Oser la céramique en reliure
Paul Valéry, Le Cimetière marin, lithographies de Raymond Moretti, édition Ville de Sète – musée Paul Valéry, 2004, ex. n° 41/300. Reliure de Claude Debras, 295 x 400 cm, montage sur onglets, éléments de céramique sur structure en feuilles d’aluminium. © Annie Debras
Au départ, une idée un peu folle a germé dans l’esprit de Claude Debras : intégrer les quatre éléments – terre, eau, air, feu – à des reliures de création. À l’arrivée, des réalisations innovantes qui répondent à de multiples défis techniques et esthétiques relevés par le relieur et l’atelier de céramique La Mine d’Art.
L’idée m’est venue en réfléchissant au thème proposé par l’ARA Belgica (les Amis de la reliure d’art) pour son exposition « Les 4 éléments », qui s’est tenue à Bruxelles en 2020. La terre cuite émaillée m’est apparue comme la matière synthétisant parfaitement ce thème : l’argile pour la terre et l’eau, le séchage pour l’air, la cuisson pour le feu.
Jean Giono, Colline, maquette du décor : papier Canson de couleur et pastel. © Annie Debras
« La terre cuite émaillée m’est apparue comme la matière synthétisant parfaitement ce thème : l’argile pour la terre et l’eau, le séchage pour l’air, la cuisson pour le feu. »
Un premier essai
J’ai réalisé le premier essai sur l’ouvrage de Marijo Roy, Histoire de Neema, édité en 1999 par Fata Morgana, illustré de quatre peintures originales de Jean-Gilles Badaire. Il raconte l’histoire d’un jeune Indien à l’origine inconnue, qui se dédie entièrement à sa passion, la poterie, et dépasse puis quitte humblement son Maître ébloui. J’ai cherché des céramistes intéressés par une telle gageure et j’avoue qu’il a été laborieux de trouver un artisan qui accepte de travailler avec des exigences inhabituelles de planéité, de perpendicularité, de dimensions – épaisseur, largeur, longueur –, car il faut maîtriser les retraits de la matière à la cuisson. Sans oublier les contraintes imposées par l’ouvrage qui remettaient en question beaucoup d’étapes classiques du process : accroche des plats au dos, traitement des contreplats… De multiples maquettes et essais ont été nécessaires. Il a fallu par exemple trouver un système pour éviter que les plats en céramique ne pèsent sur les peintures originales : la protection du livre est assurée par deux gardes en Plexiglass de 2 mm, avec pattes intercalaires. La reliure, réalisée selon la technique ancestrale japonaise du raku, n’a malheureusement pas résisté à l’expédition postale. Grace à la compréhension et à la gentillesse des organisateurs, elle a malgré tout été exposée à Bruxelles… dans son jus, brisée à un angle !
L’atelier La Mine d’Art
Après cet essai malheureux et plusieurs contacts infructueux avec des céramistes, l’atelier La Mine d’Art situé à Marseillan, dirigé par Marine Heim et Monique Hibon, a accepté avec enthousiasme de reprendre l’aventure et cette expérience technique exigeante. Les essais étant satisfaisants, j’ai confié successivement trois reliures à Marine et Monique. La céramique concernait uniquement le recto et le verso de la reliure, et les mesures et les dessins étaient déterminés par moi-même.
Le point de vue des céramistes
L’innovation de Claude Debras est audacieuse : intégrer des pièces de céramique dans la reliure d’un livre.
Étape 1 : le choix de la terre
Nous avons choisi le grès, car il peut être travaillé en plaques fines qui restent résistantes après cuisson. D’autre part, cuisant à température élevée (plus de 1 000 °C), il supporte un émaillage à température également élevée.
Étape 2 : préparation du patron
Nous disposons du dessin précis qu’aura la pièce avec ses découpes et ses dimensions. Il faut transposer ce dessin en patron pour la découpe de la terre et le reproduire en l’agrandissant (d’environ 6 %), pour tenir compte du rétrécissement produit par la cuisson.
Étape 3 : préparation de la plaque de terre
La plaque de grès cru doit être épaisse d’environ 0,4 cm pour obtenir à peu près 0,3 cm après cuisson. Elle doit être un peu plus grande que le patron (pour faciliter la découpe sans faire de rajout) et à la « bonne » consistance : celle d’un cuir bien lissé.
Les céramistes de La Mine d’Art, Monique Hibon et Marine Heim. © La Mine d’Art
Étape 4 : découpe
Placer le patron sur la plaque de grès cru et découper verticalement les contours au scalpel. S’il y a des trous à percer, mieux vaut les faire un peu plus petits que plus grands (les trous peuvent être agrandis si nécessaire après cuisson, mais pas réduits).
Étape 5 : mise au four
Placer la pièce sur un rayon du four avec précaution pour qu’elle ne se déforme pas dans la manipulation. Il faut ensuite caler les ouvertures et les bords de la pièce avec des petits tasseaux de terre cuite de même épaisseur ou un peu moins épais et recouvrir le tout avec une autre plaque de terre cuite plus épaisse et plus lourde pour empêcher la pièce de se déformer à la cuisson.
Étape 6 : émaillage
ll est indispensable de réaliser des échantillons pour définir la couleur, la texture souhaitée et la technique de pose (pinceau, saupoudrage…), afin d’obtenir l’effet final recherché par le créateur de la reliure. Ne pas oublier d’émailler la tranche.
La création dans ce domaine a conduit à mettre au point des techniques précises entraînant de nouvelles inventions artistiques. L’imagination continue à travailler, excitée par l’échange entre les différents acteurs. Pourquoi ne pas poursuivre l’expérience ? Par exemple en introduisant volume et sculpture dans la céramique de la reliure. Cela représenterait de nouveaux défis techniques mais offrirait aussi de nouveaux domaines d’expression : représentation d’éléments végétaux ou du corps humain par exemple.
Marine Heim et Monique Hibon, atelier La Mine d’Art
Les trois ouvrages
– Colline de Jean Giono, illustré par André Jacquemin, hymne à la nature et à ses éléments, source de vie mais aussi puissance redoutable. La céramique constitue la totalité de la surface du recto et du verso de la reliure, les céramistes ne sont pas intervenues dans les éléments techniques.
Jean Giono, Colline, ill. 16 eaux-fortes et 2 dessins originaux d’André Jacquemin, édition Henri Lefèbvre, 1946, ex. HC-XLV sur vélin de Lana, envoi de l’artiste. Reliure de Claude Debras, 153 x 220 cm, montage sur onglets, plats en céramique par l’atelier La Mine d’Art, Marseillan, dos bois ciré. © Annie Debras
– Histoire de Neema de Marijo Roy, illustré par Jean-Gilles Badaire : reprise du titre qui a servi de premier essai en associant cette fois céramique et métal. Cette seconde reliure est la première à intégrer du métal dans la décoration et pas seulement comme support à la céramique. C’est une suggestion de Marine Heim que j’ai acceptée avec enthousiasme. L’introduction de pièces d’aluminium dans le décor a posé de nouveaux problèmes… qui ont été résolus et la solution technique s’est transformée en création artistique : les pièces de métal ont été fixées par des vis utilisées comme éléments décoratifs.
Marijo Roy, Histoire de Neema, 4 peintures originales de Jean-Gilles Badaire, édition Fata Morgana, 1999, ex. n° 14/24 sur Arches. Reliure de Claude Debras, 230 x 295 cm, montage sur onglets, plats en céramique par l’atelier La Mine d’Art (Marseillan), intégration d’éléments en feuille d’aluminium, gardes Plexiglass, dos bois ciré. © Annie Debras
« Cette seconde reliure est la première à intégrer du métal dans la décoration et pas seulement comme support à la céramique. C’est une suggestion de Marine Heim que j’ai acceptée avec enthousiasme. »
– Le Cimetière marin de Paul Valéry, illustré par Raymond Moretti : métal et céramique sont complètement associés. Une nouvelle idée a été de découper des « fenêtres » laissant voir sous la reliure la couverture illustrée du livre. Cet ouvrage sera présenté à la médiathèque de Sion du 17 janvier au 15 mars 2025 dans le cadre de l’exposition « Livres de poésie » organisée par l’ARA Suisse.
Paul Valéry, Le Cimetière marin, lithographies de Raymond Moretti, édition Ville de Sète – musée Paul Valéry, 2004, ex. n° 41/300. Reliure de Claude Debras, 295 x 400 cm, montage sur onglets, éléments de céramique sur structure en feuilles d’aluminium. © Annie Debras
« Métal et céramique sont complètement associés. Une nouvelle idée a été la découpe de “fenêtres” laissant voir sous la reliure la couverture illustrée du livre. »
Après chaque réalisation, l’analyse du résultat a stimulé notre réflexion pour trouver des solutions différentes, plus performantes, plus esthétiques aux problèmes posés. Ce projet de collaboration entre un artisan d’art et un artiste du livre a conduit à des échanges fructueux. Les problèmes posés par les questions de maniabilité, d’ouverture du livre, de feuilletage, de lecture, de poids ont trouvé leurs résolutions. L’idée de Marine Heim et Monique Hibon d’introduire une dimension sculpturale m’a laissé au départ dubitatif, mais je pense finalement que c’est une piste à explorer !
Claude Debras, 28, avenue Eugène Julien, 13600 Ceyreste, tél. : 07 69 24 20 12, courriel : ac.debras@orange.fr
Atelier La Mine d’Art, Marine Heim et Monique Hibon, 37, rue de l’Argentié, 34340 Marseillan, tél. : 06 61 38 39 01, courriel : hibon.monique@orange.fr