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La passion des maîtres anciens selon Matthieu Fournier

Giovanni Boulanger (1606-1660), La Fontaine de la Mule. Huile sur toile. Adjugé 94 734 € (frais inclus) le 13 novembre 2013.

Giovanni Boulanger (1606-1660), La Fontaine de la Mule. Huile sur toile. Adjugé 94 734 € (frais inclus) le 13 novembre 2013. Photo service de presse. © Artcurial

Directeur associé d’Artcurial, Matthieu Fournier a fondé, en 2007, le département Maîtres anciens et du XIXe siècle de la maison de ventes, au sein duquel il organise deux vacations de prestige par an. Passionné par son métier, il est à l’origine de nombreuses découvertes : les musées français ont exercé, en 2024 dans son département, pas moins de 78 fois leur droit de préemption et sa carrière a atteint un sommet avec la vente au musée du Louvre du Panier de fraises des bois de Chardin. Ce véritable bourreau de travail qui se définit comme un « passeur » évoque pour L’Objet d’Art sa vision du marché de la peinture ancienne. 

Propos recueillis par Nathalie Mandel

Quel est votre ­parcours ? Comment devient-on spécialiste en peinture ancienne ?

Depuis mon plus jeune âge, j’ai grandi au milieu d’objets anciens. Mon père, commissaire-priseur à Rouen, m’a initié très tôt à porter un jugement esthétique sur les œuvres. J’étais passionné par les jardins, l’architecture et l’histoire et j’ai très vite éprouvé une frustration en regardant les images des tableaux dans les livres car leurs légendes étaient très succinctes. Vers l’âge de 16-18 ans, j’ai commencé à m’intéresser à la peinture ancienne et j’ai débuté ma formation par un stage auprès d’Éric Turquin. Parallèlement au droit suivi à Assas, j’ai étudié l’histoire et l’histoire de l’art à la Sorbonne.

Le concours de commissaire-priseur n’était pas ma vocation première – je voulais devenir expert –, mais je l’ai tout de même présenté sur les conseils de notre très regretté François Duret-Robert. Stagiaire commissaire-priseur au département inventaire chez Christie’s pendant trois ans, j’ai ensuite accepté la gestion de l’entrepôt d’Artcurial en 2005. Artcurial était alors une maison de ventes très centrée sur l’art du XXe siècle. Nicolas Orlowski et Francis Briest, co-fondateurs de la maison au début des années 2000, m’ont accordé leur confiance pour créer le département des Maîtres anciens & du XIXe siècle. 

Matthieu Fournier et Le Panier de fraises des bois de Chardin adjugé 24,4 M€ (frais inclus) le 23 mars 2022.

Matthieu Fournier et Le Panier de fraises des bois de Chardin adjugé 24,4 M€ (frais inclus) le 23 mars 2022. © Alexis Narodetsky

« Nous sommes des résistants ! Nous continuons à imprimer des catalogues papier et je tiens absolument à maintenir cette pratique. »

Artcurial est leader dans le secteur du tableau ancien depuis plusieurs années face aux deux géants du marché que sont Sotheby’s et Christie’s. Quel est le secret de cette réussite ?

Une des spécificités d’Artcurial est la véritable liberté accordée aux directeurs de départements. Nous sommes très souvent mis en concurrence sur les dossiers les plus importants et notre structure nous accorde plus de souplesse et de réactivité que d’autres maisons. Cette grande liberté se traduit par une très forte implication personnelle, et surtout un formidable travail d’équipe, y compris avec des experts extérieurs à la maison et de nombreuses professions juridiques pour lesquelles nous sommes un partenaire privilégié.

Une importante documentation, enrichie depuis près de trente années, me permet grâce à des consultations presque quotidiennes de conforter des attributions et de nourrir les provenances des œuvres. Toujours à l’affût d’une nouvelle découverte, je voyage très fréquemment en province et à l’étranger. Artcurial a développé un réseau très actif en Europe avec notamment des représentants en Belgique, à Monaco, en Suisse et en Allemagne, qui mènent un travail remarquable. Ces dernières années, nous avons dispersé de nombreuses collections grâce à ce puissant réseau, comme celle du baron Vitta qui venait d’Italie ou celle de la famille Vaxelaire provenant de Belgique.

« […] ma plus belle découverte est sans doute celle qui m’attend demain, car dans notre métier chaque jour est une surprise. »

Y a-t-il une spécificité propre à vos ventes chez Artcurial ?

Nous sommes des résistants ! Nous continuons à imprimer des catalogues papier et je tiens absolument à maintenir cette pratique. Accueillir les collectionneurs dans les salons de l’hôtel Dassault et échanger avec eux lors des expositions précédant les ventes est par ailleurs primordial dans un domaine aussi spécifique que le nôtre. Le catalogue papier est un support indispensable pour la transmission du savoir. C’est une fierté pour moi et mon équipe de les voir rejoindre les bibliothèques, tant privées que publiques, pour les générations à venir. Quand nous avons la chance de pouvoir travailler sur une collection longtemps à l’avance, notre département a à cœur d’imprimer les catalogues deux mois avant la vente. Ce fut le cas pour la dispersion du fonds Bracquemond, couronnée de succès avec 100 % des lots vendus, et pour la vente « Entre Ciel & Terre. Chefs-d’œuvre d’une collection française »qui se tiendra le 30 avril prochain.

Anticiper la publication des ventes permet de travailler de manière très approfondie sur les œuvres et de laisser le temps aux acheteurs potentiels de réfléchir et de nous solliciter. Un acheteur qui paye 30 % de frais est en droit de bénéficier d’un service impeccable ! Le département Maîtres anciens d’Artcurial organise deux ventes de prestige par an. À cette occasion, nous proposons également des événements culturels, des conférences ou des dédicaces d’ouvrages. Au-delà d’une maison de ventes, Artcurial est aussi un pôle culturel, notamment grâce à notre librairie.

Jean Jouvenet (1644-1717), Le Père éternel. Huile sur toile de forme ovale. Adjugé 186 418 € (frais inclus) le 8 novembre 2011.

Jean Jouvenet (1644-1717), Le Père éternel. Huile sur toile de forme ovale. Adjugé 186 418 € (frais inclus) le 8 novembre 2011. Photo service de presse. © Artcurial

Quelles sont vos plus belles découvertes ?

Au cours de ma carrière, j’ai eu la chance de faire de merveilleuses trouvailles au hasard des pérégrinations et des rencontres. L’un de mes plus beaux souvenirs est la découverte d’une œuvre de Jean Jouvenet, Le Père éternel, trouvée fortuitement dans une cave à Milan. Ce tableau avait été commandé par Colbert pour orner la chapelle du Collège des Quatre-Nations ; il était originellement placé au-dessus d’un grand tableau de maître-autel d’Alessandro Turchi.

J’aime aussi me souvenir du cas des deux toiles de Giovanni Boulanger que j’ai découvertes dans une ancienne forteresse médiévale au bord du lac d’Annecy, accrochées à cinq mètres de haut dans une cage d’escalier. Ce sont les deux seuls tableaux d’un artiste totalement méconnu et inclassable qui a consacré toute sa vie au décor à fresques d’un palais près de Modène, détruit pendant la Seconde Guerre Mondiale. Les sujets – uniques – de ces deux toiles ont été spécialement conçus pour cette commande du duc d’Este vers 1630, destinée à orner la chambre des Fontaines du château de Sassuolo.

Giovanni Boulanger (1606-1660), La Fontaine de Candione. Huile sur toile. Adjugé 94 734 € (frais inclus) le 13 novembre 2013.

Giovanni Boulanger (1606-1660), La Fontaine de Candione. Huile sur toile. Adjugé 94 734 € (frais inclus) le 13 novembre 2013. Photo service de presse. © Artcurial

Je pourrais aussi vous parler d’un petit cuivre de Johann König, chiné sur un marché aux puces à Toulouse dans les années 1980 et vendu près de 800 000 € trente ans plus tard, ou d’une Danse de noce de Pieter II Brueghel trouvée enroulée dans un drap au-dessus d’une armoire à l’occasion de l’un de mes premiers inventaires de succession. La richesse des découvertes repose autant sur la préciosité de l’objet identifié que sur l’originalité du contexte. Mais, ma plus belle découverte est sans doute celle qui m’attend demain, car dans notre métier chaque jour est une surprise.

Comment le marché de la peinture ancienne a-t-il évolué depuis 10 ans ? Le phénomène de raréfaction est-il un obstacle important ?

Il reste de très nombreux chefs-d’œuvre méconnus ou oubliés à découvrir et je compte bien participer à cette quête dans les prochaines décennies. Les œuvres importantes sur le marché sont évidemment moins nombreuses que par le passé, en raison notamment des multiples acquisitions des musées ; leurs achats entrent en général dans leurs collections pour ne plus en ressortir. Récemment, le collectionneur américain Jeffrey Horvitz a réalisé une importante donation à l’Art Institute de Chicago. Ces œuvres ne devraient pas réapparaître sur le marché, même si les musées américains ont la possibilité de vendre. Heureusement, nombreuses sont les découvertes qu’il reste à réaliser dans le domaine des tableaux anciens. Il suffit de prendre n’importe quel catalogue raisonné pour se heurter à des mentions de tableaux perdus ou de localisation inconnue. Je suis donc optimiste pour l’avenir car l’Europe est encore pour longtemps un merveilleux « grenier ». 

« Les tableaux que nous vendons sont certes le reflet du passé, mais ils peuvent aussi être d’une contemporanéité flagrante. »

Quelle analyse faites-vous de l’évolution des prix ?

Comme dans de nombreux domaines, il est certain que les objets de moindre qualité se vendent de moins en moins bien, tandis que les chefs-d’œuvre atteignent des prix de plus en plus élevés. Cette tendance semble logiquement exponentielle. D’une manière générale, nous ne sommes pas dans un marché spéculatif, ni d’ailleurs en présence de collectionneurs très sensibles aux modes, même si certains thèmes rayonnent en ce moment, à l’instar de la question de l’identité ou encore de la place des femmes artistes – difficile d’y échapper ! Les collectionneurs qui entrent dans cet univers sont avant tout des passionnés, cherchant rarement la reconnaissance sociale. Priment d’abord le plaisir de la contemplation, celui d’écouter un récit visuel ou de comprendre le sens de l’histoire. 

Les collectionneurs de peinture ancienne sont souvent des personnes relativement âgées. Avez-vous réussi à attirer les jeunes générations, a priori plus portées vers l’art contemporain ? 

Cette idée mérite d’être nuancée, même s’il est vrai que l’univers de la peinture ancienne est plus exigeant au niveau de la connaissance et de la culture, ce qui requiert une certaine maturité. Loin d’être inquiet à ce sujet, je suis même optimiste car je constate un renouvellement des collectionneurs. Je connais de nombreux trentenaires qui se passionnent pour l’histoire et sont intéressés par leur patrimoine. Pour les plus jeunes (à partir de 5 ans), nous organisons des visites commentées de nos expositions, tant pour former les collectionneurs de demain que pour séduire les parents et les grands-parents.

Je rencontre aussi régulièrement dans mes expositions des déçus de l’art contemporain avec lesquels j’arrive à instaurer un dialogue. Ils sont d’ailleurs émerveillés de pouvoir acquérir une œuvre significative du XVIe siècle pour un montant de 40 000 à 50 000 € ! Les tableaux que nous vendons sont certes le reflet du passé, mais ils peuvent aussi être d’une contemporanéité flagrante. Quand je regarde l’Allégorie de l’Été de Pieter Brueghel le Jeune, qui figurera dans notre prochaine vente « Entre Ciel & Terre », je perçois l’intemporalité fabuleuse de cette scène de travail collectif qui célèbre un temps de partage et d’harmonie avec la nature. 

Pieter Brueghel le Jeune (1564-1637/1638), La moisson, Allégorie de l’Été. Huile sur panneau de chêne, 42 x 57 cm. Signé « P. BREVGHEL » en bas à gauche. Estimé : 1/1,5 M€.

Pieter Brueghel le Jeune (1564-1637/1638), La moisson, Allégorie de l’Été. Huile sur panneau de chêne, 42 x 57 cm. Signé « P. BREVGHEL » en bas à gauche. Estimé : 1/1,5 M€. Photo service de presse. © Artcurial

En France, les collections publiques des musées sont par ­définition imprescriptibles et inaliénables. Que pensez-vous de cette loi ? Serait-il souhaitable que les musées aient la liberté de se défaire de certaines œuvres ?

Sur le principe, je suis plutôt ouvert à toute réflexion sur le sujet, mais il faut veiller à garder suffisamment de recul par rapport à l’histoire de l’art, en particulier pour les œuvres de moins de 100 ans. Les musées ne pourraient-ils pas avoir le droit de vendre des œuvres mineures parfaitement documentées et d’un intérêt relatif qui font supporter un coût certain à l’État en raison des frais de stockage, d’entretien ou encore de récolement ? En revanche, dans le domaine de la peinture ancienne, certaines œuvres, même d’infime valeur financière, peuvent avoir une importance historique du point de vue du patrimoine local ou national. Il est certain que l’état des finances publiques peut nous amener à nous interroger sur la gestion des collections, organisée de manière différente dans d’autres pays. 

Votre prochaine vente de prestige aura lieu le 30 avril…

En effet, nous présenterons le 30 avril une très belle collection composée essentiellement de tableaux flamands. Elle a été constituée par un couple de collectionneurs français il y a une trentaine d’années : quarante lots, tous d’une qualité exceptionnelle. J’avais inventorié cet ensemble il y a une dizaine d’années et la relation de confiance établie dans le temps avec la famille permet aujourd’hui l’organisation de cette vente en France, dans un cadré très privilégié à Paris, sur le rond-point des Champs-Élysées. J’apprécie particulièrement cette réunion de tableaux, car il en émane à la fois une poésie subtile et une sorte d’humilité. Cette ode à la toute-puissance de la nature et à celle de Dieu a inspiré le titre du catalogue de la vente : « Entre Ciel & Terre. Chefs-d’œuvre d’une collection française »

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