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À Haarlem et Alkmaar, un triptyque à la gloire de Maarten van Heemskerck

Maarten van Heemskerck, Saint Luc peignant la Vierge (détail), 1532. Panneau droit. Huile sur bois, 168,3 x 109,6 cm. Haarlem, Frans Hals Museum.

Maarten van Heemskerck, Saint Luc peignant la Vierge (détail), 1532. Panneau droit. Huile sur bois, 168,3 x 109,6 cm. Haarlem, Frans Hals Museum. Photo service de presse. © Frans Hals Museum, Haarlem

À l’occasion du 450e anniversaire de la mort du maître néerlandais, les musées de Haarlem et d’Alkmaar unissent leurs forces pour présenter non pas une, mais trois expositions qui donnent la pleine mesure d’un artiste inventif et (très) véhément, jusqu’à l’excentricité parfois.

Voici une copieuse rétrospective – environ 130 œuvres dont une cinquantaine de peintures – qui ravira les férus d’art flamand et hollandais (il n’est pas inutile de souligner que la distinction des deux écoles au XVIe siècle n’a guère de sens). Elle mériterait cependant d’être appréciée au-delà d’un cercle restreint d’amateurs. Certes, van Heemskerck (1498-1574), revenu en grâce à partir du début du XXe siècle1 et aujourd’hui très prisé par les historiens du maniérisme, n’évoque à peu près rien pour le public (y compris aux Pays-Bas, c’est dire). Ceux qui partiront « de confiance » à la découverte de cet artiste au nom aussi méconnu que difficile à prononcer pour les Français seront néanmoins récompensés.

Trois musées pour une rétrospective

Direction, donc, la Hollande-Septentrionale, province des Pays-Bas à laquelle appartiennent aussi bien Haarlem et Alkmaar que le village de Heemskerck où naquit notre homme à l’extrême fin du XVe siècle. Tripartite (mais conçue comme un tout), cette rétrospective, servie par une muséographie efficace, déclinée de site en site, constitue en effet une véritable réussite2. La compétence du commissariat conduit par Ilja M. Veldman, qui aura dédié sa vie de chercheuse à Heemskerck et à son temps, une longue préparation (encore allongée par la crise du Covid au bénéfice du projet plutôt qu’à son détriment…) et, à l’évidence, d’importants moyens ont concouru à ce succès. Cette dotation a financé le lancement d’ambitieuses restaurations/études techniques, on y reviendra, tout en permettant la venue de prêts européens et nord-américains spectaculaires qui rendent justice à un artiste comptant parmi les plus remarquables de la Renaissance septentrionale.

Maarten van Heemskerck, Portrait d’une femme, probablement Anna Claesdr. Van der Laen, vers 1528.Huile sur bois, 105 x 86 cm. Madrid, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza.

Maarten van Heemskerck, Portrait d’une femme, probablement Anna Claesdr. Van der Laen, vers 1528.Huile sur bois, 105 x 86 cm. Madrid, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza. Photo service de presse. © Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid

L’exposition du Frans Hals Museum

La première station de cette rétrospective sans précédent conduit à Haarlem. Le Frans Hals Museum a « poussé les meubles » pour faire place à ce devancier de l’illustre portraitiste des milices haarlémoises. Cette section s’intéresse au premier van Heemskerck, avant son départ pour l’Italie. Sa personnalité se dessine ici à travers une série de confrontations d’une pertinence impeccable avec des œuvres insignes de grands maîtres des Pays-Bas méridionaux ou septentrionaux plus âgés, tel Jan Gossaert « Mabuse » (1478-1532), ou de sa génération, comme Jan van Scorel (1495-1562).

Maarten van Heemskerck, Saint Luc peignant la Vierge, 1532. Panneau gauche. Huile sur bois, 168,2 x 114,9 cm. Haarlem, Frans Hals Museum.

Maarten van Heemskerck, Saint Luc peignant la Vierge, 1532. Panneau gauche. Huile sur bois, 168,2 x 114,9 cm. Haarlem, Frans Hals Museum. Photo service de presse. © Frans Hals Museum, Haarlem

Portraits bourgeois et retables : affirmation d’un style

Formé à Haarlem et Delft, van Heemskerck semble avoir occupé, dans la première cité, les fonctions d’assistant auprès de van Scorel à partir de 1527. Artiste et historiographe précoce de l’art du Nord (Het Schilder-boeck, 1604), Karel van Mander (1548-1604) souligna sa capacité à imiter, à s’y méprendre, la manière de son aîné, précisant que leurs relations avaient été orageuses jusqu’à la rupture. Nombre d’œuvres de haut vol présentées à Haarlem – retables, tableaux de dévotion « privée » et portraits pénétrants des membres d’une classe bourgeoise grave et industrieuse – ont, en effet, été longtemps attribuées à van Scorel avant d’être rendues à cet assistant « rival ». Le Saint Luc peignant la Vierge exécuté par van Heemskerck pour l’offrir à la guilde des peintres haarlémois avant son départ pour un voyage hasardeux vers l’Italie (1532) est évidemment l’apex de ce premier volet. L’œuvre a fait l’objet d’une restauration fondamentale3. Réunis dès la fin du XVIe siècle, les deux panneaux originels sont redevenus des pendants, et le fond brunâtre qui en constituait le décevant arrière-plan a été ôté, restituant à ce chef-d’œuvre intriguant sa profondeur spatiale.

Maarten van Heemskerck, Saint Luc peignant la Vierge, 1532. Panneau droit. Huile sur bois, 168,3 x 109,6 cm. Haarlem, Frans Hals Museum.

Maarten van Heemskerck, Saint Luc peignant la Vierge, 1532. Panneau droit. Huile sur bois, 168,3 x 109,6 cm. Haarlem, Frans Hals Museum. Photo service de presse. © Frans Hals Museum, Haarlem

Au Teylers Museum, le grand multiplicateur : l’estampe

Le deuxième site de cette rétrospective nous conduit, toujours à Haarlem, au prestigieux Teylers Museum. Graveur d’une poignée d’estampes, van Heemskerck fut en revanche, après son retour d’Italie, un prolifique dessinateur dont les compositions furent reproduites par les spécialistes de la gravure d’interprétation (Cornelis Bos, Dirk Volkertsz Coornhert, Hieronymus Cock, Philips Galle) dans les Pays-Bas septentrionaux puis à Anvers. Cet aspect, plus exigeant peut-être pour le spectateur peu au fait des arts graphiques, se révèle très éclairant. Inventives, souvent conçues de manière sérielle, les estampes sur des thèmes bibliques ou profanes de van Heemskerck connurent une importante diffusion qui assura leur influence au-delà du XVIe siècle. Au siècle suivant, un Rembrandt les connaissait fort bien, s’en inspirant, à l’occasion, dans son œuvre gravé, ainsi qu’on pourra le vérifier au Teylers Museum.

Maarten van Heemskerck, Étude d’après le Torse du Belvédère, 1532-36. Plume et encre brune sur papier, 13,5 x 18,8 cm. Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Kupferstichkabinett.

Maarten van Heemskerck, Étude d’après le Torse du Belvédère, 1532-36. Plume et encre brune sur papier, 13,5 x 18,8 cm. Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Kupferstichkabinett. Photo service de presse. © Staatliche Museen zu Berlin – D. Katz

L’exposition du Stedelijk Museum d’Alkmaar

Le séjour italien, singulièrement romain, de l’artiste (1532-1536/37) constitue un tournant dans sa carrière, mais encore dans le cours général de l’art européen. Des maîtres majeurs des Flandres du XVe siècle s’étaient rendus en Italie (hypothétiquement Jan van Eyck, Rogier van der Weyden de manière certaine). Cruciaux, les voyages dans la péninsule de Gossaert et à certains égards de van Scorel sont encore affaire de « pionniers ». À partir de van Heemskerck, l’exception devenant la norme, des contingents de plus en plus importants d’artistes du Nord franchiront les Alpes, attirés par les prestiges de l’art italien « moderne » et l’étude de visu de vestiges de l’Antiquité valorisés à l’extrême par la sphère humaniste. L’exposition du Stedelijk Museum d’Alkmaar, la plus impressionnante des trois manifestations, a pour objet à la fois le séjour de van Heemskerck dans l’école universelle des arts qu’était Rome (à travers quelques peintures et un passionnant corpus d’études dessinées sur place) et la traduction de cette expérience italienne après son retour dans les Pays-Bas. L’assimilation par les artistes nordiques d’une grammaire et d’une syntaxe largement nouvelles pour eux (le nu profane, le canon classique, les motifs ornementaux de l’Antiquité, l’exemple des grands maîtres actifs à Rome, à commencer par Raphaël et son école et Michel-Ange, etc.) constituait une véritable gageure.

L’hybridation du Nord et du Midi

Dans les Pays-Bas du Sud et du Nord, van Heemskerck n’avait eu antérieurement qu’un accès indirect aux modèles ultramontains (si l’on exclut la Madone à l’Enfant Jésus de Michel-Ange, visible à Bruges dès le début du XVIe siècle). Artiste très actif, vivant dans une confortable aisance à Haarlem où il s’établit, le maître hollandais se signalera désormais par l’emploi continu du « bagage » formel et thématique acquis en Italie. Il témoigne alors d’une sorte de virulence tendue, crispée, rappelant celle de Gossaert qui s’essaya avant lui à articuler deux grandes traditions figuratives divergentes sinon antagonistes. L’admirable autoportrait sur fond de Colisée résume cette personnalité riche et complexe, tiraillée entre les deux pôles de l’excellence artistique en Europe.

Maarten van Heemskerck, Autoportrait avec le Colisée, 1553. Huile sur bois, 42,2 x 54 cm. Cambridge, The Fitzwilliam Museum.

Maarten van Heemskerck, Autoportrait avec le Colisée, 1553. Huile sur bois, 42,2 x 54 cm. Cambridge, The Fitzwilliam Museum. Photo service de presse. © The Fitzwilliam Museum, Cambridge – A. Normant

À son retour, van Heemskerck fait preuve d’une remarquable inventivité tant dans le domaine du portrait que dans les nombreux retables, parfois gigantesques, exécutés pour les lieux de culte d’Amsterdam, Haarlem, Alkmaar ou Delft. Quant à ses compositions mythologiques, où les références « archéologiques » et les nus déhanchés et musculeux à outrance tiennent une place (presque agressivement) significative, elles le situent pleinement dans l’idéal humaniste du peintre savant, le doctus pictor. Sa mort intervint à Haarlem en 1574, au début de la guerre de Quatre-Vingts Ans, après le terrible siège de la ville par les troupes du très catholique Philippe II d’Espagne. Expression d’un maniérisme septentrional exaspéré, la véhémence expressive et formelle de van Heemskerck est aussi calquée sur le caractère paroxystique de cette période de trouble profond (culturel, existentiel et confessionnel) qui caractérise la deuxième partie du XVIe siècle.

1 L’Allemand Leon Preibisz publia une première monographie avec une liste des peintures et des dessins dès 1911.

2 Les trois expositions font l’objet d’une unique monographie, excellente, en dépit d’une absence de notices pour chaque objet exposé, pratique qui tend, hélas, à devenir la norme.

3 Elle donne lieu dans le parcours à une « salle documentaire » qui est un modèle du genre.

« Maarten van Heemskerck », Haarlem (Frans Hals Museum et Teylers Museum) et Alkmaar (Stedelijk Museum), jusqu’au 19 janvier 2025.

Catalogue par I. M. Veldman, avec un essai de M. te Marvelde et J. Roeders, 303 p., W Books, 39,95 €