Reliure : Tatsuya Inuikawa, l’espace du livre

Manifeste du livre blanc, papier japon, fil de lin, reliure japonaise, 660 x 500 x 1 mm, 2013. © Tatsuya Inuikawa
Installé depuis près de vingt ans en Belgique, le relieur japonais Tatsuya Inuikawa interroge continuellement les codes du livre. Tel un architecte, il arpente les contours de l’objet, construit de nouveaux espaces, expérimente des formes monumentales. Chaque œuvre s’inscrit dans une démarche artistique contemporaine, et le relieur en conçoit les moindres détails avec la rigueur qui guide son métier. Tatsuya Inuikawa présente ses créations lors de moments quasi ritualisés, explorant la notion d’intimité de la lecture. Également investi dans la transmission, il devient, en 2024, le chef d’atelier de la section « Design du livre et du papier » à La Cambre.
Tatsuya Inuikawa, tu as débuté ton cursus artistique au Japon, mais c’est en Belgique, à l’École nationale supérieure des arts visuels (Ensav) La Cambre, que tu as décidé de venir suivre des études de reliure. En quoi cette formation était-elle importante dans ton parcours ?
Pendant mes études artistiques à la Kyoto University of Art and Design dans la section « Visual and Performing Arts », je me suis intéressé au médium livre, plus précisément à l’espace du livre. J’étais fasciné par la manière dont un artiste peut, de ses propres mains, construire un tel objet. Pour appréhender cette forme artistique, il m’a semblé évident d’apprendre les techniques de reliure. De manière autodidacte, j’ai réalisé quelques reliures assez basiques en consultant des livres techniques, notamment celui de Kumiko Tochiori, une relieuse japonaise qui avait suivi une partie de ses études à La Cambre, à l’époque où Micheline de Bellefroid était la cheffe d’atelier. Ce manuel, à travers lequel j’ai découvert le monde de la reliure d’art, a fait naître en moi le désir de me former à l’Ensav La Cambre. Depuis sa création en 1927, l’école considère la reliure comme une forme d’expression artistique à part entière et la place au même plan que les autres sections. Les étudiants des différents ateliers se côtoient, collaborent et partagent les mêmes cours théoriques. Cet environnement stimulant m’a conforté dans la volonté d’intégrer l’école pour y apprendre cette discipline.

Tatsuya Inuikawa avec son livre Woffle Books, papiers de soie, collage, 294 × 233 × 2 mm (fermé), 2013. © Tatsuya Inuikawa
Quelles rencontres déterminantes as-tu faites pendant ces années de formation ?
Lorsque je suis entré en 2007 à La Cambre, Liliane Gérard exerçait en tant que cheffe d’atelier. C’est grâce à son enseignement que j’ai pu découvrir et apprendre les techniques traditionnelles de la reliure élaborées au cours de l’histoire du livre. Son assistante de l’époque, Anne Goy, avait une démarche plus contemporaine et nous invitait à nous questionner sur la reliure et sa place dans le domaine de l’art du XXIe siècle. Cette double approche a été très formatrice dans la conception de mon métier et n’a cessé de m’accompagner dans mes réflexions.
Comment ta formation à La Cambre a-t-elle marqué ta conception du métier de relieur dans le contexte actuel de l’art contemporain ?
Dès le début de mes études, je me suis interrogé sur l’ambiguïté inhérente à la position du relieur. Traditionnellement, il ne touche pas au contenu d’un livre. Il n’intervient que par la structure choisie et le décor. Il s’agit rarement d’une collaboration entre le relieur et l’auteur, mais d’une réalisation conçue a posteriori par rapport à une création déjà existante, que ce soit une œuvre littéraire ou graphique. Très tôt, je me suis questionné sur cette forme d’expression particulière et sur la manière dont je pourrais traduire mes propres idées : comment travailler « artistiquement » en tant que relieur ? C’est une préoccupation qui me poursuit encore aujourd’hui. Même si mes travaux prennent parfois une forme inhabituelle dans le cadre de la reliure traditionnelle, je me considère avant tout comme un relieur qui construit et maîtrise l’espace du livre, quelle que soit sa forme, classique ou moderne. Faire une œuvre d’art en tant que relieur, c’est réaliser une œuvre qui introduit une réflexion sur la reliure et l’espace du livre.
Lors de ton jury de fin d’études, tu as présenté la pièce monumentale Le Paquet / La reliure qui questionne les protections du livre précieux. Quelles en sont les caractéristiques ?
Pendant mes études, j’ai réalisé ponctuellement, à la demande de la Wittockiana, plus d’une centaine de boîtes de conservation pour la collection bibliophilique de Michel Wittock, le fondateur de l’institution. Cette protection qui venait s’ajouter à celles conçues par les relieurs – dont les chemises et les étuis préservaient déjà la reliure – m’interpellait. Toutes ces strates ne nous éloignent-elles pas de la fonction primordiale de la reliure : permettre au livre de fonctionner en tant que livre ? J’ai voulu créer un objet-livre qui amplifie de manière symbolique mon questionnement. Ce projet présente une série de 21 boîtes qui s’ouvrent à la manière de poupées russes liées entre elles. Lorsqu’on en ouvre une, on en découvre une autre un peu plus petite, dans laquelle est enfermée une autre encore plus petite, et ainsi de suite. Leur déploiement permet également d’entrer dans la lecture d’une partie du texte de Roland Barthes « Les paquets », issu de son livre L’Empire des signes. La citation, fragmentée en autant de nombre de boîtes et dont le corps diminue en fonction de leur format, est imprimée sur le fond de chacune d’entre elles, excepté sur la dernière. Tels les emballages japonais évoqués par Roland Barthes, « l’objet perd de son existence, il devient mirage : d’enveloppe en enveloppe, le signifié fuit […] le paquet n’est pas vide mais vidé ».

Le Paquet / La reliure, carton, toile, papier, titrage en sérigraphie, texte en impression jet d’encre, 154 x 293 x 230 mm (fermé), largeur ouvert : 5,23 m, 2012 (1re édition, collection Les Amis de La Cambre) et 2024 (titrage en flocage, texte en impression toner). © Tatsuya Inuikawa
En quoi la réalisation de cette œuvre renvoie-t-elle également à ta conception du métier de relieur ?
Je voulais à nouveau créer une pièce dont je serais non seulement le concepteur mais qui serait aussi totalement fabriquée de mes mains. Mon intention était que l’objet – qui se déploie sur plus de 5 m – prenne place dans un lieu d’exposition telle une œuvre d’art et que le lecteur ne puisse découvrir l’intégralité du texte qu’en se mouvant dans cet espace. Cette pièce incarne également la répétition des gestes précis inhérents au métier de relieur, qui s’inscrivent dans chaque processus de fabrication. Techniquement, elle a été faite dans une seule et longue bande de toile de reliure, ne laissant apparaître aucun raccord.

Le Paquet / La reliure, carton, toile, papier, titrage en sérigraphie, texte en impression jet d’encre, 154 x 293 x 230 mm (fermé), largeur ouvert : 5,23 m, 2012 (1re édition, collection Les Amis de La Cambre) et 2024 (titrage en flocage, texte en impression toner). © Tatsuya Inuikawa
Au début de ta vie professionnelle, tu as réalisé le livre Manifeste du livre blanc qui a été refusé à un concours de reliure. En quoi cette création symbolise-t-elle encore aujourd’hui ta position dans le monde de la reliure ?
En 2013, au tout début de ma carrière en tant que relieur professionnel, j’ai présenté mon livre intitulé Manifeste du livre blanc au concours de reliure « Papier-Papier » organisé par la Wittockiana – Musée des arts du livre et de la reliure à Bruxelles. Reçu plutôt comme un travail d’artiste que de relieur, ce livre n’a pas été admis à concourir par le comité du jury. Ce refus m’a profondément interpellé car il s’agissait bien dans mon esprit du manifeste d’un relieur et non de celui d’un artiste. Malgré les années qui se sont écoulées, ce texte exprime encore aujourd’hui ma position face à ce métier. Je continue à travailler comme un architecte qui conçoit l’espace du livre. Un livre n’est pas un simple support, c’est aussi une structure spatiale dans laquelle nous pouvons nous promener à notre guise comme dans une maison ou un jardin. Selon moi, le rôle du relieur est de mettre en scène cet espace à destination du lecteur. Même si les relieurs se concen-trent souvent sur la création d’une couverture esthétique – telle la belle façade d’une maison – sur un ouvrage imposé, cela ne devrait pas nous empêcher de concevoir librement un livre – c’est-à-dire un espace qui accueille un texte et/ou des images.

Manifeste du livre blanc, papier japon, fil de lin, reliure japonaise, 660 x 500 x 1 mm, 2013. © Tatsuya Inuikawa
Comment le Manifeste du livre blanc a-t-il été conçu ?
J’ai souhaité réaliser une œuvre globale travaillant indissociablement le contenu et le contenant. Le livre se découvre grâce à l’éclairage d’une table lumineuse. Le texte apparaît à travers la lumière qui le rend lisible, tels les filigranes d’un papier. Mais la conception est tout autre : j’ai choisi la reliure japonaise car, étant constituée de feuillets pliés côté gouttière, j’ai pu ajouter une nouvelle épaisseur à l’intérieur de ces feuillets. Le texte est découpé méticuleusement de manière manuelle dans du papier japonais très fin. Grâce à cette structure, le livre propose un procédé qui questionne la lecture elle-même. C’est par la superposition des pages aux lettres découpées que, au fur et à mesure du feuilletage du livre, le texte apparaît et disparaît. Mon souhait est que le lecteur explore par lui-même la lecture qui lui convient.
À la suite de ces réflexions entamées pendant tes études et le début de ta vie professionnelle, Michel Wittock t’a commandé une reliure : en quoi a-t-elle constitué pour toi un nouveau défi technique ?
Depuis mes études, Michel Wittock suivait ma pratique, dont il connaissait les spécificités. J’ai été très honoré de réaliser une reliure qui entrerait dans sa collection. Le livre qu’il m’a confié, La musique est dangereuse, rassemble des écrits de Paul Nougé, grand théoricien belge du surréalisme, autour de la musique. Pour Nougé, la musique, comme les autres arts, est capable de changer le monde. Puisque le commanditaire était Michel Wittock, grand collectionneur de reliures, je me suis senti libre de travailler une forme particulière qui répondrait à l’esprit expérimental prôné par les surréalistes. Dans une filiation bibliophilique, je n’ai pas touché au livre, qui est réalisé avec la technique du Bradel demi-cuir en maroquin incrusté de mosaïques en serpent d’eau hologrammé. Par contre, je souhaitais que la boîte soit spectaculaire. J’y ai incrusté un écran LED que j’ai construit et codé moi-même pour qu’il puisse afficher un des poèmes de Nougé, sélectionné de manière aléatoire à chaque ouverture de la boîte.

Paul Nougé, La musique est dangereuse, Didier Devillez éditeur, édition originale, n° 50/50, 2001. Bradel demi-cuir de Tatsuya Inuikawa © Tatsuya Inuikawa
En 2023, tu présentes la pièce A Line Book à la suite de l’appel lancé par la Wittockiana et l’Atelier du Livre de Mariemont dans le cadre du projet « Design a book. Recherches et créations en Belgique ». Peux-tu en décrire la conception ?
Dans le cadre de cette manifestation – qui exposait un panorama d’œuvres réalisées en Belgique entre 2017 et 2022 questionnant la matérialité du livre –, j’ai choisi de présenter A Line Book. Cette recherche fait partie d’une série d’ouvrages qui ont une structure particulière : tantôt une forme complexe, tantôt une simple ligne droite. Il s’agit d’une métaphore de l’écriture, qui prend l’aspect d’une ligne alors que la complexité de ce qui se passe dans notre cerveau pendant la lecture n’est pas linéaire. Dans cette première version, je cite Finnegans Wake de James Joyce, un texte qui, à mon sens, joue de cette linéarité et non-linéarité de l’écriture. Les lecteurs de ce livre sont invités à se promener dans sa structure spatiale en le manipulant afin d’expérimenter les formes de lecture qu’il peut prendre.

A Line Book, carton, papier, cuir, toile, plaque MDF, peinture émail. Reliure spirale, couverture sous la forme d’un boîtier en toile, flocage textile. Mise en page de la couverture : Matilde Gazeau Frade, 296 x 137 mm (fermé), 26 x 2056 mm (complètement ouvert), 2022. © Tatsuya Inuikawa
Tu travailles régulièrement avec des artistes contemporains. Quel est le dernier projet auquel tu as participé ?
J’ai répondu à une commande du duo d’artistes Simona Denicolai & Ivo Provoost qui participaient à Super Terram, un projet de recherche en co-création focalisé sur les sols urbains bruxellois et la vie qui les anime. L’album collectif Slow Terram a été conçu à la suite du workshop proposé par les deux plasticiens. À l’issue de cette rencontre, les participants ont été conviés à réaliser un dessin qui avait comme objectif de raconter visuellement le microcosme observé sur le site. Les dessins ont ensuite été publiés dans une microédition dont j’ai élaboré la reliure. Cet album – aux dimensions à nouveau hors normes puisqu’il s’agit d’un format A0 (834 x 1177 mm) est composé de 78 pages dont 33 dessins, 5 planches de texte et 30 pages vierges. Il est consultable, au même titre que les documents urbanistiques, aux Archives de la Ville de Bruxelles.

Slow Terram, projet de Denicolai & Provoost. Reliure japonaise couverture cartonnée ; planches MDF (Medium Density Fiberboard), toile, fil de lin, titrage en sérigraphie, 1177 x 834 x 15 mm, 2023. Collections Denicolai & Provoost, bureau d’architecture 51N4E et Archives de la Ville de Bruxelles. © Tatsuya Inuikawa
Le public a pu récemment découvrir ton travail à la Maison d’Érasme et au Grand Hospice, deux lieux situés à Bruxelles. Qu’as-tu choisi d’y montrer ?
La directrice, Zahava Seewald, qui avait apprécié la présentation de mon travail lors de l’exposition « Space Books » en 2024 dans l’espace privé de Sylvie Broodthaers, m’a proposé d’intervenir à la Maison d’Érasme. Le lieu permettait de mettre en place un événement pendant lequel les visiteurs découvraient mes travaux en ma présence lors de moments quasi ritualisés. J’ai choisi de montrer une série de pièces qui évoquent mes recherches sur les espaces et les structures du livre. Je me suis questionné sur ce protocole de présentation. Selon moi, la lecture est un acte vraiment personnel, difficile à partager avec les autres. Je trouve toujours particulier d’exposer dans un espace des objets intimes qu’on ne peut pas toucher. Le rapport entre le livre et son lecteur est également très intime à cause de cet espace fermé qu’est le livre. On est obligé de le prendre dans les mains et, en général, on ne partage pas sa lecture avec d’autres. Durant ces lectures privilégiées, mon intention était de proposer des moments de partage avec le public. Manipuler chacune de mes pièces, que ce soient des livres ou des structures, permet de les révéler grâce aux dispositifs différents que j’ai créés. Lors des rencontres qui ont eu lieu au Grand Hospice avec la musicienne Clara Levy, j’y présentais, à travers des performances chorégraphiques, les structures pliées Trans-figuration que je déployais dans l’espace. Réalisées entièrement en papier, ces pièces peuvent se transformer avec souplesse grâce aux mouvements de mes mains, invitant les spectateurs à de nouvelles lectures de formes.

Trans-figuration, différents papiers dont japon, première version (dorée) réalisée en 2016, 100 x 410 x 5 mm (fermé), 509 x 410 x 1 mm (ouvert). © Anne Welles. © Tatsuya Inuikawa
Tu es devenu depuis septembre 2024 le chef d’atelier de l’option « Design du livre et du papier » à l’Ensav La Cambre. Quels sont tes projets pédagogiques ?
Ma volonté est de poursuivre les objectifs mis en place par mes prédécesseurs en abordant le design du livre avec les savoir-faire et les connaissances de la reliure. Les cours permettent d’aborder les matérialités et les espaces du livre tout en donnant aux étudiants, en collaboration avec d’autres ateliers, des notions liées au graphisme et à la typographie. Pour les étudiants en premier cycle universitaire, le programme vise à développer les sens artistique et critique tout en intégrant progressivement l’apprentissage de la reliure et des technologies annexes nécessaires à la maîtrise des différentes étapes de la réalisation du livre. En Master, tout en poursuivant la formation technique, le livre est envisagé en tant que médium, entre « écriture éditoriale » et création artistique. À la fois structure et véhicule de sens, le livre s’inscrit dans une série d’espaces et de pratiques associées dont l’étudiant est invité à explorer les contours en tant qu’objet d’art contemporain.

Trans-figuration, quatre variations (orange, noir-blanc, violet et doré) réalisées pour une performance avec Clara Levy (violoniste) à la Chapelle du Grand Hospice à Bruxelles, septembre 2024 © Anne Welles.
Liens utiles
La Rivière sèche : lariviereseche.com
La Cambre https : lacambre.be/fr
La Wittockiana : wittockiana.org
La Maison d’Érasme : erasmushouse.museum
L’Atelier du Livre de Mariemont : musee-mariemont.be/fr/atelier-du-livre-de-mariemont





