L’art autrement : regards choisis sur l’art.

 

Des animaux et des hommes à Edo-Tokyo

Yôshû Chikanobu (1838-1912), Course de chevaux à Ueno-Shinobazu, première moitié de l’ère Meiji (1868-1890). Triptyque de nishiki-e, 37 x 74,4 cm. Collection du Edo-Tokyo Museum / photo service de presse
Yôshû Chikanobu (1838-1912), Course de chevaux à Ueno-Shinobazu, première moitié de l’ère Meiji (1868-1890). Triptyque de nishiki-e, 37 x 74,4 cm. Collection du Edo-Tokyo Museum / photo service de presse

À l’occasion de ses 25 ans, la Maison de la culture du Japon à Paris déploie une exposition consacrée aux liens étroits que les habitants d’Edo-Tokyo entretinrent avec les animaux à l’époque d’Edo (1603-1868). Plus d’une centaine d’estampes, de documents historiques et d’objets dressent le portrait d’une ville et d’une époque où l’animal et l’homme ne faisaient qu’un.

Lorsque le naturaliste américain Edward S. Morse (1838-1925) arrive à Tokyo en 1877 pour enseigner à l’université, il est particulièrement frappé par la bienveillance dont font preuve les habitants de la ville envers les animaux. « Au cours des nombreuses courses en pousse-pousse, j’ai remarqué avec quel soin les conducteurs évitaient chats, chiens et poules présents sur la route. Je n’ai jusqu’ici jamais été témoin de manifestation de colère ou de mauvais traitement envers les animaux », déclare-t-il ainsi dans une lettre. Pour ce natif des États-Unis où l’animal et l’Homme constituent deux entités bien distinctes, il est tout à fait singulier de découvrir que les citadins nippons considèrent les êtres à deux ou quatre pattes (ou plus !) comme des prolongements d’eux-mêmes, allant jusqu’à ajouter le suffixe honorifique « san » (équivalent de « Monsieur/Madame ») pour les désigner.

Les Paravents des vues d’Edo

Le parcours de l’exposition s’ouvre sur un témoignage saisissant de la ville d’Edo (qui ne prendra le nom de Tokyo qu’en 1868) et de ses environs immédiats au XVIIe siècle. Il s’agit d’une réplique datant des années 1990 d’une immense paire de paravents à six feuilles d’or (3,60 mètres de long), réalisée en 1634, et dont l’original est conservé au National Museum of Japanese History. On y découvre une ville immense, entourée de vastes étendues de collines et de forêts. C’est dans ce cadre paisible que le shogun s’adonne à diverses activités témoignant de sa grandeur, au premier rang desquelles figure la chasse. L’œuvre fourmille de détails : si l’on y dénombre pas moins de 4 983 humains, les animaux y ont également la part belle, à commencer par le gibier (cerfs, sangliers…). Le visiteur pourra s’amuser à les compter parmi les multiples scénettes cynégétiques qu’offre cet étonnant document, mais aussi dans les différents quartiers de la cité où les hommes côtoient des chiens errants, des singes, des bœufs ou encore des chevaux sacrés.

Vue de l’exposition avec la vitrine où est présentée la réplique des Paravents des vues d’Edo (anonyme, 1634 pour l’original). Paire de paravents à six feuilles, couleurs et feuille d’or sur papier, 162,5 x 366 cm chacun. National Museum of Japanaese History (original), Edo-Tokyo Museum (reproduction) / photo service de presse
Vue de l’exposition avec la vitrine où est présentée la réplique des Paravents des vues d’Edo (anonyme, 1634 pour l’original). Paire de paravents à six feuilles, couleurs et feuille d’or sur papier, 162,5 x 366 cm chacun. National Museum of Japanaese History (original), Edo-Tokyo Museum (reproduction) / photo service de presse

Des animaux de travail… et de compagnie

Guerriers, paysans, commerçants… nombreuses sont les corporations entretenant des liens privilégiés avec l’animal. Edo devient la capitale guerrière du Japon en 1603 et à ce titre, on y rencontre un nombre important de chevaux militaires, mais au fur et à mesure que dure la période de paix incroyablement longue d’Edo, ceux-ci deviennent progressivement des auxiliaires de la vie civile, tout comme les bœufs qui servent au transport des marchandises et au labour en dehors de la ville. À l’intérieur de la cité, les habitants dont le confort de vie s’est amélioré ont tout le loisir de se divertir et s’entourent volontiers de petits animaux : chiens, chats, lapins, oiseaux, poissons rouges, mais aussi, plus étonnant, d’insectes comme les grillons et les criquets. Certaines estampes ukiyo-e témoignent de cet engouement nouveau pour les animaux « de compagnie », à l’image de ce paravent figurant un concours de chants de cailles, dont le cri mélodieux était alors très prisé.

Anonyme, Paravent du concours de chants de cailles, fin de l’époque Edo – seconde moitié du XVIIIe siècle. Paravent à deux feuilles, couleurs sur papier, 150 x 166 cm. Collection du Edo-Tokyo Museum / photo service de presse
Anonyme, Paravent du concours de chants de cailles, fin de l’époque Edo – seconde moitié du XVIIIe siècle. Paravent à deux feuilles, couleurs sur papier, 150 x 166 cm. Collection du Edo-Tokyo Museum / photo service de presse

Une riche faune sauvage aux portes de la ville

Les habitants d’Edo profitent à cette époque d’un environnement immédiat fait de collines, de rivières et qui plus est, ouvert sur la mer ; ils vivent en totale adéquation avec la nature. Si la chasse au faucon fait fuir grues, oies et canards, la chasse au cerf déloge quant à elle de leur cachette sangliers, lièvres, faisans et renards à qui la croyance populaire conférait de grands pouvoirs sur la bonne tenue des récoltes. Certains rites en lien avec le passage des saisons poussent les citadins à sortir de chez eux, comme en témoigne cette Prise de la grue, qui consistait, au commencement de l’hiver, à débusquer une grue à l’aide d’un rapace appartenant au shogun. Le gracieux volatile était ensuite offert à la cour à Kyôto ou à des seigneurs locaux.

Yôshû Chikanobu, Enceinte extérieure du château de Chiyoda – La prise de la grue, 1897. Album d’estampes nishiki-e, 35,2 x 70,5 cm. Collection du Edo-Tokyo Museum / photo service de presse
Yôshû Chikanobu (1838-1912), Enceinte extérieure du château de Chiyoda – La prise de la grue, 1897. Album d’estampes nishiki-e, 35,2 x 70,5 cm. Collection du Edo-Tokyo Museum / photo service de presse

De l’animal comme attraction

L’urbanisation grandissante d’Edo introduit au sein de la cité de nouvelles attractions. C’est ainsi que l’on commence à exhiber des animaux rares, tels des paons ou des perroquets venus de Chine ou de Hollande. L’ouverture vers l’Occident voit augmenter considérablement l’importation d’espèces exotiques et conduit, alors que débute l’ère Meiji à partir de 1868, à l’ouverture de zoos, aquariums et hippodromes. Tout cela donne naissance à la diffusion de nombreuses estampes et gravures où l’éléphant, très populaire, devient le principal motif. On prêtait en effet au pachyderme des vertus prophylactiques et il était censé garantir la bonne fortune.

Ryôko, Grand éléphant des Indes nouvellement arrivé au Japon par bateau, 1863. Diptyque d’estampes nishiki-e, 36,1 x 47,7 cm. Collection du Edo-Tokyo Museum / photo service de presse
Ryôko, Grand éléphant des Indes nouvellement arrivé au Japon par bateau, 1863. Diptyque d’estampes nishiki-e, 36,1 x 47,7 cm. Collection du Edo-Tokyo Museum / photo service de presse

Les animaux dans les arts décoratifs

Le parcours de l’exposition se clôt sur l’utilisation du motif animalier dans les arts décoratifs. Symbolisant la réussite ou le bonheur, quantité d’espèces se trouvent reproduites sur des objets du quotidien et des vêtements, notamment des kimonos. Les jouets en forme d’animaux familiers font également le bonheur des enfants à qui l’on n’hésite pas à offrir des talismans ou amulettes, censés les protéger des maladies. Le hibou, doté de grands yeux capables de voir dans le noir, et que l’on représentait fréquemment en gravures, devait ainsi prémunir contre la cécité provoquée par la variole. Mais à ces traditionnelles images étroitement liées aux croyances populaires, succèdent bientôt des motifs aux variations plus riches et plus libres. La relation ancestrale des Japonais avec le monde animal s’estompe et, vers la fin du XIXe siècle, la dimension « kawai » (mignon) des animaux de compagnie prédomine dans la plupart des créations.

Utagawa Kuniyoshi (1812-1860), estampe hôsô-e : Hibou. 25,8 x 18,6 cm. Collection du Edo-Tokyo Museum / photo service de presse
Utagawa Kuniyoshi (1812-1860), estampe hôsô-e : Hibou. 25,8 x 18,6 cm. Collection du Edo-Tokyo Museum / photo service de presse

Florie Lafond-Cornette


« Un bestiaire japonais. Vivre avec les animaux à Edo-Tokyo (XVIIIe-XIXe siècle) »
Jusqu’au 21 janvier 2023 à la Maison de la culture du Japon à Paris
101bis quai Jacques Chirac, 75015 Paris
Tél. 01 44 37 95 00
www.mcjp.fr

Catalogue, coédition MCJP / Gourcuff Gradenigo, 160 p., 22 €.

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