L’Institut mémoires de l’édition contemporaine

La salle de lecture construite à l’intérieur de l’église invite le design dans l’architecture gothique. © Alain Richard
À la fois lieu de conservation d’archives liées à l’édition et cadre exceptionnel de recherches, l’Institut mémoires de l’édition contemporaine a pris place dans un magnifique ensemble de bâtiments médiévaux en Normandie, l’abbaye d’Ardenne, située sur la commune de Saint-Germain-la-Blanche-Herbe.
Àl’orée de Caen se trouvent des bâtisses romanes datant du XIIe siècle et édifiées par l’ordre des Prémontrés. Fortement abîmées pendant les journées qui ont suivi le débarquement de 1944, elles abritent le clocher de l’abbaye d’Ardenne qui a servi de point de surveillance à l’armée allemande pour bombarder les troupes alliées à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Un bâtiment emblématique de notre histoire
L’abbaye est donc un bâtiment emblématique de notre histoire. Si bien que, malgré son mauvais état, l’ensemble est racheté en 1995 à ses propriétaires privés par la région Normandie qui souhaite ainsi restaurer et préserver cet héritage de premier ordre. Cependant, le président de la région et futur sénateur René Garrec est persuadé qu’un édifice est mieux entretenu s’il a une finalité précise. C’est ainsi qu’en 1996, il invite l’Imec (l’Institut mémoires de l’édition contemporaine) à venir s’installer dans l’abbaye pour y soutenir un grand projet patrimonial. Ce sera chose faite en 2004. Entre-temps, l’architecte en chef des monuments historiques Bruno Decaris a mené, avec l’aide de la DRAC, des travaux d’envergure destinés à transformer l’église abbatiale en bibliothèque de recherche à l’aménagement résolument contemporain, et le reste des bâtiments en salles d’exposition, de colloque, mais aussi en hébergements de qualité. En 2011, le prix Europa Nostra a récompensé ce remarquable travail architectural.
Les plus anciens bâtiments de l’abbaye datent du XIIe siècle et s’organisent autour d’une cour intérieure. © Alain Richard
Conserver les archives des maisons d’édition
« L’Imec est une institution très originale parce qu’il est un institut de conservation d’archives, à l’instar de la bibliothèque Doucet créée au début du XXe siècle, mais aussi parce qu’il accueille en résidence les chercheurs qui travaillent sur ses collections. L’Imec fait partie de ces maisons qui ont une vocation particulière à l’égard du patrimoine écrit », explique Nathalie Léger, directrice générale de l’institution depuis 2013. L’association a été créée en 1988 dans le but de collecter et préserver les fonds d’archives liés au monde de l’édition. « Les maisons historiquement situées à Paris n’avaient ni l’espace ni les moyens de veiller sur la mémoire de leur propre activité. Or, la transformation actuelle du monde éditorial avec la formation de groupes de plus en plus importants leur fait prendre conscience de la nécessité de préserver leur histoire, une histoire qui fait pleinement partie du patrimoine culturel français. » Les éditeurs n’ont pas toujours pris la peine de conserver et classer leurs encombrantes archives. Ils trouvent dans l’Imec les compétences et les espaces pour abriter leurs vieux papiers.
Selon les conditions dans lesquelles ils ont été conservés, les manuscrits doivent être dépoussiérés avec beaucoup de précaution dans les ateliers de l’Imec. © Philippe Delval
« L’Imec est une institution très originale parce qu’il est un institut de conservation d’archives, […] mais aussi parce qu’il accueille en résidence les chercheurs qui travaillent sur ses collections. »
Calmann-Lévy, Hachette, Albin Michel, le Seuil…
C’est ainsi que les documents les plus anciens conservés à l’abbaye d’Ardenne datent de 1836 et sont issus de la vénérable entreprise Calmann-Lévy, créée cette année-là. Une partie des documents de la maison Dunod, fondée à la fin du XVIIIe siècle sous le nom de « Librairie pour les mathématiques et l’architecture », a également été recueillie, ainsi que la bibliothèque historique Hachette, le fonds des éditions du Seuil ou des éditions Albin Michel, sociétés encore en activité. Récemment, l’institut a accueilli les archives d’un éditeur qui n’existe plus mais qui a joué un rôle de premier plan dans la vie intellectuelle française : les éditions François Maspero, créées en pleine guerre d’Algérie et très engagées politiquement avec la publication, par exemple, des textes de Frantz Fanon ou de Che Guevara. Parmi les maisons d’édition disparues et dont l’Imec possède les archives, La Sirène a été en activité de 1917 à 1935, publiant des livres d’Apollinaire, Max Jacob, Jean Cocteau illustrés par Picasso, Fernand Léger, Raoul Dufy, entre autres. Le ministère de la Culture et la région Normandie soutiennent les missions de l’Imec qui sont d’intérêt général. Une partie du financement est aussi assumée par de grands mécènes tels que la Fondation Hachette pour la lecture, ainsi que les maisons d’édition qui lui confient leurs archives.
Guillaume Apollinaire, Le Bestiaire ou Cortège d'Orphée, illustré par Raoul Dufy, Éditions de la Sirène, 1918, couverture, cote 2SRN/0/0. © Bibliothèque historique des éditions de La Sirène / Imec
Recueillir les archives des artistes et écrivains
« Dès la première année d’exercice de l’Imec, nous avons reçu des sollicitations de familles détentrices d’archives d’artistes et d’écrivains ou encore d’ayants droit qui souhaitaient préserver les documents en leur possession », poursuit Nathalie Léger. À l’époque, l’Imec est implanté à Paris, rue de Lille, dans le VIIe arrondissement, où le manque de place se fait peu à peu sentir. En 1996, la proposition de René Garrec rencontre donc une oreille attentive puisque l’abbaye d’Ardenne pourra disposer, après rénovation, de pas moins de 20 kilomètres linéaires d’archivage dans des couloirs en sous-sol.
Aujourd’hui, l’institut a recueilli 722 fonds d’archives qui sont restaurés, conservés, mais aussi mis en valeur par des expositions et l’accueil de chercheurs du monde entier. Nathalie Léger souligne : « La collecte d’un fonds s’effectue après un long dialogue qui s’appuie sur une confiance partagée. Les donateurs font partie de l’assemblée générale de l’Imec. Cette relation s’établit souvent dans des conditions éprouvantes de deuil ou de bouleversements familiaux. » La fille et la femme de Georges Duby ont ainsi mené à bien les négociations pour déposer les documents de travail de l’historien. L’institut possède de très nombreux documents de type manuscrits, cahiers de notes, correspondance, parfois même les fichiers de travail de certains écrivains qui permettent de comprendre comment ils ont organisé leurs travaux : des fichiers très organisés ou, au contraire, des fichiers dont l’organisation initiale a été modifiée au fil du temps, voire totalement abandonnée au bout de plusieurs années. S’y ajoutent des documents numériques de plus en plus nombreux. Tous les fonds proposés à l’Imec ne sont pas acceptés. Les conditions sanitaires et de conservation des documents sont fondamentales pour leur préservation dans le temps. Entreposés trop longtemps dans une cave humide, de vieux papiers peuvent s’avérer inexploitables. Les archives sont parfois rangées dans des valises qui entrent dans le fonds au même titre que les papiers.
Notes de travail pour Le Maître de Longwood (2001), un film que Patrice Chéreau ne réalisa finalement pas. © Imec
Pléthore d’auteurs célèbres
C’est ainsi que Denise et Élisabeth, les filles d’Irène Némirovsky, ont déposé à l’Imec la valise contenant le manuscrit que leur mère a rédigé pendant qu’elle cherchait refuge en province en 1940 et 1941 avant d’être déportée à Auschwitz et d’y trouver la mort. Arrêtée, Irène Némirovsky a confié cette valise à Denise, l’aînée. Pendant longtemps, ses deux filles n’ont pas osé toucher au précieux legs. Après l’avoir ouvert, elles ont contemplé l’écriture minuscule de leur mère d’autant plus saisissante qu’on l’imagine rédigeant dans des conditions particulièrement difficiles, ne comprenant pas pourquoi on l’affuble d’une étoile jaune, elle, l’écrivaine d’expression française reconnue pour ses textes incisifs depuis la publication de ses premières nouvelles en 1921. Denise a décidé de dactylographier le très long texte écrit par sa mère afin de le proposer à des éditeurs. Ce travail lui a pris deux années. Le livre intitulé Suite française, finalement publié chez Denoël en 2004, a reçu le prix Renaudot à titre posthume. Quatre ans plus tard, il a été traduit en 38 langues et s’est vendu à 1,3 million d’exemplaires à travers le monde. Il a permis de redécouvrir cette autrice très célèbre pendant l’entre-deux-guerres, mais oubliée après sa mort. L’Imec possède le manuscrit original du roman inédit ainsi que la valise qui a suivi Irène Némirovsky pendant tout son périple.
La fine écriture serrée de l’écrivaine Irène Némirovsky traduit la situation de détresse dans laquelle elle se trouve quand elle rédige son ultime roman, Suite française, pendant la Seconde Guerre mondiale. Il ne paraîtra qu’en 2004, 62 ans après sa mort à Auschwitz. © Imec
Les mallettes de Jean Genet
L’institut est également détenteur de deux petites mallettes ayant appartenu à Jean Genet et confiées à l’institution en 2018 par Roland Dumas, ami et avocat de l’auteur des Bonnes. On trouve aussi, à l’abbaye d’Ardenne, les documents d’Alain Robbe-Grillet, l’auteur des Gommes, qui conservait absolument tout, y compris les tickets de rationnement ou les tickets de métro et dont certains manuscrits présentent un véritable intérêt esthétique. Parmi les auteurs francophones est répertorié Amadou Hampaté Bâ, auteur malien qui écrit à la fois en français et en langue peule. Il est connu pour avoir lancé un appel à l’assemblée générale de l’Unesco en 1960 : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. » Il a reçu deux fois le Grand prix littéraire d’Afrique Noire : en 1974 pour L’Étrange Destin de Wangrin, et en 1991 pour Amkoullel, l’enfant peul. L’Imec a été appelé en urgence afin de trouver un lieu de conservation de ces archives. Un chercheur peul a permis de les décrire pour les répertorier et les classifier.
« Les conditions sanitaires et de conservation des documents sont fondamentales pour leur préservation dans le temps. »
Les archives de Marguerite Duras
Le fonds Marguerite Duras est particulièrement important pour la recherche, étant donné la place occupée par cette autrice dans la littérature. C’est Jean Mascolo, le fils de l’écrivaine, qui a été l’interlocuteur de l’institut pour le dépôt. Étudier les manuscrits originaux, leurs ratures, leurs repentirs est souvent essentiel pour comprendre l’œuvre d’un auteur. C’est à partir de ces archives que Laure Adler puis Jean Vallier ont pu écrire leurs biographies de la romancière. Duras voisine avec des hommes de spectacle, puisqu’on trouve également les archives des metteurs en scène Patrice Chéreau ou Jerzy Grotowski, artiste polonais et l’un des plus grands réformateurs du théâtre du XXe siècle, ainsi que celles des cinéastes Alain Resnais et Éric Rohmer.
Les documents de travail de Marguerite Duras ont été confiés à l’Imec par son fils, Jean Mascolo. © Alain Richard
Un lieu vivant
« Les chercheurs en résidence et les lecteurs sont les bienvenus dans notre bibliothèque exceptionnelle. Des espaces d’hébergement et de restauration sont prévus pour eux. Certains viennent de loin, du Brésil, du Japon, du Canada. Nous établissons avec eux un dialogue très fructueux. L’Imec incarne l’une des formes de socialité intellectuelle si essentielles à l’histoire des idées. Le lieu offre à ces chercheurs venus du monde entier la possibilité de tisser des liens, de construire des moments de réflexion et d’échange. Un exemple ? Ce Brésilien qui a entamé des recherches sur l’anthropologue écossais James Frazer, auteur du célèbre Rameau d’or, une étude comparative de la mythologie et de la religion parue en 1890. Il a trouvé dans nos collections des documents essentiels, et notamment l’énorme correspondance éditoriale de cet auteur avec son éditeur Paul Geuthner, qui a assuré la diffusion européenne des travaux de Frazer, avec le soutien de Lady Frazer qui était parfaitement francophone. On peut citer encore l’important rayonnement de l’œuvre du philosophe français Jacques Derrida aux États-Unis, mais également au Japon. Les exemples sont trop nombreux et trop riches pour être évoqués rapidement. C’est à chaque fois une aventure de la pensée qui s’engage grâce aux archives », s’enthousiasme Nathalie Léger. Sur le plan culturel, l’Imec a reçu, comme d’autres monuments historiques, le label « Centre culturel de rencontre ». C’est le cas de la chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, des abbayes de Royaumont et de Chaumont-sur-Loire, ou encore des salines d’Arc-et-Senans. Les archives peuvent être consultées sur place grâce au personnel dont le but est de faciliter au maximum le travail des visiteurs. La salle de lecture est baignée de lumière grâce aux grandes baies ogivales de l’église rénovée et un calme monacal favorise la concentration de ces passionnés de culture.
« Sur le plan culturel, l’Imec a reçu, comme d’autres monuments historiques, le label “Centre culturel de rencontre”. »
Mariage réussi de l’architecture patrimoniale et de l’esthétique contemporaine, la salle de lecture offre un espace de travail résolument moderne. © Alain Richard
Institut mémoires de l’édition contemporaine, abbaye d’Ardenne, 14280 Saint-Germain-la-Blanche-Herbe. Tél. : 02 31 29 37 37. www.imec-archives.com
La rédaction remercie Alain Richard et l’Imec pour leur aimable autorisation de reproduction.