« De son écriture ronde et avec ses formules souvent drôles et toujours poétiques, il avait ouvert de nouveaux horizons dans l’art conceptuel », salue la ministre de la Culture Rachida Dati. Né en 1935, Ben, de son vrai nom Ben Vautier, s’est donné la mort le 5 juin dernier, quelques heures après le décès de son épouse Annie, victime deux jours plus tôt d’un accident vasculaire cérébral. « Les génies ne restent jamais seuls. Nous nous souviendrons de Annie et Ben Vautier comme d’un couple emblématique de l’art du XXe siècle. », écrit leur famille dans un communiqué. L’Objet d’Art avait relaté en 2010 sa rencontre avec l’artiste, qui avait reçu la rédaction dans son invraisemblable demeure nichée sur les hauteurs de Nice. Nous en donnons ici lecture.
Sur les hauteurs de Nice : l’alchimie de Ben à l’œuvre
« Ma définition de l’art c’est : étonne, scandalise, provoque ou be yourself, sois nouveau, apporte, crée », répète Ben, précurseur à bien des égards des avant-gardes artistiques qui ont traversé l’Europe et l’Amérique dans la seconde moitié du XXe siècle. À l’occasion de la rétrospective qui lui est consacrée au musée d’Art contemporain de Lyon, « Strip-tease intégral », il nous a reçus dans sa maison de Saint-Pancrace à Nice : c’est là qu’il travaille et vit depuis plus de trente-cinq ans.
« Quand j’étais très jeune à 12 ans, j’aurais voulu être philosophe. Je me posais des questions. Je sens qu’à 61 ans ça recommence », écrit Ben dans L’Histoire de ma vie, année 1996, racontée sur son site Internet. « Je cherche Diogène et je ne trouve que Bacchus », lit-on sur un tonneau fiché de deux jambes gigotant, dans son jardin à Nice. Boutade ou aveu plus sérieux ? Benjamin Vautier, né à Naples en 1935, aurait voulu « qu’on le prenne au sérieux au moins sur l’ethnographie » et aimé « pouvoir discuter avec Finkielkraut ». Diogène, le philosophe du IVe siècle av. J.-C., vivait, paraît-il, dans une amphore (le tonneau n’existait pas encore), et se promenait en plein jour muni d’une lanterne, répétant à ceux qui l’interrogeaient sur son étrange conduite : « Je cherche un homme ». Ben, de « gestes » en provocations, de tableaux écritures en assemblages, inlassablement s’interroge : « Qu’est-ce que l’art », « Où est l’artiste ? »
« Je cherche la vérité »
Sa maison, perchée sur les hauteurs de Nice, est une ancienne ferme. Au milieu d’une végétation méditerranéenne et de coquettes villas aux tuiles romaines, elle ne passe pas inaperçue. Sur la façade, un visage de clown géant sourit au promeneur ; des panneaux couverts d’inscriptions : « Je cherche la vérité », « L’amour c’est des mots », « Être soi-même », « J’ai honte et vous ? », « Regardez le ciel », « Je suis jaloux des autres »… constituent autant d’aphorismes, d’aveux et de pensées fugaces figées par l’écriture, exprimant les interrogations de leur auteur. Sur le toit, une grande antenne parabolique, une vache blanche et un indien du Far West qui fait le guet. En contrebas, de vieilles baignoires en guise de jardinières et une vache noire annonçant en lettres blanches : « Les artistes ne sont pas des vaches à lait ». Dans le jardin qui court le long de la route de Saint-Pancrace, deux chevaux colossaux et cabrés.
Vaches, chevaux, pingouin et rhinocéros
Quand on franchit la grille d’entrée, des ordinateurs sont plantés dans la terre au milieu des aloès comme d’étranges caméras, et on peut lire sur l’antenne parabolique : « Ciel ! ma femme ! » La femme de Ben s’appelle Annie ; ils sont mariés depuis 1964. Puis, dans un concert d’aboiements, arrivent deux cane corso plutôt menaçants (des mastiffs, ancêtres probables des dogues de la Rome antique) pour stopper l’intrus dans sa progression, jusqu’à ce Ben mal rasé et plutôt débraillé apparaisse et leur intime l’ordre de se taire. Aux côtés des vaches, des chevaux, d’un impressionnant trophée de rhinocéros fiché dans la façade, d’un crocodile rose posé sur le rebord d’une petite piscine et d’un pingouin géant, les autres animaux vivants de la maison sont une petite chienne épagneul et de nombreux chats. « Il y a de plus en plus de chats dans la maison, huit en tout. Leur présence ne me gêne pas. Ça fait même original. Ce qui me gêne, c’est leurs odeurs et ce qu’ils coûtent surtout quand j’ai des angoisses d’argent ».
« Je n’aime pas jeter »
L’aventure artistique de Ben commence quand, dans les années 1950, il acquiert un petit magasin au 32 rue Tonduti-de-l’Escarène à Nice avec la revente de la librairie-papeterie que lui avait achetée sa mère. Il en fait un magasin de disques d’occasion et décore sa façade avec tout ce qu’il ramasse. « Je n’aime pas jeter ». Son magasin devient bientôt le lieu de rencontre des jeunes artistes niçois de l’avant-garde, dont Yves Klein et Arman. Tous s’interrogent sur une manière nouvelle de faire de l’art, plus d’un demi-siècle après les urinoirs et les porte-bouteilles de Marcel Duchamp. Ben se met alors à signer tout ce qui ne l’a jamais été et tente de dresser l’inventaire de tout ce qui a déjà été créé. Il pense devenir « le roi de la banane » en exploitant la forme de ce fruit, inédite chez les artistes, mais Yves Klein le détourne de cette idée : « Tu vas faire du sous-Kandinsky », et lui conseille d’exploiter ses grands poèmes à l’encre de Chine. « Chez toi, l’écriture fait sens », lui dit-il encore. L’incroyable logorrhée de Ben est alors lancée. Ses panneaux comme des ardoises d’écolier studieux, revêtus d’une écriture ronde et soignée, avec des points ronds sur les i – « pour qu’on me reconnaisse » –, vont devenir sa marque de fabrique ; à partir de 1986, il commencera à vendre des éditions de ses phrases sur des objets de tous les jours, s’interrogeant sur le bien-fondé d’une telle démarche : « Dois-je continuer à faire des éditions ou pas ? Les chaussettes, c’est peut-être trop ». « Je dors mal la nuit, j’ai des angoisses qui se mélangent. Des angoisses d’argent, d’art, de vérité ; d’une part je veux changer le monde et être un révolutionnaire et d’autre part je veux une belle voiture, vivre confortablement et avoir autant de gloire que César. Tout ça, c’est très difficile à concilier ».
« Chez Malabar et Cunégonde »
En 1972, le magasin de Ben est devenu trop petit pour accueillir le monde qui s’y presse et tous les objets qu’il a accumulés. Il loue l’appartement du rez-de-chaussée en face pour continuer à exposer avant-garde niçoise ; l’endroit s’appelle La Fenêtre, car on y rentre par la fenêtre (un artiste la laissera ouverte pendant dix jours après avoir passé une annonce dans le journal pour proposer l’endroit aux extraterrestres). Comme Ben commence à vivre un peu mieux de ses activités artistiques que de marchand de disques d’occasion, il décide de consacrer tout son temps à l’art. Il a l’idée d’exposer son magasin de Nice comme une œuvre d’art et le démonte à cet effet : en 1975, Pontus Hulten, le directeur de musée national d’Art moderne au Centre Georges-Pompidou, le lui achète, et l’œuvre devient l’une des plus grandes du Centre, montrée aujourd’hui au Centre Pompidou-Metz. C’est aussi au début de ces années 1970 que Ben achète la maison de Saint-Pancrace, où il travaille et vit avec Annie, ses chats et les plantes qu’elle aime faire pousser, et leurs chiens, depuis maintenant plus de trente-cinq ans. Il la baptise « Chez Malabar et Cunégonde », des prénoms de leur fille Eva-Cunégonde, née en 1965, et de leur fils, François-Malabar, né en 1970.
« Tout ce qui a été acheté à la Farfouillette est œuvre d’art »
Comme dans son ancien magasin de disques, Ben y accumule tout ce qu’il trouve. « La façade de ma maison commence à se remplir, et, bien que j’aie promis de ne pas déborder de plus d’un mètre de la maison, j’envahis petit à petit la pelouse avec des baignoires, des bidets et des cuisinières remplies de terre dans lesquelles je plante des géraniums… », note-t-il en 19775. Il ramasse les objets au rebut sur les trottoirs niçois, va dans les brocantes pas chères, comme la Farfouillette à Nice qu’il découvre en 1989 et pour laquelle il crée un tampon : « Tout ce qui a été acheté à la Farfouillette est œuvre d’art ». Dans la lignée de Marcel Duchamp et des artistes du mouvement Fluxus, né au début des années 1960, Ben pense que tout est art (ou peut l’être) et que l’art est indissociable de la vie et du quotidien. Aujourd’hui, hormis dans la cuisine restée la chasse gardée d’Annie, la vingtaine de pièces qui forment la maison a été envahie, et le jardin transformé en un vaste capharnaüm. Mais contrairement à ses œuvres entrées au musée – le magasin de Nice à Beaubourg, la chambre au musée d’Art moderne et contemporain de Nice, le Bizart baz’art déposé au musée d’Art contemporain de Lyon depuis 2004 –, la maison de Ben n’est pas figée. L’artiste continue d’y travailler et restaure les façades endommagées par le temps ; il se désole de l’âge qui l’empêche de grimper aussi facilement qu’auparavant sur les échelles pour remplacer les panneaux abîmés, ou de certains éléments qui font désordre comme les fils électriques qui pendent de façon anarchique, dont il voudrait faire les cheveux d’une tête imaginaire.
« Je n’aime pas acheter cher »
Il parcourt toujours les trottoirs de Nice et continue d’aller chez Emmaüs acheter des cartons de bric-à-brac à deux ou trois euros ; « Je n’aime pas acheter cher ». Il entasse ses trouvailles dans son jardin ou dans sa remise. Pêle-mêle, on y trouve des cartons de figurines en plastique, des bidets et des W.-C. transformés en pots de fleurs, clin d’oeil à Marcel Duchamp (un des rares noms propres que Ben aime citer), des vieux fauteuils, ses dernières acquisitions de femmes nues (une de ses obsessions) destinées à être
clouées au plafond de sa chambre, une copie de la Jeune Fille à la perle de Vermeer qu’il clouera aussi, car il aime son regard, des personnages géants sortis de la foire du Trône…
« À force de classer, je deviens fou et triste »
« Ici, c’est moi l’artiste », déclare Ben, en plaisantant (à moitié ?) si l’on s’attarde un peu trop à bavarder avec Annie dans la cuisine de Chez Malabar et Cunégonde. Toutes les trouvailles de Ben sont en attente de classement, si elles n’ont pas déjà trouvé leur place. Car s’il n’aime pas le vide et comble les trous, Ben ne dispose rien au hasard, ni de travers. Ses panneaux sont posés au cordeau. Le foisonnement d’objets dont il s’entoure non seulement est un joyeux pied de nez à la société de consommation et à son gaspillage, mais répond aussi à sa volonté maniaque et désespérée de tout classer. « Annie me dit que j’ai envahi le salon de tiroirs. Elle a raison. L’organigramme de mon classement est affolant. Magie, 18 boîtes. Caméra, cassettes vidéo, cassettes audio, ethnies, 300 fichiers. Idées pour édition, 150 fichiers. Idées pour originaux, 12 tiroirs pleins. Cassettes vidéo VHS, 130 sur Ben. 30 sur les autres et ça continue et ça continue et ça continue ». La tâche est infinie ; un tonneau des Danaïdes sans cesse vidé, toujours rempli. « À force de classer, je deviens fou et triste. Il n’y a pas de fin, il y a tant à classer : photos, négatifs, vie de famille, argent, cuisine, livres, éditions, originaux, et si on prend le pli, cela ne s’arrête jamais ». La maison de Ben est ainsi devenue sa « grande œuvre », le témoignage vivant des interrogations, des combats et de l’humour qui l’animent depuis ses débuts niçois. Il en a fait le siège de la Fondation du doute, avatar de la galerie Ben Doute de Tout créée dans la mezzanine de son magasin de disques d’occasion.
« Il y a un grand cheval blanc en stuc dans le jardin »
Il y affiche ses angoisses et ses contradictions – « Je suis inquiet », « Je pédale dans la semoule », « Je ne sais pas qui je suis » –, sa quête toujours renouvelée de la vérité qu’il tient de sa mère, sa volonté de tout dire, sa volonté d’apporter du nouveau, son refus de l’esthétisme, sa drôlerie, sa haine de l’impérialisme culturel ou encore son combat indéfectible, depuis sa rencontre au début des années 1960 avec François Fontan (le fondateur du Parti nationaliste occitan), pour l’ethnisme et la défense les minorités culturelles. « Pour le droit des peuples à gérer leur destin », peut-on lire sur une petite maison de jardin, à coté d’un panneau « sortie de secours » dont la flèche est pointée sur une phrase de Marcel Duchamp, « L’art est une escroquerie », tandis que les citations en niçois, en occitan et dans d’autres langues fleurissent sur les façades de sa maison. L’amour des mots y est partout : « Si je reste un jour dans l’histoire de l’art c’est parce que le message écrit devient de plus en plus important. Il remplace les fleurs, les femmes nues et le paysage sur un tableau ». Aujourd’hui, à bientôt 75 ans, Ben rêve de faire un film, car il est hanté par l’idée de perdre la mémoire. Sa maison sur les hauteurs de Nice est le manifeste de toute une vie. « Qu’on vienne me voir, je ne suis heureux qu’ici ». Pour la visiter, il suffit d’aller sur son site Internet, et cliquer sur « venir me voir à pied ». On y trouve différents itinéraires depuis la mer, l’autoroute, la villa Arson, le numéro du bus, l’adresse exacte, et pour ceux qui auraient un doute, après avoir lu cet article ou le catalogue de l’exposition « Striptease intégral », un indice : « Il y a un grand cheval blanc en stuc dans le jardin ».
Jeanne Faton