Matisse en ses livres au Cateau-Cambrésis

Henri Matisse (1869-1954), Icare, dans Jazz, 1947, Paris, gouache Linel au pochoir, imprimé sur papier Velin d’Arches, 42,5 x 65,6 cm, don Alice Tériade, 2000, musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis. © Musée départemental, Philip Bernard
Niché dans la charmante bourgade du Cateau-Cambrésis (Hauts-de-France), le musée Matisse rouvre ses portes après deux ans de travaux. L’exposition inaugurale offre un panorama complet de l’œuvre d’illustrateur d’Henri Matisse (1869-1954), une occasion unique d’admirer les quatorze ouvrages qu’il a soigneusement exécutés à partir de 1932.
Plusieurs fois restructuré et agrandi depuis son inauguration en 1952, le musée créé à partir de 82 œuvres données par Matisse lui-même vient de faire l’objet d’une véritable métamorphose et entre de plain-pied dans le XXIe siècle. Redéployées dans l’ancien palais Fénelon et la nouvelle extension de 1 000 m2 conçue par l’architecte Bernard Desmoulin, les collections permanentes comportent trois grands ensembles : le plus important concerne bien sûr l’enfant du pays dont on parcourt ici toute la carrière, s’y ajoutent la collection initiée par le peintre abstrait Auguste Herbin, lui aussi natif du Cateau, et enfin l’exceptionnelle donation Tériade comprenant des œuvres de Chagall, Miró, Picasso, Léger ou Giacometti. Né en Grèce sous le nom de Stratis Eleftheriadis (1897-1983), l’éditeur avait noué avec l’ancien peintre fauve d’étroites relations tant professionnelles qu’amicales. C’est donc tout naturellement qu’en l’an 2000 sa veuve Alice Tériade a fait don au musée du Cateau des 27 ouvrages illustrés qu’il avait édités. Les quatre réalisés avec Matisse sont évidemment en bonne place au sein de l’exposition temporaire intitulée « Comment j’ai fait mes livres », aux côtés des dix autres projets menés avec Albert Skira, Martin Fabiani, les éditions du Chêne ou la maison Gallimard…
Henry de Montherlant (1895-1972), Pasiphaé, illustrations Henri Matisse, Pasiphaé, 1944. Gravure, page 23, impression sur vélin d’Arches, édition Fabiani. Le Cateau-Cambrésis, musée Henri Matisse. Photo P. Bernard. © Succession H. Matisse
Une symbiose totale
C’est à l’initiative du visionnaire Skira que Matisse révèle pour la première fois sa capacité à fusionner arts visuels et littérature, autour des Poésies de Stéphane Mallarmé (1932). En choisissant avec soin le papier, la typographie, le graveur et l’imprimeur, l’artiste démontre d’emblée sa volonté de faire de chaque livre une œuvre d’art totale. Les 29 dessins épurés qu’il livre au jeune éditeur suisse témoignent aussi de sa farouche détermination à ne pas subordonner l’image au texte : il n’entend pas illustrer littéralement les vers du poète symboliste mais plutôt entrer en résonance avec son style elliptique et raffiné. Impliqué tout entier dans le travail de mise en page, Matisse veillera toujours à ce que ses compositions (et nombreuses lettrines) entretiennent un parfait équilibre avec les écrits de Baudelaire, Joyce, Ronsard ou Montherlant. « Je ne fais pas de différence entre la construction d’un livre et celle d’un tableau », affirme-t-il avec la justesse qui le caractérise dans le court texte « Comment j’ai fait mes livres », inséré dans une anthologie publiée par Skira en 1946. À cette période, toujours efficacement secondé par sa fille Marguerite, le maître fait du « manuscrit à peinture » l’un de ses terrains d’expérimentation privilégiés. Il se pose même en héritier des moines copistes et des enlumineurs du Moyen Âge lorsqu’il illustre et calligraphie les vers de Charles d’Orléans (1950), séduit par le langage ciselé du prince et poète médiéval dont il s’est longuement imprégné : « Je me vois le lisant au premier matin de chaque jour comme au saut du lit on remplit ses poumons d’air frais », confie-t-il dans une lettre à Louis Aragon. Soumis à Tériade en 1947, l’ouvrage est d’autant plus original que l’artiste enrichit ballades et rondeaux d’arabesques aux crayons de couleur.
Henri Matisse (1869-1954), Poèmes de Charles d’Orléans, frontispice et page de titre, 1950, lithographie sur Velin d’Arches, 41,6 x 54,6 cm, don Alice Tériade, 2000, musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis. © Musée départemental, Philip Bernard
14 livres illustrés
Issus des donations Tériade, du musée Matisse de Nice, du Centre Pompidou et de diverses collections particulières, quelque 1 500 ouvrages, planches originales, eaux-fortes, lithographies, linogravures et gouaches au pochoir permettent de découvrir les 14 livres illustrés par Matisse – auxquels s’ajoutent quatre ouvrages de reproduction de ses dessins. Sans surprise, la figure féminine s’impose tout au long du parcours comme le motif de prédilection de l’artiste. Entre la sensuelle Pasiphaé (Montherlant, 1944) et les faciès expressifs d’Esquimaux qui accompagnent Une fête en Cimmérie de son gendre Georges Duthuit (1963), on est notamment happé par les sobres portraits de trois femmes (une d’origine haïtienne et deux russes) qui font écho aux mélancoliques Fleurs du mal (1946).
Célébration de la couleur et du mouvement
Au cœur de cette éblouissante exposition, toutefois, c’est sans conteste l’emblématique album Jazz (1947) qui capte l’attention par sa puissance plastique et l’explosion de couleurs pures, caractéristiques des recherches nouvelles dans lesquelles Matisse se lance à corps perdu après 1941 ; « ressuscité » après une grave opération chirurgicale, l’artiste âgé de 72 ans débute sa « seconde vie ». Magistrales célébrations de la couleur et du mouvement, les 20 gouaches découpées que l’imprimeur Draeger Frères eut tant de difficultés à retranscrire dialoguent avec un texte calligraphié de grande taille. Rédigé a posteriori par Matisse lui-même, ce texte fait à ses yeux figure de simple accompagnement « sans importance – qu’on lira ou qu’on ne lira pas – mais qu’on verra et, ajoute-t-il, c’est tout ce que je désire ».
« Henri Matisse. Comment j’ai fait mes livres », jusqu’au 13 avril 2025, musée Matisse, palais Fénelon, place du Commandant Richez, 59360 Le Cateau-Cambrésis. Tél. : 03 59 73 38 06, site Internet : museematisse.fr