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L’histoire partagée des livres et des arts graphiques depuis le XIXᵉ siècle s’expose à Strasbourg

Vue d’une des salles de l’exposition « La Bibliothèque des images. Livre et arts graphiques en dialogue (XIXe-XXIe siècles) ».

Vue d’une des salles de l’exposition « La Bibliothèque des images. Livre et arts graphiques en dialogue (XIXe-XXIe siècles) ». © Mathieu Bertola / musées de la Ville de Strasbourg

Les Musées de la Ville de Strasbourg proposent un accrochage de près de 200 objets relatant une histoire partagée du livre et des arts graphiques depuis le XIXe siècle : ouvrages reliés, gravures, affiches et photographies. Il retrace les principales étapes du développement technique de l’image imprimée, de la gravure sur bois au livre photographique, et présente des exemples remarquables d’expérimentations graphiques ou de coopérations entre artistes et écrivains. Cette sélection met en dialogue les collections de la bibliothèque des Musées et le fonds d’art graphique du musée d’Art moderne et contemporain, pour révéler une intention commune : constituer un ensemble homogène et représentatif de l’histoire de l’imprimé.

Les arts visuels et le livre partagent un territoire commun de l’histoire de l’imprimé. À l’âge industriel, celle-ci est jalonnée d’épisodes de rencontres entre écrivains et artistes et d’expérimentations graphiques individuelles ou collectives qui ont pu bénéficier d’importants développements techniques : perfectionnement de la gravure sur bois, invention de la lithographie et des procédés photomécaniques, apparition de la rotogravure et de l’offset. Les productions communes des artistes, écrivains et éditeurs ont participé du décloisonnement des disciplines et du dépassement de la tradition qui marquent l’entrée dans l’ère de la modernité. Elles ont également contribué à une redéfinition du rapport texte-image dans l’espace du livre.

Louis Marcoussis (1878-1941), Viareggio. La Dépêche de Toulouse, 1926, pointe sèche et burin sur papier vergé, Strasbourg, musée d’Art moderne et contemporain.

Louis Marcoussis (1878-1941), Viareggio. La Dépêche de Toulouse, 1926, pointe sèche et burin sur papier vergé, Strasbourg, musée d’Art moderne et contemporain. © Mathieu Bertola / musées de la Ville de Strasbourg

Prémices de la presse de grand tirage

Ébauchées dans un XIXe siècle exposé aux révolutions politiques et économiques et qui voit apparaître, autour de 1848, la notion d’avant-garde, ces recherches communes ont fait évoluer conjointement le livre et les arts graphiques. Les élégantes vignettes romantiques cèdent la place aux grands hors-textes, puis aux grands aplats colorés de la chromolithographie, tandis que les murs des villes se couvrent d’affiches et que la couleur se déploie dans les livres et revues. Après les développements techniques qui ont accompagné les révolutions industrielles, le premier conflit mondial modifie profondément l’économie du livre, posant les prémices de la presse photographique de grand tirage. L’expérience du front, quant à elle, a profondément transformé le regard des artistes et précipité la fin d’un académisme qui préconisait l’harmonie et la mesure, au profit de représentations morcelées et dynamiques. Tandis que les cubistes introduisent des fragments de journaux et des lettres dessinées dans leurs natures mortes, les Calligrammes de Guillaume Apollinaire et les Mots en liberté futuristes de Marinetti dessinent des compositions visuelles par l’organisation de la typographie : le texte et l’image se confondent et se superposent.

Guillaume Apollinaire (1880-1918), « La colombe poignardée et le jet d’eau », Calligrammes. Poèmes de la paix et de la guerre, 1918, Paris, Mercure de France, Strasbourg, bibliothèque des Musées.

Guillaume Apollinaire (1880-1918), « La colombe poignardée et le jet d’eau », Calligrammes. Poèmes de la paix et de la guerre, 1918, Paris, Mercure de France, Strasbourg, bibliothèque des Musées. © Mathieu Bertola / musées de la Ville de Strasbourg

« L’expérience du front, quant à elle, a profondément transformé le regard des artistes et précipité la fin d’un académisme qui préconisait l’harmonie et la mesure, au profit de représentations morcelées et dynamiques. »

Le livre comme territoire d’expérimentation des artistes

L’expérimentation a également été le principe créatif des foyers dada, du surréalisme et des différents groupes constructivistes dans l’entre- deux-guerres. Pour l’avant-garde, le livre était le moyen d’une diffusion des œuvres dans l’espace social, avec parfois des intentions politiques, et un coup porté à l’unicité de l’œuvre d’art cultivée par l’économie du marché privé, des musées et des salons. Son intention était également de sortir le livre du champ de la bibliophilie traditionnelle, qui fondait la valeur des documents sur un critère de rareté, en empruntant des procédés d’impression le plus souvent ordinaires. L’espace de la page se libère des contraintes typographiques et des conventions éditoriales : des assemblages de polices de caractères hétérogènes, de graisses et de corps très différents, additionnés de collages de coupures de presse, sont introduits dans les publications dada. Dans les recherches constructivistes, l’organisation visuelle de la page s’apparente à une composition abstraite et le filet s’épaissit pour devenir un principe graphique structurant. Le livre commun de Hans Jean Arp et El Lissitzky paru en 1925, Die Kunstismen, en fournit l’un des plus remarquables exemples.

El Lissitzky (1890-1941), Hans Jean Arp (1886-1966), couverture pour Die Kunstismen, 1925, Erlenbach-Zürich, Rentsch, Strasbourg, bibliothèque des Musées.

El Lissitzky (1890-1941), Hans Jean Arp (1886-1966), couverture pour Die Kunstismen, 1925, Erlenbach-Zürich, Rentsch, Strasbourg, bibliothèque des Musées. © Adagp, Paris 2025

Les collections d’art graphique et de livres des Musées de la Ville de Strasbourg

La bibliothèque des Musées et le cabinet d’art graphique du musée d’Art moderne et contemporain ont une histoire commune depuis la fin du XIXe siècle. Avant leur implantation dans le bâtiment du musée d’Art moderne et contemporain en 1998, ils constituaient une même entité, au sein du palais Rohan puis place du Château. À la création du MAMCS, une partie du cabinet des Estampes a intégré ses collections. La bibliothèque, quant à elle, a rejoint un autre espace du nouveau bâtiment en conservant l’intégrité de ses collections. Elle est aujourd’hui riche d’environ 150 000 documents, dont un important fonds patrimonial constitué de livres anciens, de livres et revues illustrés, de recueils de planches, de livres d’artiste. Le cabinet d’art graphique du musée d’Art moderne et contemporain conserve pour sa part environ 17 000 feuilles et planches, couvrant une ère chronologique allant de Gustave Doré à l’art contemporain. L’accrochage « La Bibliothèque des images » repose sur la réunion de documents provenant de ces deux ensembles et en souligne la complémentarité historique.

Vue de la bibliothèque, Strasbourg, musée d’Art moderne et contemporain.

Vue de la bibliothèque, Strasbourg, musée d’Art moderne et contemporain. © Mathieu Bertola/musées de la Ville de Strasbourg

Émancipation de la fonction illustrative

Mais les avant-gardes artistiques n’ont pas évacué une modalité plus traditionnelle du rapport texte-image : celle de l’illustration, qui demeure largement pratiquée. Gustave Doré avait déjà réhabilité ce genre en plaçant l’illustrateur au centre du projet éditorial et en l’émancipant du texte auquel il était traditionnellement subordonné. Il a ainsi contribué à son ascension sociale et au maintien des ateliers de gravure, dans un contexte pourtant déjà acquis à la lithographie, voire à la photographie. De son côté, Grandville militait pour une meilleure reconnaissance de son métier. Les mouvements internationaux de l’Art nouveau ont quant à eux favorisé un certain renouvellement et profité des développements de la lithographie en couleurs. L’affiche parvient à faire prédominer les qualités artistiques sur le message commercial, l’illustration en couleurs envahit les livres et revues. Dans cet élan de modernité, certains artistes ont souhaité faire revivre les qualités du livre ancien. Les Arts and Crafts empruntent aux codes éditoriaux de la Renaissance. De son côté, l’artiste munichois installé en Alsace Joseph Sattler cultive une vision néo-médiévale, comme en témoigne sa remarquable interprétation des Nibelungen en 1898.

Joseph Sattler (1867-1931), Die Nibelunge (orthographe de l’époque), 1898, Berlin, Verlag von J.A. Stargardt, Strasbourg, bibliothèque des Musées.

Joseph Sattler (1867-1931), Die Nibelunge (orthographe de l’époque), 1898, Berlin, Verlag von J.A. Stargardt, Strasbourg, bibliothèque des Musées. © Mathieu Bertola / musées de la Ville de Strasbourg

« L’affiche parvient à faire prédominer les qualités artistiques sur le message commercial, l’illustration en couleurs envahit les livres et revues. »

L’image avant le texte

Au XXe siècle, la fonction de l’illustration gravée ou dessinée est totalement réévaluée. Si cette dernière s’efface au profit de la photographie, des artistes reconnus par le marché international y ont eu recours lors de collaborations fructueuses avec des écrivains. Tristan Tzara et Hans Jean Arp ont signé de nombreuses publications communes dans des ouvrages précieux qui renouent avec une certaine tradition de bibliophilie. Certains artistes remettent également en cause la subordination de l’image au texte dans l’espace du livre : Frans Masereel inaugure, dans les années 1910, le principe d’un récit sans texte, le roman gravé. Il est suivi dans cette voie par Lynd Ward ou Giacomo Patri aux États-Unis. Dans l’Europe surréaliste, Max Ernst publie ses romans-collages, dont la succession des images véhicule un récit jouant avec le sens et l’ordre narratif. « L’histoire tombe au-dehors, comme la neige », en avait dit André Breton en 1929.

Lynd Ward (1905-1985), gravure sur bois pour Vertigo, 1937, New York, Random House, Strasbourg, bibliothèque des Musées.

Lynd Ward (1905-1985), gravure sur bois pour Vertigo, 1937, New York, Random House, Strasbourg, bibliothèque des Musées. © Mathieu Bertola / musées de la Ville de Strasbourg

Diffusion, propagation

Une fois dépassée la phase de recherche expérimentale, beaucoup d’artistes ont pu voir dans l’imprimé une occasion de diffuser leurs œuvres au-delà des milieux spécialisés, voire de s’adresser à la société tout entière. Charles Philipon avait eu, dès les années 1830, l’intuition que les artistes avaient un rôle à jouer sur la scène politique et leur ouvrait largement les portes de ses publications républicaines pour critiquer, par le dessin, les autorités de la monarchie de Juillet et du Second Empire. Par la suite, l’artiste allemand John Heartfield adapta le collage photographique dada aux exigences de la presse à grand tirage pour faire du photomontage une arme politique tournée contre l’appareil national-socialiste. La photographie s’est elle aussi emparée de l’espace du livre pour produire un genre spécifique, qui a notamment accompagné les bouleversements sociaux des années 1930 et de l’après-guerre en donnant à voir une société transformée par le travail et les loisirs populaires. Robert Doisneau, comme Florence Henri, ont ainsi approché la réalité sociale et industrielle de leur époque. À leur tour, les intellectuels situationnistes ont sollicité des collaborations avec des artistes pour réaliser pamphlets, tracts et affiches, à la manière des publications militantes ou des éditions des avant-gardes du début du siècle.

Honoré Daumier (1808-1879), « Le Passé. Le Présent. L’Avenir », 1834, lithographie extraite de La Caricature politique, morale, littéraire et scénique, Paris, Aubert, Strasbourg, bibliothèque des Musées.

Honoré Daumier (1808-1879), « Le Passé. Le Présent. L’Avenir », 1834, lithographie extraite de La Caricature politique, morale, littéraire et scénique, Paris, Aubert, Strasbourg, bibliothèque des Musées. © Mathieu Bertola / musées de la Ville de Strasbourg

La place du livre, du mot et de la narration

Les quelques exemples décrits ici délivrent la trame du parcours de « La bibliothèque des images ». Ils nous font entrevoir l’intensité des collaborations que les développements du livre et des arts graphiques ont permises. Si les productions des XIXe et XXe siècles ont parfois pu se détourner de l’estampe et du livre, perçus à tort comme un sanctuaire de traditions figées, beaucoup d’artistes intègrent et hybrident, dans une grande diversité de matériaux et techniques, des procédés relevant de cette tradition. Anselm Kiefer a inséré le livre dans un projet sculptural global interrogeant notre rapport à l’histoire. Damien Deroubaix s’approprie un imaginaire subversif véhiculé par la gravure ou le collage pour s’adresser aux angoisses de notre époque. Barthélémy Toguo s’empare quant à lui de la linogravure pour dérouler le récit de nos narrations intimes et poétiques. À des degrés divers, ces œuvres réactivent un catalogue commun de motifs identifiés au monde de l’imprimé et interrogent avec eux la place du livre, du mot et de la narration dans l’imaginaire collectif.

« Ces œuvres réactivent un catalogue commun de motifs identifiés au monde de l’imprimé et interrogent avec eux la place du livre, du mot et de la narration dans l’imaginaire collectif. »

« La Bibliothèque des images. Livre et arts graphiques en dialogue (XIXe-XXIe siècles) », jusqu’au 21 septembre 2025, musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, place Hans Jean Arp. Tél. : 03 68 98 50 00. musees.strasbourg.eu