Tombé amoureux du Sud saharien, Étienne Dinet (1861-1930) s’est attaché à peindre la vie quotidienne de ses habitants. Son intérêt pour les plus humbles et son mysticisme – il se convertit à l’Islam en 1913 –, ont fait de lui une star dans le monde arabe. Un parcours et une postérité hors-normes, mis en lumière par l’Institut du Monde arabe (IMA) à travers 80 œuvres. Trois questions à Mario Choueiry, commissaire de l’exposition.
Propos recueillis par Eva Bensard.
Qu’est-ce qui fait la singularité d’Étienne Dinet, au sein de la peinture orientaliste ?
C’est un artiste réaliste, qui a vraiment observé les visages et les attitudes des habitants du Sahara, le moindre tissu, le moindre bijou en argent, sous la forte lumière du Sud algérien. Il n’essaie pas de les magnifier, car la réalité saharienne est déjà extraordinaire à ses yeux. Il découvre l’Algérie par hasard, en 1884, à la faveur d’une expédition naturaliste – sur les traces d’un coléoptère – et il tombe amoureux de cette terre-là. S’il était resté en France, il aurait continué à peindre dans la veine d’un Bastien Lepage, suivant la grande tradition réaliste. C’est finalement ce qu’il va faire, mais au Sahara. L’autre élément singulier du parcours de Dinet, c’est sa conversion à l’Islam en 1913. Un cas unique dans l’histoire de l’orientalisme !
En peignant une Algérie très pittoresque et traditionnelle, épargnée par la colonisation, Étienne Dinet n’est-il pas lui aussi dans une sorte de fantasme ?
En effet. Il voulait fixer dans ses toiles un monde qui était sur le point de disparaître. Sa quête d’une société authentique peut-être comparée à celle de Gauguin, qui part à Pont-Aven, puis jusqu’à Tahiti, pour la trouver. Lorsque Dinet arrive dans le Sud algérien, il est un peintre voyageur qui s’arrête tour à tour à Laghouat puis à Biskra, mais la ville lui semble trop touristique et envahie par les colons. Il s’installe alors à Bou-Saâda, dans le quartier arabe de la ville. Dinet n’était pas exempt d’ambiguïtés : il a peint des nus, et la question du corps renvoie à celle de la domination et de la violence coloniales, que lui-même pourfendait. Mais il était perçu comme un juste en Algérie. C’est par exemple grâce à son action que Bou-Saâda est passée d’une administration militaire à une administration civile.
Quelles sont les œuvres majeures de l’exposition ?
L’intérêt du peintre pour les humbles transparaît dans L’Homme au grand chapeau, portrait empathique d’un travailleur saisonnier marocain. Autre œuvre importante, Esclave d’amour (conservé au musée d’Orsay) qui est sans doute son tableau le plus célèbre. Ce très beau nocturne a été acheté par l’État français en 1901. Enfin, j’aimerais citer Meddah aveugle chantant l’épopée du prophète (collection particulière), un grand format à la fois touchant et réaliste, qui témoigne d’une autre dimension, spirituelle cette fois, de sa peinture.
Focus : Étienne Dinet, un peintre réaliste ?
C’est le point de vue que défend l’exposition de l’IMA. L’artiste puise en effet ses sujets dans la vie quotidienne du Sud algérien, dont il devient un observateur attentif : jeux d’enfants, cérémonies, scènes de rue ou de prière… Cela en fait un témoin précieux des modes de vie et des traditions sahariennes, et un artiste singulier dans la galaxie des peintres orientalistes, qui pour certains n’ont jamais quitté l’Europe, et multiplient dans leurs tableaux des visions fantasmées, images parfois lascives d’un Orient de pacotille. Cependant, si Dinet n’a jamais réalisé de scènes de harem, il n’échappe pas pour autant à certains clichés du genre, produisant pour la bourgeoisie française, des nus de très jeunes filles, sur fond de paysages exotiques. En outre, sa production, qu’elle soit religieuse ou profane, reste très idéalisée : les personnages se révèlent presque tous beaux et archétypaux (la petite fille rieuse, le jeune homme viril, le vieux majestueux), les paysages, enchanteurs, et les costumes, chatoyants. Dinet brosse, au fil de ses tableaux, le « portrait » d’une Algérie pittoresque et hors du temps, dont la misère et la réalité coloniale sont absentes. Il invente en définitive un autre orientalisme, qui se nourrit de réalité, pour mieux la sublimer. E.B.
« Étienne Dinet, passions algériennes »
Jusqu’au 9 juin 2024 à l’Institut du Monde arabe
1 rue des Fossés Saint-Bernard, 75005 Paris
Tél. 01 40 51 38 38
www.imarabe.org