrai, évidemment, on conservera tout tel quel, dans une tranquillité de reliques ; mais après, à qui écherra cet héritage qu’on ne comprendra plus ; que deviendront ces pauvres petits riens que je chéris ? ».
Le Roman d’un enfant (1890)
Une restauration titanesque
Éphémère par la nature extrêmement disparate de ses décors et de son ameublement, la maison de Pierre Loti aurait pu – et même dû – disparaître. Une première fois, elle a échappé au destin que lui réservait son propriétaire qui, paradoxalement, souhaitait dans son testament sa destruction partielle. Après la disparition de l’auteur de Pêcheur d’Islande, elle a résisté aux ravages du temps et à l’usure provoquée par les nombreux visiteurs qui s’y pressaient. Aujourd’hui, sauvée par une restauration titanesque, elle continue de fasciner par son caractère irréel, attirant bibliophiles passionnés et curieux impatients de sa réouverture. Pourtant, plus énigmatique encore que cette demeure est la figure de son créateur : un homme aux mille visages, à la fois marin, explorateur, romancier et esthète.