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L’atelier de gravure de Caroline Bouyer ou la grimpette de Ménilmontant

Lisière I – état 1, série « Palimpseste », 2023, pointe sèche, taille directe, 23 x 33 cm (matrice), 40 x 50 cm (feuille).

Lisière I – état 1, série « Palimpseste », 2023, pointe sèche, taille directe, 23 x 33 cm (matrice), 40 x 50 cm (feuille). © Caroline Bouyer

Souvent les ateliers de graveurs se trouvent dans des coins plus ou moins secrets, à l’écart, dans l’obscurité d’une ruelle banlieusarde, voire à la campagne. Il est vrai qu’un atelier de graveur est plus compliqué à installer qu’un atelier de peintre et, en principe, demande plus d’espace. Comme on le sait, même si la peinture à l’huile est plus difficile que la peinture à l’eau, ce n’est pas grand-chose par rapport à ce que demandent les arts de l’estampe.

L’atelier de Caroline Bouyer est parfaitement visible par tous les piétons qui ont le courage de grimper la côte un peu raide que constitue la rue de Ménilmontant, la bien nommée, dans le 20e arrondissement de Paris (il y a tout de même une halte d’autobus pas trop loin, d’où les petits vieux peuvent descendre tranquillement).

Un lieu de résistance

Il est installé dans une ancienne boutique, avec des vitrines, ce qui fait que l’on peut s’arrêter pour souffler (c’est à peu près à cet endroit que les cyclistes non électrifiés mettent pied à terre), regarder les estampes exposées dans des cadres, pour les plus curieux apercevoir à l’intérieur les mouvements étranges que provoque l’action d’une presse à taille-douce, et pour les vraiment très curieux qui n’ont pas peur de se salir, frapper à la porte et entrer. Les gens du quartier sont contents de constater qu’il y a encore là quelqu’un qui travaille de ses mains, sans avoir été remplacé par une banque ou une agence immobilière. Ils voient l’endroit un peu comme un lieu de résistance – et à sa manière Caroline est une résistante –, bien différent des boutiques où l’on vend des machins décoratifs destinés à encombrer les salons petits-petits bourgeois. Elle est là depuis 17 ans. Lors de ma seconde visite, le 3 janvier 2025, j’ai acheté un exemplaire – elle aide amicalement à la vente – du dernier numéro du « journal de Paname et sa banlieue », Le Chiffon, « journal garanti entièrement sans IA ». On y parle des libraires et des livres sur papier, ça change des zérosociaux.

L’atelier de Caroline Bouyer, pots de couleurs.

L’atelier de Caroline Bouyer, pots de couleurs. © Maxime Préaud

Calaveras et compagnie

Auparavant, il arrivait à Caroline de collaborer aux activités de l’Association pour l’estampe et l’art populaire à Paris, fondée en 2000 par Raúl Velasco et Kristin Meller et installée rue des Cascades, non loin de la rue de Ménilmontant. Caroline a d’ailleurs souvent participé aux expositions organisées tous les ans par ces deux artistes, en novembre, sur le thème de la Mort à la mexicaine, calaveras et compagnie, très spectaculaires. En témoignent quelques estampes suspendues dans l’atelier, dans lesquelles elle s’amuse à réinterpréter des classiques de la peinture, où tous les personnages sont transformés en squelettes. La politique n’est jamais bien loin de son esprit : ainsi Le Radeau de la Méduse est-il devenu Calaveras de migrants. Il y a des choses qui marquent. Caroline se rappelle que le premier cours qu’elle a donné à l’École Estienne a eu lieu le 11 septembre 2001.
La presse à taille-douce trône, modestement, au milieu de l’atelier. (Il est vrai que celui-ci n’est pas très vaste, probablement pas plus de 25 mètres carrés vitrines et petit cabinet de toilette compris.) Elle a été fabriquée par Louis Richebé, qui y a mis sa propre marque « LR ». Il l’a livrée et installée, et Caroline en est très satisfaite. Son passage est de 56 cm. Dessous, comme il se doit, tout un stock de papiers à imprimer.

Calaveras des migrants, 2019, linogravure, 25 x 35 cm (matrice), 30 x 40 cm (feuille).

Calaveras des migrants, 2019, linogravure, 25 x 35 cm (matrice), 30 x 40 cm (feuille). © Maxime Préaud

En passant par l’École Estienne

Caroline a rencontré la gravure quand elle avait quinze ans, en entrant à l’École Estienne, dont elle avait réussi le concours. Elle a été séduite par l’atmosphère de l’atelier (un de ses oncles, menuisier, en avait un où elle allait parfois, toujours avec plaisir), les matières, les outils, les papiers. Elle me parle d’un graveur en lettres, Pierre Forget (décédé en 2005, il avait été professeur de gravure à Estienne jusqu’en 1989) : voir l’écriture à l’envers ne lui posait aucun problème, puisque c’est ainsi qu’elle écrivait dans ses carnets secrets de jeune fille, aujourd’hui disparus (dit-elle). Bien qu’elle ne soit pas gauchère, c’est son petit côté Léonard de Vinci.

Composition 43, 2024, pointe sèche, taille directe, impression en plusieurs passages, 24 x 33 cm (matrice), 40 x 50 cm (feuille).

Composition 43, 2024, pointe sèche, taille directe, impression en plusieurs passages, 24 x 33 cm (matrice), 40 x 50 cm (feuille). © Caroline Bouyer

​​​​​​« Caroline a rencontré la gravure quand elle avait quinze ans, en entrant à l’École Estienne, dont elle avait réussi le concours. »

Claude Nougaro et Nino Ferrer

Si l’on met à part les estampes qui peuplent les cloisons de l’atelier – à mon goût trop bien rangé quand j’y suis venu le 26 septembre, je n’aurais peut-être pas dû prévenir de mon passage –, la seule touche intime vient d’une petite photographie encadrée, accrochée sur le mur nord, juste au-dessus d’une étagère multiple où s’empilent des boîtes d’encre à taille-douce. On y voit l’artiste, beaucoup plus jeune, en compagnie de Balthus et de son épouse, à Vassivière ; il était alors question de créer un portrait d’Antonin Artaud, à l’instigation de Michel Archimbaud, qui avait été son professeur à Estienne. Le même Archimbaud la soutient lorsque, à sa sortie de l’École, en 1994-1995, elle souhaite réaliser un livre d’artiste sur le poème de Nougaro Plume d’ange. Coincée dans le même cadre, une autre photo montre les deux fils de Caroline dans leur enfance. Parmi les curiosités, une des quinze plaques gravées sous sa direction par Nino Ferrer en 1997. On voit qu’elle connaît du beau monde.

Dans l'atelier, le plan de travail côté sud permet d'accueillir occasionnellement quelques élèves de l'École Estienne.

Dans l'atelier, le plan de travail côté sud permet d'accueillir occasionnellement quelques élèves de l'École Estienne. © Maxime Préaud

Voyages autour du périphérique

J’ignore si c’est parce que son père travaillait à la SNCF, mais Caroline est très voyageuse. Elle a même fait plusieurs fois le tour du périphérique parisien, ce qui lui a donné le prétexte à une de ses plus intéressantes séries d’estampes, réalisée de 2014 à 2018, « Périph’ », représentant presque toutes les différentes entrées et sorties (il paraît que cela s’appelle les diffuseurs) de cette rocade. Les 38 plaques en sont conservées dans une jolie boîte en bois d’autrefois, ainsi que les photographies et les dessins préparatoires, sous l’appui du côté sud de l’atelier, où il y a aussi des livres, des catalogues relativement bien ordonnés. Ce que j’appelle l’appui du côté sud est en réalité un plan de travail, devant lequel plusieurs personnes peuvent s’asseoir côte à côte. C’est là que viennent gratter pour eux quelques anciens élèves d’Estienne. Caroline leur prête l’espace, contente que l’atelier soit ouvert même si elle n’y est pas, et ils donnent un coup de main occasionnellement. Cela lui permet aussi de garder le contact avec ces jeunes gens, quoiqu’elle avoue préférer être toute seule quand elle travaille à ses projets. Du côté sud encore, un peu de pagaille tout de même, avec des cadres, des archives, des papiers divers ; à l’intérieur d’une petite valise, du matériel pour préparer le carborundum ; des plaques de métal dans une corbeille d’osier, une boîte « bricolage ».

Porte de Bagnolet, périphérique extérieur, série « Périph’ », 2018, aquatinte, 10 x 15 cm (matrice), 20 x 30 cm (feuille).

Porte de Bagnolet, périphérique extérieur, série « Périph’ », 2018, aquatinte, 10 x 15 cm (matrice), 20 x 30 cm (feuille). © Caroline Bouyer

La promotion de l’estampe, du Mexique à la Banque de France

Si l’on ouvre la porte du petit réduit où sont installées les commodités, on peut y voir une coupure d’un journal mexicain, El Sur, du 18 mars 2003, ornée de la photographie de l’artiste en plein travail graphique, souriante tout en protestant contre la guerre américaine en Irak. Elle s’est rendue là-bas, près d’Acapulco, pour encourager les communautés indiennes locales à pratiquer les arts de l’estampe. Elle est restée en contact avec le peintre et graveur Nicolás de Jesús, qu’elle avait rencontré par l’intermédiaire de Raúl Velasco. Il faut dire qu’elle est très impliquée dans la promotion de l’estampe, pas seulement par son enseignement à Estienne. Depuis 1998, proposée par Gérard Desquand, alors professeur à l’École, elle s’est engagée avec le Greta (id est Groupement d’établissements pour la formation des adultes) : elle a ainsi, par exemple, initié à la gravure en taille-douce les futurs réalisateurs des billets de la Banque de France ; on oublie souvent qu’un billet de banque est une estampe, du genre dont on est content de posséder un grand nombre de doubles. Elle dirige aussi, au sein de ce même Greta, tous les ans, un ou deux stages d’une semaine à l’École Estienne. Elle dit que cela lui permet de comprendre un peu ce qu’attendent de l’estampe les gens, tout en constatant qu’avec ces stagiaires souvent plus âgés qu’elle (en tout cas autrefois) c’est moins la technique qu’il faut maîtriser que la psychologie.

Journal mexicain El Sur, 18 mars 2003, photographie de Caroline Bouyer en plein travail graphique.

Journal mexicain El Sur, 18 mars 2003, photographie de Caroline Bouyer en plein travail graphique. © DR

« Elle est très impliquée dans la promotion de l’estampe, pas seulement par son enseignement à Estienne. »

La poésie des paysages urbains

Caroline me dit être heureuse dans cet atelier, même si ce n’est pas là qu’elle prépare ses plaques, elle n’y fait que les imprimer et les montrer. La préparation, qui exige davantage d’espace, elle la mène dans la maison où elle habite au Pré-Saint-Gervais, nettement plus spacieuse. Dans la vitrine et sur les cloisons de l’atelier se voient en effet des estampes de grandes dimensions, en relation avec les dimensions de leur sujet. Il s’agit pour la plupart d’estampes réalisées dans le 13e arrondissement de Paris, autour de l’horrible bâtisse de la Bibliothèque nationale de France, quand nombre des immeubles existants ont été démolis pour faire de la place aux nouvelles constructions. Exécutées le plus souvent au carborundum, ces grandes estampes exaltent, dans l’esprit de Piranèse, la poésie des ruines. Plusieurs d’entre elles ont fait l’objet de diverses expositions, dont notamment, en 2013, une à la galerie parisienne de l’Échiquier, et une autre, avec en outre des estampes du même genre réalisées autour de Dunkerque, au Musée du dessin et de l’estampe originale de Gravelines (avec un catalogue intitulé Extra muros, coédité par le musée, qui l’avait favorisée d’une résidence pendant près d’un an, et par Nathalie Béreau, qui est la galeriste de Caroline depuis une quinzaine d’années).

Haut fourneau, HF3, Arcelor Mittal, Dunkerque, 2013, carborundum, 65 x 50 cm (matrice), papier : 76 x 56 cm (feuille).

Haut fourneau, HF3, Arcelor Mittal, Dunkerque, 2013, carborundum, 65 x 50 cm (matrice), papier : 76 x 56 cm (feuille). © Caroline Bouyer

Retour à la nature

Aujourd’hui, il semble que Caroline retourne à la nature. Loin des paysages urbains, les randonnées dans la montagne à vaches, dans les forêts ombreuses, lui inspirent des estampes différentes, souvent exécutées à la pointe sèche par-dessus des plaques anciennes dont elle a abandonné le tirage, formant ce qu’elle appelle, à juste titre, des palimpsestes. De même travaille-t-elle avec une amie photographe, Emmanuelle Blanc, en combinant photo et gravure pour obtenir des effets particuliers, qu’elle appelle « Sur-impression ». L’art de l’estampe, comme la vie, est un éternel recommencement.

Composition 42, 2024, pointe sèche, taille directe, impression en plusieurs passages, 24 x 33 cm (matrice), 40 x 50 cm (feuille).

Composition 42, 2024, pointe sèche, taille directe, impression en plusieurs passages, 24 x 33 cm (matrice), 40 x 50 cm (feuille). © Caroline Bouyer

Caroline Bouyer, atelier-boutique, 70, rue de Ménilmontant, 75020 Paris. Tél. : 06 20 13 96 45, site Internet : carolinebouyer.fr, instagram.com/carolinebouyer.gravure_dessin

Représentée par la galerie Nathalie Béreau (nathaliebereau.com) et la Slow galerie (slowgalerie.com).