Elle est à l’art contemporain ce que le festival de Cannes est au cinéma : une grand-messe où de nombreux acteurs internationaux du monde de l’art et le public se pressent, d’avril à novembre, afin de prendre le pouls de la création actuelle. Imaginée par Adriano Pedrosa, premier commissaire latino-américain basé dans l’hémisphère sud, cette 60e édition réunit 331 artistes et collectifs issus de 80 pays, au pavillon central des Giardini, et à l’Arsenal. « Stranieri Ovunque – Foreigners Everywhere » célèbre « l’étranger », à savoir les artistes marginalisés, « invisibilisés », les communautés autochtones, LGBTQ+, mais aussi les exilés, réfugiés ou déplacés de toutes sortes, se sentant étrangers aux autres, comme à eux-mêmes. Très actuelle, cette thématique résonne aussi au cœur des 86 pavillons nationaux incluant quatre nouvelles participations – Bénin, Éthiopie, Timor-Leste et Tanzanie. Au sein de cette offre enrichie d’une trentaine d’expositions collatérales accueillies par différentes institutions vénitiennes, la présence récurrente de tapisseries, céramiques et peintures figuratives colorées tend à reconnecter l’art actuel avec le beau métier, comme à gommer la hiérarchie entre beaux-arts et arts populaires. Serait-ce une biennale de la réconciliation des arts et artistes que tout oppose ? Quoi qu’il en soit, elle est celle de l’acceptation militante des différences. Focus – forcément subjectif – sur quelques incontournables à découvrir dans la Sérénissime.
L’exposition internationale : un hommage aux « invisibilisés »
D’emblée la façade du pavillon central, peinte par le collectif d’autochtones amazoniens Mahku, donne le ton de ce qui se trame dans ses espaces et ceux, immenses, de l’Arsenal : une ode pétulante aux outsiders, aux inconnus du monde de l’art occidental. Dans un parcours foisonnant, l’œil se perd devant les tapisseries, broderies, installations et objets, renouant avec les traditions historiques et les arts populaires. Là, un tondo représentant deux hommes amoureux, créé par l’artiste libanais Omar Mismar (né en 1986), flirte de manière subversive avec les tesselles et couleurs de la mosaïque gréco-romaine. Plus loin, des peintures parsemées de feuilles d’or, du plasticien brésilien Dalton Paula (né en 1982), mettent en scène les figures tutélaires du mouvement contre l’esclavage, au Brésil. Telle une respiration dans ce dédale d’expressions actuelles, un nucleus de pièces modernes permet de revoir le corpus d’artistes italiens ayant vécu à l’étranger. Parmi ceux-ci, une nature morte de 1918 ayant fait partie de la collection du grand marchand Léonce Rosenberg, peinte par Gino Severini (1883-1966), chantre du mouvement futuriste ayant habité à Paris. Toujours aussi significatifs, des textiles – des arpilleras brodés, crochetés –, réalisés par « Arpilleristas », des artistes chiliennes non identifiées, expriment, dans un style proche de l’art naïf, la lutte incessante contre le régime de Pinochet. Claire, la présentation truffée de découvertes au métier virtuose, souligne en filigrane la posture ethnocentrique occidentale de l’art contemporain.
Un pavillon : les États-Unis mettent à l’honneur un artiste natif
Si l’Australie a cette année été couronnée d’un Lion d’or, grâce à l’artiste aborigène Archie Moore (né en 1970) qui a notamment dessiné un immense arbre généalogique des peuples des Premières Nations, le plasticien américain queer Jeffrey Gibson (né en 1972), issu de la tribu des Indiens Choctaws et d’origine Cherokee, signe un pavillon national éclatant de couleurs. À l’intérieur, d’impressionnantes sculptures-totems dialoguent avec des fresques murales et des bustes revisitant la statuaire occidentale. Premier artiste autochtone à être exposé, seul, dans les espaces du pavillon états-unien, Gibson explore les notions d’identités collective et individuelle, avec son projet The space in which to place me. Cette invitation à appréhender différemment le monde est, entre autres, symbolisée par l’hybridation des techniques et matériaux identitaires de sa communauté – tissus, sequins, perles, métal, objets trouvés – avec l’esthétique abstraite, géométrique, et le dynamisme d’une palette entre Pop Art et Gay Pride !
Une personnalité : Iván Argote, le Colombien et l’Histoire
Dans les Giardini de la Biennale, en face du pavillon égyptien, le plasticien colombien Iván Argote (né en 1983) a installé Descanso, réplique en pierre d’une statue de Christophe Colomb à Madrid, qu’il a couchée et démantelée. « L’espace public est souvent marqué par des monuments, comme autant de gestes de propagande politique, explique l’ancien étudiant aux Beaux-Arts de Paris. En couchant et démantelant cette sculpture représentant l’icône de la colonisation latino-américaine, je souhaitais prendre du « repos » – Descanso – avec l’iconographie coloniale violente, en imaginant un autre type de monument moins glorieux, plus défaillant. » Envahi par des plantes migrantes mélangées à des plantes locales, Descanso met en exergue les notions d’émigration, de désobéissance civile et de résistance, mais aussi d’écologie, à travers une nature qui grignote la pierre et reprend ses droits… Clin d’œil à sa Colombie natale, cette statue politique, aux effets romantiques, illustre avec élégance le thème de la Biennale, comme la figure de l’artiste « étranger », installé dans la capitale française depuis 2006.
Une œuvre : Alioune Diagne, la peinture comme langage au service de l’Autre
Représentant le Sénégal à l’Arsenal, Alioune Diagne (né en 1985) a réalisé, entre autres pièces, un immense polyptyque-puzzle de 4 mètres par 12, constitué de 17 toiles connectées les unes aux autres. Avec sa délicate écriture picturale, presque graphique, composée d’innombrables touches-signes juxtaposées et régulières de couleurs, l’artiste d’origine wolof évoque, en grand, des scènes quotidiennes, superposant plusieurs images. « Inspiré par la rue, je fais mes esquisses au crayon, puis choisis spontanément mes couleurs et peins mes personnages. En wolof, Bokk-Bounds, titre de mon projet, signifie les liens affectifs, de parenté. » Un ensemble où, de cette foule illustrant les migrations clandestines et le racisme, émerge la figure de la femme sénégalaise, incarnant des valeurs de communauté, d’héritage et d’éducation.
Une exposition hors les murs : la déferlante Chu Teh-Chun à la Fondation Cini
Parmi les évènements collatéraux, la rétrospective « In Nebula» dédiée à l’artiste chinois Chu Teh-Chun (1920-2014) organisée à la Piscina Gandini de la Fondation Cini, fera date. Dans une scénographie à rebours des conventions, le commissaire Matthieu Poirier a réuni, sur les trois niveaux de l’espace ouvert sur la lagune, environ cinquante peintures de cette figure majeure de l’abstraction gestuelle. Les formats, souvent monumentaux, plongent le spectateur dans les profondeurs d’une peinture au « sfumato » atmosphérique, aux fulgurances chromatiques, amplifiées d’effets de lumière. Réalisées sans esquisse, ces toiles enveloppant littéralement le spectateur évoquent avec poésie la mémoire flottante de paysages chinois, comme elles le transportent dans un univers peuplé de forces telluriques et cosmogoniques. Si ses œuvres passent régulièrement sous le feu des enchères, Chu Teh-Chun demeure peu connu du grand public. Agrémentée d’un ouvrage édité chez Gallimard, cette exposition majestueuse comblera cette lacune.
Virginie Chuimer-Layen
« Stranieri Ovunque/ Foreigners Everywhere »
60e Biennale internationale d’art de Venise
Jusqu’au 24 novembre 2024
www.labiennale.org
« Chu Teh-Chun. In Nebula »
Jusqu’au 30 juin 2024 à la Fondazione Giorgio Cini
Île de San Giorgio Maggiore, Venise
www.cini.it
Entrée libre.
Catalogue Chu Teh-Chun, Gallimard, 240 p., 30 €.