L’âge d’or de l’affiche à la Galerie Documents

Devanture de la Galerie Documents, 53, rue de Seine à Paris, 2025. © Jean-Louis Losi
À l’heure où s’achève au musée d’Orsay une exposition consacrée pour la première fois à l’art de l’affiche, visite à la Galerie Documents de Mireille Romand, descendante du célèbre collectionneur et marchand de la Belle Époque Edmond Sagot.
Pousser la porte de la Galerie Documents, rue de Seine, dans le 6e arrondissement de Paris, c’est comme partir en voyage, un voyage historique et esthétique qui commence à la Belle Époque et se poursuit jusqu’aux années 1980. On se demande comment tant de trésors, conçus au départ pour être éphémères, ont pu être accumulés dans ce lieu.
Érik Desmazières (né en 1948), Galerie Documents, 2024, affiche pour le cinquantenaire de la galerie, aluminographie en quatre couleurs, 119 x 76,5 cm, atelier À Fleur de Pierre, Paris. © Jean-Louis Losi
Une longue histoire qui commence en 1881
Tout commence en 1881 quand Edmond Sagot1, l’arrière-arrière-grand-père de l’actuelle galeriste Mireille Romand, ouvre au 18 de la rue Guénégaud, située tout près de la rue de Seine, un magasin d’estampes anciennes et modernes. La chromolithographie, c’est-à-dire la lithographie en couleurs, est en plein essor. Avec la loi de juillet 1881 instaurant la liberté de la presse, elle va devenir omniprésente dans la rue, non seulement sur les colonnes Morris, du nom de l’imprimeur Gabriel Morris à qui une concession publicitaire a été octroyée en 1868, mais également sur les très nombreuses palissades qui, avec les travaux d’Haussmann, prolifèrent à Paris. Sur les murs, les placards illustrés vantant cabarets, salles de spectacle, champagnes et apéritifs, salons d’exposition, revues littéraires, sociétés d’impression, pétrole pour les lampes, pastilles contre la toux, chocolat mexicain… s’accumulent en couches de papiers de toutes les couleurs. Mais les collectionneurs et les marchands veillent.
Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923), Prochainement la très illustre Compagnie du Chat noir, lithographie, c. 1896, 61 x 40 cm, Impr. Charles Verneau, Paris. © Jean-Louis Losi
Le premier à comprendre la valeur des affiches
Octave Uzanne, homme de lettres et journaliste célèbre à l’époque, note : « C’est sur la rive gauche, dans une étroite boutique fréquentée depuis longtemps par les iconophiles épris d’estampes modernes, chez un remuant et actif homme, d’une véhémente intelligence et d’une rare sûreté de goût, Monsieur Edmond Sagot, que la passion des placards illustrés a trouvé son quartier-général ou plutôt son foyer central2… » Alors surnommé le « Roi des marchands », Sagot a été le premier à comprendre la valeur de ces affiches qui sont tout simplement des lithographies originales. L’affichomanie, terme créé par le même Uzanne, était née. La rumeur veut qu’elle conduise parfois ceux qui en sont atteints à aller décoller la nuit et avec des ruses de Sioux les précieuses images dans la rue. D’autres achètent directement aux petits colleurs d’affiches, comme Edmond Sagot qui les faisait venir dans son arrière- boutique avant qu’ils ne commencent leur tournée, ou encore aux commanditaires, aux artistes ou aux imprimeurs.
Jean Misceslas Peské (1870-1949), L’Estampe et l’Affiche, 1898, lithographie, 89 x 124 cm, Impr. Gérin, Dijon, Paris (archives Galerie Documents). © Jean-Louis Losi
« Alors surnommé le “Roi des marchands”, Sagot a été le premier à comprendre la valeur de ces affiches qui sont tout simplement des lithographies originales. »
Et l’affiche devient un document d’art
En 1891, le marchand de la rue Guénégaud publie le premier catalogue au monde d’affiches illustrées, riche de 2 233 numéros minutieusement décrits, dont Daumier, Doré, Grandville, Félicien Rops, Steinlen, Willette. La couverture, joyeuse et de couleurs vives, qui montre des femmes et des masques est signée Jules Chéret. Cet artiste, peintre et lithographe, tient une place centrale dans l’essor de l’affiche. Comme l’écrivait Félix Vallotton, qui fut l’ami d’Edmond Sagot, dans la Gazette de Lausanne en avril 1891 : « Chéret est arrivé à la célébrité en élevant à la hauteur de l’art ce qui jusqu’alors n’était qu’une industrie. » Un an plus tard, Sagot organise une exposition de 160 pièces à La Bodinière à Paris, salle de spectacle et d’exposition très en vue. L’affiche illustrée, prisée des avant-gardes et synonyme de modernité, devient un moyen d’expression artistique à part entière. Des épreuves d’artiste et des impressions avant la lettre commencent à voir le jour, à l’initiative des marchands qui, pour attirer les collectionneurs, appliquent à ce qui est maintenant considéré comme un document d’art les méthodes employées dans le commerce de l’estampe originale : très petits tirages, épreuves signées.
Jules Chéret (1836-1932), couverture du Catalogue d’affiches illustrées, anciennes & modernes, 1891, Paris, Librairie Ed. Sagot, 18, rue Guénégaud. © Jean-Louis Losi
Faire durer l’éphémère
Si ce système visant à créer la rareté fait monter les prix, il présente tout de même l’avantage pour les amateurs de pouvoir acquérir une image en très bon état. Car, aussi séduisante et magnifique soit-elle, une fois placardée dans la rue et soumise aux intempéries, l’affiche s’abîme, se salit, voire se déchire, avant d’être bientôt remplacée. Elle est par essence éphémère, ce qui n’est pas sans charme mais la rend extrêmement vulnérable. Faire durer ce qui est transitoire, tel est le défi à relever pour qui veut faire commerce des affiches. De plus, dans ce domaine, une mode chasse l’autre et l’affichomanie elle-même ne va pas tarder à être victime de cette fugacité. « De grande dimension, imprimée souvent sur un papier assez fin, exposée à tous vents, l’affiche est fragile, confirme Mireille Romand. Toute la difficulté est de la conserver. La première étape, indispensable, consiste à l’entoiler, c’est-à-dire la doubler avec un support protecteur en toile – de plus, avant de la coller, le restaurateur la plonge dans l’eau, ce qui a pour effet de raviver ses couleurs. Je donne toujours ce conseil à l’amateur m’annonçant, ravi mais perplexe, avoir trouvé un stock d’anciennes affiches dans le grenier de sa maison familiale. »
Clémentine-Hélène Dufau (1869-1937), La Fronde, 1898, lithographie, 99,8 x 137,8 cm, Impr. Charles Verneau, Paris (archives Galerie Documents). © Jean-Louis Losi
L’histoire de l’art par l’affiche
À la tête de la Galerie Documents depuis 1987, Mireille Romand commence à y travailler à 20 ans, en 1978, après avoir suivi un cursus artistique. Son père, Michel Romand, arrière-petit-fils d’Edmond Sagot, l’a créée en 1954 pour exposer et faire valoir les affiches d’art de la Belle Époque issues du fonds de son aïeul. La tâche est difficile car l’affichomanie qui avait débuté en 1891 a eu une existence très brève. En 1896, quand l’imprimeur Chaix entreprend de faire paraître une très belle collection lithographique par abonnement intitulée Les Maîtres de l’affiche, elle est à son apogée et va bientôt s’essouffler. Jules Chéret, alors directeur artistique de l’imprimerie, avait eu l’idée de cette publication illustrée, qui comprenait également une édition de luxe sur papier japon. « C’est d’ailleurs pour cette raison que, sur les quatre affiches reproduites dans chaque numéro de décembre 1895 à décembre 1900, il y en a au moins une signée Chéret », souligne-t-elle en sortant d’un porte-cartons ces lithographies au format cloche (30 x 40 cm), très demandées aujourd’hui par les collectionneurs. Parmi ces Maîtres figurent Paul Berthon, Pierre Bonnard, Eugène Grasset (qui dessine la célèbre Semeuse du Petit Larousse), Henri Privat-Livemont, Henri de Toulouse-Lautrec, Théophile Alexandre Steinlen, mais aussi William Bradley, Henri Cassiers, Alfons Mucha, Félix Vallotton, Adolphe Willette. On reconnaît là les arabesques élégantes, les lignes courbes, la faune et la flore de l’Art nouveau, mais aussi ce côté quotidien et anti-académique qui fut sa marque.
« On reconnaît là les arabesques élégantes, les lignes courbes, la faune et la flore de l’Art nouveau, mais aussi ce côté quotidien et anti-académique qui fut sa marque. »
Alfons Mucha (1860-1939), Tragique Histoire d’Hamlet, prince de Danemark, 1899, lithographie, 196,5 x 67,5 cm, Impr. F. Champenois, Paris (archives Galerie Documents). © Jean-Louis Losi
Le flair des galeristes
Loin de se contenter de faire vivre le fonds Sagot, Michel Romand qui, pour l’œil et la passion n’avait rien à envier à son arrière-grand-père, fait de nombreuses acquisitions, dont des Klimt, pour étoffer la collection. Il la prolonge également avec les stars de l’Art déco comme Cassandre, Leonetto Cappiello, qui s’illustra dans de nombreux styles, de son célèbre Frou-Frou du nom d’un journal humoristique de 1900 aux chaussures Bailly, Paul Jouve, Paul Colin, ainsi que des affiches, parfois anonymes, vantant les transports et les sports – parmi ces dernières, le ski, le tennis et les compétitions automobiles sont aujourd’hui particulièrement prisées. Bien lui en prit car, après une difficile traversée du désert – il est alors le seul marchand d’art parisien à proposer des affiches –, l’intérêt du public se réveille, notamment outre-Atlantique avec la remise au goût du jour de l’Art nouveau dans les années 1970. En 2022, neuf ans après sa mort, le succès de la vente aux enchères proposant plus de 360 affiches exceptionnelles, tant du point de vue de la conservation que de l’intérêt esthétique et de la rareté, qu’il avait réunies en une sorte de florilège, montre bien son flair : certaines pièces comme La Goulue de Toulouse-Lautrec ou Le Grillon de Jacques Villon atteignirent des sommets (respectivement 166 000 € et 125 340 €). Après une bataille d’enchères acharnée, une affiche de Gustav Klimt, Sécession (1898), qui avait été évaluée entre 8 000 et 12 000 €, s’est envolée à 53 760 €3.
Cassandre (1901-1968), Grand-Sport, la casquette adoptée par tous les champions, 1925, lithographie, 80 x 60,7 cm, Impr. Hachard & Cie, Paris (archives Galerie Documents). © Jean-Louis Losi/Adagp, Paris, 2025
« L’intérêt du public se réveille, notamment outre-Atlantique avec la remise au goût du jour de l’Art nouveau dans les années 1970. »
Exigence de qualité
Entrant aujourd’hui à la Galerie Documents, dans le même lieu où Michel Romand s’est installé il y a 71 ans, vous êtes accueilli par le Palais de Glace de Jules Chéret, représentant une femme tout de rouge vêtue, à la taille très fine et dont l’écharpe de fourrure blanche s’envole en arrière comme un serpentin mousseux. Reine des neiges parisienne, elle s’avance gracieusement sur la glace transparente et bleutée d’une patinoire alors très prisée ; situé en bas des Champs-Élysées, le Palais de Glace a été depuis remplacé par le Théâtre du Rond-Point. « Cette lithographie originale de 1894 au format tout en longueur évoquant l’estampe japonaise a aussi emprunté son esthétisme au pays du Soleil-Levant, très en vogue à l’époque », note Mireille Romand : goût des aplats, fraîcheur et délicatesse remarquables des couleurs pour une épreuve datant de 130 ans. La galeriste est très exigeante sur la qualité d’impression de ses affiches : « Seules les encres lithographiques peuvent donner un tel effet de finesse », explique-t-elle. Elle porte aussi une grande attention à la composition de l’image : « La légèreté de la patineuse, qui apparaît comme en apesanteur, la sensation de mouvement et de vie qui se dégage de sa silhouette proviennent également du fait qu’elle est en total déséquilibre, comme le montre son pied gauche tourné vers l’arrière », poursuit-elle. Examiner les affiches avec cette galeriste éprise de son métier et qui semble aussi enthousiaste qu’au premier jour permet de remarquer des éléments qui échappent généralement au premier regard. Du fait de son format en hauteur, Palais de Glace a été imprimé sur deux feuilles qui ont été ensuite raboutées, c’est-à-dire assemblées avec de la colle – et on aperçoit effectivement une très discrète ligne de raccord au milieu de l’image. Également de grande dimension, l’affiche de Toulouse-Lautrec La Revue blanche (1895), que la marchande déroule sur le mur du fond de la galerie, n’a pas été raboutée, mais imprimée en bascule sur une seule feuille de papier. C’est une magnifique épreuve où les couleurs ont été très soigneusement repérées, souligne Mireille Romand. Sur un fond beige, presque rosé, pose Misia Natanson, épouse d’un des trois frères fondateurs de cette revue littéraire de sensibilité anarchiste. L’égérie de la Belle Époque porte un col de fourrure sable et une robe à pois orange, comme ses cheveux coiffés d’un chapeau extravagant.
Jules Chéret (1836-1932), Palais de Glace Champs-Élysées, 1894, lithographie, 238 x 87 cm, Impr. Chaix, Paris. © Jean-Louis Losi
Une porte vers la modernité
Mireille Romand, d’un œil expert, détaille le génie d’un Jacques Villon qui, en 1899, réalisait pour Le Grillon, un bar américain de la rue Cujas à Paris, une image devenue mythique et dont les premiers et bons tirages sont extrêmement rares. Elle apprécie particulièrement dans cette œuvre la manière dont les lettres sont fondues dans le dessin. Pour elle, le charme d’une affiche provient en grande partie de la manière dont le texte s’intègre au sujet. Contraste des couleurs, composition décalée sans motif central, simplicité des formes pour arriver jusqu’à l’abstraction : apparu à la fin du XIXe siècle avec l’essor du progrès industriel, cet art placardé dans la rue n’a cessé de bousculer l’ordre de la représentation et a ouvert la porte à la modernité. Un critère important pour cette galeriste éprise de liberté qui sait écouter ses coups de cœur, et ne craint pas d’acheter parfois à contre-courant.
Guy Georget (1911-1992), Air France Côte d’Azur, 1959, lithographie, 100 x 70 cm, Impr. Bedos & Cie (archives Galerie Documents). © Jean-Louis Losi
Un médium sensible aux révolutions esthétiques
L’histoire de l’affiche montre en effet que ce médium emblématique de l’esprit d’une époque a été très sensible aux révolutions, ou évolutions, esthétiques du XXe siècle, depuis l’Art nouveau et l’Art déco jusqu’aux artistes comme Raymond Savignac qui, en 1949, inventait pour Monsavon une inoubliable vache rose à la tête penchée, ou encore Bernard Villemot et Bernard Chadebec. Ce dernier est connu notamment pour l’originalité de sa campagne de prévention des risques effectuée à la demande de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), qui fit mouche dans les années 1980 grâce à son graphisme elliptique et percutant. On y voit ainsi un éléphant rayé jaune et orange qui, pour obéir au « Défense de fumer » écrit en gros caractères en bas de l’affiche, tente d’éteindre avec sa trompe la cigarette rougeoyante plantée dans sa mâchoire. L’artiste explique volontiers avoir été inspiré, entre autres, par Picasso, Fernand Léger et les affiches de Mai 68, qui voulaient porter l’imagination au pouvoir. Si ces images de 1968 ne figurent pas dans la collection de Mireille Romand, soucieuse de présenter à ses collectionneurs des documents originaux imprimés comme des estampes, c’est-à-dire à partir d’une matrice, leur style, frondeur et audacieux, est représentatif de cet art de l’affiche à la fois populaire et avant-gardiste.
Roger Broders (1883-1953), Vichy Comité des fêtes, 1930, lithographie, 107 x 79 cm, Impr. Lucien Serre & Cie, Paris (archives Galerie Documents). © Jean-Louis Losi
Galerie Documents, 53, rue de Seine, 75006 Paris. Du mardi au samedi de 13 h à 19h. Tél. : 01 43 54 50 68. Instagram.com/galeriedocumentsparis
1 Voir AML n° 363, juillet-août 2024 : « Galerie Sagot-Le Garrec, histoire d’un succès ».
2 Cité par Alain Weill, site de la Galerie Documents, galeriedocuments.wordpress.com, onglet Histoire.
3 Ader, vente aux enchères, Affiches-Collection Michel Romand, lundi 23 et mardi 24 mai 2022, salle des ventes Favart, 75002 Paris.