L’art du XXe siècle autrement, le regard de Jacques Thuillier : entretien avec Serge Lemoine

Détail de la couverture de L'art du XXᵉ autrement de Jacques Thuillier.
L’art du XXe siècle autrement, le septième volume des Écrits de Jacques Thuillier, vient de paraître. Il met en valeur la vision originale de l’historien de l’art sur la création de son siècle, souvent décriée ou mal comprise. Serge Lemoine, directeur de la collection, revient sur une entreprise de longue haleine et la spécificité de ce dernier volume.
Propos recueillis par Jeanne Faton
Le volume 7 des Écrits de Jacques Thuillier est paru en juin 2025, à l’occasion d’une exposition à Nevers qui rend hommage à l’historien de l’art. Pouvez-vous rappeler l’origine de cette collection, commencée il y a plus d’une décennie ?
L’idée était d’entretenir la mémoire de Jacques Thuillier (1928-2011), un grand historien de l’art spécialiste de la peinture française du XVIIe siècle, qui a été également un grand professeur, à Dijon, puis à la Sorbonne, enfin au Collège de France, et dont l’influence sur la discipline de l’histoire de l’art a été essentielle. Jacques Thuillier a beaucoup publié depuis la fin des années 1950, des livres, des catalogues, des articles savants dans le monde entier et donc très dispersés. Son frère Guy Thuillier, très proche de lui et qui l’a beaucoup assisté dans ses différentes entreprises, a eu l’idée, après sa disparition, de rassembler tous ses écrits dans une série d’ouvrages. Il m’a demandé de m’en occuper. Jacques Thuillier connaissait bien Louis Faton qu’il avait rencontré lorsqu’il enseignait à Dijon : c’est pourquoi il m’a semblé naturel de m’adresser aux Éditions Faton pour entreprendre ces publications, ce qui a été accepté avec enthousiasme.
« La diversité des écrits rassemblés montre que l’intérêt de Jacques Thuillier ne se limitait pas seulement au XVIIe siècle, mais embrassait un horizon beaucoup plus vaste. »
Comment avez-vous conçu la collection ?
Après avoir pris connaissance de l’ensemble qui était considérable, il a fallu décider des volumes à paraître – treize au total –, de leur contenu et de leur titre. Le premier volume, je l’ai intitulé Une vie pour l’histoire de l’art, puis il y a eu La peinture française au XVIIe siècle, deux tomes consacrés à Poussin, Les frères Le Nain et L’art au XIXe siècle, qui ont été couronnés de prix, et un volume intitulé Pour le Plaisir regroupant des textes sur Rubens, Fragonard et Bastien Lepage. La diversité des écrits rassemblés montre que l’intérêt de Jacques Thuillier ne se limitait pas seulement au XVIIe siècle, mais embrassait un horizon beaucoup plus vaste. J’ai eu la chance d’assister à sa leçon inaugurale au Collège de France – l’originalité de son regard résidait dans sa méthode et sa façon d’aborder l’histoire de l’art. Pour le XIXe siècle, par exemple, il a été l’un des premiers à avoir ce point de vue iconoclaste qui consistait à remettre en cause l’importance excessive accordée à l’impressionnisme et à réhabiliter les peintres alors qualifiés de « pompiers » issus de la tradition académique. Baudry et Lenepveu étaient pour lui des peintres majeurs – il considérait comme une erreur de Malraux d’avoir remplacé le plafond de Lenepveu à l’opéra Garnier par celui de Chagall. Le XIXe siècle était très important pour lui. Il avait fait deux expositions originales sur des sujets de cette période au Japon, mais jamais en France.
Nevers rend hommage à Jacques Thuillier
Le musée de la Faïence et des Beaux-Arts de Nevers rend un bel hommage à l’historien de l’art. Lorrain d’origine, il était très attaché à Nevers, la ville de son adolescence et de ses études, où il s’était, avec son frère Guy, finalement établi. Il a fait don à la ville d’une partie de ses archives, de sa bibliothèque, d’une collection de dessins et d’estampes ainsi que de sa photothèque. Il a ainsi fait de la médiathèque de Nevers un centre de documentation remarquable sur la peinture française des XVIIe et XIXe siècles. Sa ville d’adoption lui consacre une exposition, richement documentée, qui permettra de découvrir, à travers les œuvres qu’il a collectionnées et les artistes qu’il a fréquentés, la singularité de son regard. Ses propres dessins, peintures et poèmes sont aussi exposés, dévoilant le visage plus intime de l’humaniste et historien de l’art.
« L’œil absolu : le XXe siècle de Jacques Thuillier », jusqu’au 31 décembre 2025 au musée de la faïence et des beaux-Arts, 16 rue Saint-Genest, 58000 Nevers. Tél. 03 86 68 44 60.
Ce 7e volume de la collection s’intitule L’art du XXe siècle autrement. Pourquoi ?
Les références de Jacques Thuillier n’étaient ni Picasso, ni Matisse, ni les maîtres de l’art abstrait. Il a beaucoup réfléchi à l’art du XXe siècle, mais son regard n’a pas toujours été compris et a été déformé. Il a manqué de temps pour mettre pleinement à l’œuvre sa vision. Il a plus ou moins essayé de le faire dans son Histoire de l’art, avec des artistes moins connus, il en a vivement critiqué d’autres et a émis des idées paradoxales ou très provocantes qui ont suscité de violentes réactions. Ce volume était donc nécessaire pour éclairer sa pensée et comprendre ses jugements car Jacques Thuillier était plus ouvert que l’image qu’on en a retenue, d’autant plus qu’il était lui-même artiste et a dessiné toute sa vie (cf. EOA n° 510, p. 6). Un certain nombre de ses dessins appartiennent à l’esthétique cubiste – non celle de Braque ou de Picasso mais celle d’André Lhote et de Roger de La Fresnaye, un cubisme classique, figuratif et très construit. Ils montrent un art savant, maîtrisé et riche en références, qu’un esprit hostile à la création de son époque n’aurait pas pu pratiquer. Jacques Thuillier dénonçait certains excès de l’art du XXe siècle. C’est pourquoi ce septième volume s’imposait.

Roger de La Fresnaye (1885-1925), Paysage et tête d’homme, non daté. Mine de plomb sur papier, 26,3 x 42,9 cm. Nancy, musée des Beaux-Arts. © Nancy, musée des Beaux-Arts / cliché : C. Philippot
Comme Jacques Thuillier, vous pratiquez le dessin et la peinture. Votre épouse raconte que Jacques Thuillier avait même commenté une de vos œuvres dans ses leçons. Les historiens de l’art artistes ont-ils une vision différente des autres ?
Jacques Thuillier n’était pas une exception. Henri Focillon, notre modèle à tous, était fils d’artiste, dessinait, peignait et gravait. Maurice Sérullaz, qui dirigeait le département des Arts graphiques du Louvre, dessinait et peignait également. Je suis convaincu que le besoin de produire soi-même et d’y réfléchir influence la manière dont on parle de l’art. Jacques Thuillier encourageait vivement ses élèves à la pratique artistique.
Quels sont les artistes que Jacques Thuillier appréciait plus particulièrement, qui constituaient ses références artistiques ?
Il était très ami avec Sergio de Castro (1922-2012), l’auteur des vitraux de l’ancienne collégiale de Romont, Jean-Baptiste Sécheret (né en 1957) et Érik Desmazières (né en 1948), auxquels il s’est intéressé très tôt. Sa référence était André Lhote (1885-1962), sa peinture et ses écrits surtout, car André Lhote est un grand théoricien de l’art et Jacques Thuillier lui a consacré son dernier cours au Collège de France. Il admirait encore Maria Helena Vieira da Silva (1908-1992), sur laquelle il n’a pourtant pas écrit, sauf dans son Histoire de l’art. Ses textes sur les artistes du XXe siècle sont tous des réflexions sur la pratique et la création artistiques. Il a voulu, pour le XXe siècle, mettre en avant des références différentes, comme il l’avait fait pour le XIXe siècle. Appartenir à telle ou telle école n’était selon lui pas important : ce qui comptait était la qualité artistique et la sincérité de la démarche.
« Il pensait qu’en peinture comme en littérature, l’art doit traiter de l’homme et montrer les rapports des personnages les uns avec les autres. »
Pourquoi a-t-il alors rejeté l’abstraction ?
Il trouvait que Mondrian s’était engagé dans une voie sans issue, même s’il appréciait son œuvre avant 1914. S’il n’était pas attiré pas l’abstraction (malgré son amitié avec Georges Mathieu) et n’a pas écrit sur Soulages, c’est parce qu’il était attaché à la figuration qu’il considérait comme humaniste. Il pensait qu’en peinture comme en littérature, l’art doit traiter de l’homme et montrer les rapports des personnages les uns avec les autres.

André Lhote (1885-1962), Femme nue, vers 1920. Aquarelle, 50 x 41 cm. Menton, musée des Beaux-Arts, palais Carnolès. © Adagp, Paris, 2025. Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. GrandPalaisRmn / Philippe Migeat
Malgré cet humanisme, son Histoire de l’art parue en 2002 chez Flammarion a pourtant suscité des réactions très vives…
Philippe Dagen, dans Le Monde, en a été le principal détracteur : il a publié un article incendiaire, particulièrement insultant. Jacques Thuillier a manqué de temps et de place pour cette Histoire de l’art, tant pour évoquer l’art ancien que l’art contemporain, l’architecture et d’autres civilisations.
Une gravure d’Érik Desmazières en souvenir de Jacques Thuillier
Le septième volume des écrits a fait l’objet de deux éditions, une édition courante et une édition de tête, reliée sous coffret, avec une gravure originale d’Érik Desmazières rendant hommage à Jacques Thuillier, numérotée à 60 exemplaires.

Vous avez dirigé le musée de Grenoble, été professeur à la Sorbonne et avez présidé le musée d’Orsay. Que pensez-vous maintenant de l’histoire de l’art et de la création artistique en France ?
Toute l’histoire de l’art est une question de mode. On ne peut pas comprendre le Caravage sans tenir compte du maniérisme, ni l’art de Poussin sans les Carrache et Le Dominiquin, et en réaction contre le caravagisme. C’est pareil pour l’art du XXe siècle : la vision qu’on en a eue a été aussi conditionnée par la mode, les courants qui se sont succédé ou ont cohabité au même moment, comme l’abstraction géométrique et l’abstraction lyrique. Aujourd’hui, c’est plus difficile, il n’y a plus vraiment d’école, la situation est plus brouillée et le marché a changé. L’enseignement de l’histoire de l’art n’est toujours pas consacré par une agrégation, ni enseigné dans les établissements scolaires en France, ce que Jacques Thuillier avait souhaité ardemment. Faire de l’histoire de l’art, c’est aussi faire des choix et déterminer des hiérarchies. J’espère que la publication de ce septième volume convaincra ses lecteurs de l’originalité des points de vue de Jacques Thuillier et de leur pertinence.
À lire :
L’art du XXe siècle autrement (tome 7 des Écrits de Jacques Thuillier), sous la direction de Serge Lemoine, éditions Faton, 384 p., 49 €.
Édition de tête, limitée à 60 exemplaires, avec une gravure originale d’Érik Desmazières, sous coffret, 384 p., 500 €. À commander sur www.faton.fr





