Antoine Watteau, peintre poète (1/9) : Le Louvre offre le premier rôle à Pierrot

Antoine Watteau, Pierrot, dit autrefois le Gilles (détail), vers 1719. Paris, musée du Louvre. Photo service de presse. © RMN (musée du Louvre) – M. Rabeau
Entré au musée par le legs Louis La Caze en 1869, le Pierrot de Watteau, plus connu sous le titre de Gilles, étonne, fascine, désarme depuis lors la plupart des spectateurs. Mieux, son histoire et celle de sa réception sont venues redoubler l’énigme posée par le tableau peut-être dès 1719, année très probable de sa création. Longtemps attendue, l’exposition que consacre le Louvre à cette œuvre fameuse fait la lumière sur une iconographie qui a toujours suscité l’interrogation et sur le destin d’un tableau qui a inspiré les poètes, les peintres autant que les comédiens.
Entretien avec Guillaume Faroult, conservateur en chef au département des Peintures et commissaire de l’événement. Propos recueillis par Armelle Fayol
On a pu parler du Pierrot de Watteau comme du « tableau énigmatique du Louvre par excellence », et vous concluez, dans le catalogue, sur une part de mystère persistante. Cette œuvre a-t-elle toujours été une énigme ?
Le Pierrot est historiquement stimulant car il est une énigme à quelque moment de son histoire que l’on se place. Son iconographie, qui a été très peu étudiée jusqu’à présent, est difficile et l’était déjà sans doute pour les contemporains de Watteau. Par son sujet, il est d’emblée multiple : il parle d’un autre art que la peinture, un art de l’éphémère ; il essaie de montrer quelque chose qui est au-delà de l’image en quelque sorte. La redécouverte du tableau au XIXe siècle témoigne des hésitations relatives à son interprétation. Il est mentionné en 1826 dans un contexte promotionnel comme « le chef-d’œuvre de Watteau » alors que personne n’en a entendu parler, ce qui est curieux. Par la suite, dès qu’il est exposé au Bazar Bonne-Nouvelle en 1846 il attire des commentaires favorables, mais qui disent aussi qu’il est incongru, sans toutefois remettre en cause l’attribution à Watteau. Du reste, très vite, le titre du tableau se met à fluctuer entre « Pierrot » et « Gilles ». Au fil du siècle progresse aussi une lecture mélancolique de l’œuvre, sous l’influence de Verlaine, Baudelaire et Banville, qui inspirera aussi les comédiens. L’exposition réunit des photographies des grandes figures du théâtre de la fin du XIXe siècle ayant interprété Pierrot, dont certaines sont des hommages directs au tableau.
Antoine Watteau, Pierrot, dit autrefois le Gilles, vers 1719. Après restauration. Huile sur toile,184 x 155 cm. Paris, musée du Louvre. Photo service de presse. © RMN (musée du Louvre) – M. Rabeau
Partons du début alors : pourriez-vous pour commencer rappeler qui est Pierrot ?
Pierrot est un personnage relativement récent dans le théâtre populaire de l’époque de Watteau. Il a été créé par la troupe de la Comédie-Italienne basée à Paris à partir de 1660. En 1673, l’un des acteurs, Giuseppe Geratoni, crée un personnage de valet secondaire, benêt, campagnard, qui sert de faire-valoir aux valets vedettes de l’époque, Arlequin et Mezzetin, ceux qui mènent l’action. Ainsi jusqu’à la fin du XVIIe siècle, c’est un personnage sympathique, maladroit mais bon vivant ; il garde cet emploi jusqu’à ce que la Comédie-Italienne soit chassée de Paris par Louis XIV. À partir de là, les acteurs titulaires du rôle restent disponibles pour le théâtre de Foire qui va se développer. Il s’agit d’un théâtre non officiel, constellation de troupes privées éphémères qui se produisent lors de la Foire Saint-Germain et de la Foire Saint-Laurent, donc deux fois par an. Elles proposent des performances burlesques en utilisant des personnages du répertoire traditionnel français ou italien, tels Arlequin et Pierrot. Or, dans ce théâtre-là, Pierrot va prendre le pas sur Arlequin ou tout au moins évoluer sur le même pied ; il va s’imposer comme une figure de paysan maladroit mais doté de bon sens. Au cours des années 1710, le théâtre de Foire, plus libre, plus inventif peut-être que celui de la Comédie-Française, remporte les suffrages populaires. Ce faisant, il suscite de la jalousie et va être entravé jusqu’à son interdiction totale en 1719 : on empêche les acteurs d’être plus de trois, puis plus de deux, puis plus d’un ; on leur interdit les dialogues, qu’ils devront donc mimer ; et ainsi, à chaque contrainte répond une création visant à la détourner. Par exemple, quand on les privera de dialogue, l’un dira son texte tout seul à l’autre parti dans les coulisses ; parfois encore ils s’exprimeront par pancartes. Ce sera finalement un lieu d’expérimentation artistique totale.
Bernard Picart, Arlequin, vers 1696. Plume et encre noire, lavis gris, rehauts de blanc, 12 x 8 cm.Paris, musée du Louvre. Photo service de presse. © Musée du Louvre, dist. RMN – S. Nagy
Selon vous, cette rivalité entre les théâtres trouve sa transcription dans le Pierrot.
Pour moi, il y a probablement une clef dans les deux personnages principaux, Pierrot et Crispin, le blanc et le noir, les deux qui s’opposent et qui nous regardent. Grâce aux historiens du théâtre qui, à la suite des études pionnières de François Moreau, se sont penchés sur la naissance du théâtre de Foire, et de l’opéra-comique qui prend le relai, on sait que la Comédie-Française s’est toujours opposée au théâtre de Foire ; l’opéra, autre scène, luttait aussi parfois contre lui, lui donnant ou non le droit de faire de la musique, en fonction de l’argent que le théâtre de Foire lui versait. À l’apogée de la querelle du théâtre en 1719, quand la Foire est interdite, la Comédie-Italienne redevient un théâtre officiel, donc subventionné par le régent, et elle s’allie avec la Comédie-Française contre le théâtre de Foire. Sur le tableau, on pourrait interpréter ainsi les personnages : Crispin, symbole de la Comédie-Française, et les trois autres, symboles de la Comédie-Italienne, s’alliant pour empêcher Pierrot. D’ailleurs, en 1718, un certain nombre de pièces du théâtre de Foire illustrent cette rivalité. René Lesage par exemple, le plus grand dramaturge de l’époque, écrit La Querelle des théâtres où l’on voit l’opéra, la Comédie-Française, la Comédie-Italienne et la Foire qui s’opposent, cette dernière étant représentée par Pierrot et la Comédie-Française par Crispin.
Antoine Watteau, Les Comédiens italiens, 1720. Huile sur toile, 64 x 76 cm. Washington, NationalGallery of Art. Photo CC0, courtesy National Gallery of Art
Cette lecture conduit à dater le tableau de 1719. Le style de l’œuvre s’accorde-t-il à cette datation ?
Le Pierrot est l’un des tableaux très maîtrisés de Watteau, ce qui plaide pour une date tardive, et il a par ailleurs un format inhabituellement grand. Watteau est plutôt un peintre du petit format, mais vers la fin de sa vie il fait quelques tableaux dont les figures sont au moins à demi-grandeur, donc beaucoup plus grandes que d’habitude. L’Enseigne de Gersaint, peint en 1720, est de ceux-là. Watteau exécute vers 1717 une série de tableaux mythologiques pour Crozat ; les figures en sont également assez grandes et d’un style proche de la figure principale du Pierrot, notamment dans la manière de peindre les chairs avec une pâte assez riche, très délicatement modelée, mais nerveuse, trait caractéristique de la fin de carrière de Watteau. Quand ce dernier peint L’Enseigne de Gersaint, sa santé a décliné : le tableau est très brillant, mais n’a pas le même poli, la même facture léchée ; il y a une espèce de laisser-aller dans la manière, qui n’est pas dénuée de brio mais dénote une certaine forme d’urgence. Gersaint a écrit que Watteau était trop fatigué pour travailler toute la journée. Pour peindre le Pierrot, œuvre ambitieuse, il fallait avoir plus de moyens, ce qui confirmerait une exécution antérieure.
« Ce que Watteau représente, on a l’impression que c’est familier, mais en fait non. »
En prenant pour sujet le théâtre, peut-on dire que Watteau s’inscrit dans une tradition ?
Je dirais plutôt qu’il s’inscrit dans une vogue. Il s’agit en effet d’un phénomène récent. C’est à partir des années 1680 et principalement par la gravure que se multiplient les représentations liées au théâtre : portraits d’acteurs, portraits de personnages à la mode. On en voit chez les Bonnart, famille de graveurs, ou chez Bernard Picart, immense dessinateur et graveur contemporain de Watteau. D’une façon générale, les images qui circulent sont beaucoup plus petites que les tableaux de Watteau et de grande consommation. La Comédie-Italienne faisait aussi, à l’époque, réaliser des almanachs pour promouvoir ses pièces, dans lesquels des scènes marquantes étaient représentées d’une façon assez littérale ; les attitudes des personnages, tout comme leurs costumes, y sont conformes à leur emploi comique. Watteau s’inscrit donc dans une vogue très vivante, qui a une vingtaine d’années, mais il installe ses personnages dans des paysages idéaux évoquant ceux de la fête galante. Leurs attitudes sont plus ou moins lisibles, mais l’intrigue, elle, ne l’est pas.
Antoine Watteau, Pierrot content, vers 1712-13 (?). Huile sur toile, 35 x 31 cm. Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza. Photo service de presse. © Museo Nacional / Thyssen-Bornemisza
Or vous rappelez dans le catalogue que ce « défaut d’intrigue », caractéristique de Watteau, avait frappé ses contemporains.
Oui, à commencer par le comte de Caylus, qui lit une biographie de Watteau à l’Académie en 1748. Caylus est un grand mécène, un grand homme de la vie littéraire et artistique du XVIIIe siècle qui a été l’ami de Watteau et sans doute le plus fin de ses commentateurs. Il pointe le fait que les tableaux du peintre sont sans action, c’est-à-dire qu’ils ne racontent pas d’histoire, en tout cas pas une histoire accessible. Sa poétique repose en grande partie là-dessus. Ce qu’il représente, on a l’impression que c’est familier, mais en fait non. La vulgate des peintres de l’Académie, dont Watteau est membre, c’est : un tableau, un sujet, une action. On doit comprendre de quoi il s’agit : scène littéraire, scène biblique, allégorie, chacune requiert des clefs de lecture. Avec Watteau, il n’y a pas de clefs. Caylus écrit : « Ses compositions n’ont aucun objet. Elles n’expriment le concours d’aucune passion et sont, par conséquent, dépourvues d’une des plus piquantes parties de la peinture, je veux dire l’action. » Cet emploi du terme d’action pour la peinture, à l’époque, vient directement du théâtre. L’action, c’est le support de l’intrigue ; elle doit être directement compréhensible, et chez Watteau elle ne l’est pas.
Antoine Watteau, La Partie quarrée, 1714. Huile sur toile, 50 x 63 cm. San Francisco, The Fine Arts Museum. Photo service de presse. Photo © J. McDonald, courtesy of the Fine Arts Museum of San Francisco
N’est-ce pas, en partie, ce qui pose problème aussi aux académiciens quand il leur présente son Pèlerinage à l’île de Cythère ? Il y manque un élément fondamental de la peinture d’histoire.
Effectivement, Watteau a bien été reçu comme peintre d’histoire, comme l’a démontré Christian Michel, mais les académiciens n’arrivaient pas à désigner le tableau qu’il avait envoyé. L’œuvre est finalement répertoriée comme une « fête galante ». Il s’agit d’un moment particulier où l’Académie s’ouvre à la modernité. Or, les fêtes galantes de Watteau, à un premier niveau, on les comprend un peu : il y est question de gens réunis dans un environnement festif et raffiné, dont le comportement correspond à la galanterie telle qu’elle est définie à l’époque. De ce point de vue, le Pèlerinage, où Watteau avait en outre ajouté une touche de mythologie, était acceptable. Il n’en demeure pas moins que le tableau ne représente pas une action. Il fallait tout le génie de Watteau pour parvenir à lever les hésitations de l’Académie.
Revenons au Pierrot. La modification de son format a-t-elle fait l’objet de nouvelles hypothèses ?
Les journées d’étude organisées par Marie-Catherine Sahut en 2007 au Louvre sur les tableaux de Watteau avaient permis en effet d’établir que le Pierrot avait été coupé et qu’à l’origine la figure était au centre. Il faut rappeler que les tableaux, au XVIIIe siècle, sont des œuvres de consommation très distinguées, certes, mais de consommation tout de même. Les tableaux des collections royales sont découpés, agrandis, diminués en fonction de l’espace où on veut les disposer, et c’est peut-être ce qui est arrivé à notre tableau. Ce que l’on peut dire, en tout cas, c’est que ce tableau n’était pas appelé à être divulgué, à la différence de L’Enseigne de Gersaint qui faisait la publicité du marchand. Si le Pierrot avait été une enseigne pour le café tenu par l’ancien acteur Belloni, comme cela a été envisagé, celui-ci aurait fait en sorte que tout le monde sache que c’était Watteau le créateur de l’image. En outre, le tableau aurait été bien plus abîmé qu’il ne l’était à son entrée au Louvre en 1869.
« Watteau invente un Pierrot droit comme un i, qui semble posé là… »
Qu’en est-il de l’idée selon laquelle le tableau offrirait un portrait des acteurs du temps ?
On trouve parfois chez Watteau des visages qui correspondent à des amis à lui, comme celui du peintre Vleughels, celui de son marchand Sirois. Ce pourrait être le cas du Pierrot, dont les traits sont fortement individualisés, mais il ne correspond pas à un modèle identifié du peintre. Il pourrait s’agir d’un des titulaires du rôle ; dans le théâtre de Foire, on en connaît presque une dizaine au cours des années 1710, comme Antoine de La Place, Hamoche, Belloni, mais on ne conserve pas de portrait d’eux. Crispin, lui, n’a qu’un seul titulaire à l’époque : l’acteur Paul Poisson. Mais les portraits que l’on a de lui n’ont pas les traits de Crispin sur la toile du Louvre. Quant aux trois autres figures, elles semblent correspondre aux canons de la beauté selon Watteau plutôt qu’à des modèles précis.
Antoine Watteau, Pierrot, dit autrefois, le Gilles, vers 1719. Détail des trois personnages de droite.Paris, musée du Louvre. Photo service de presse. © RMN (musée du Louvre) – M. Rabeau
Selon vous, le tableau en revanche dissimule un autoportrait. Quels arguments étayent cette hypothèse ?
Je crois en effet que le personnage de Crispin est un autoportrait de Watteau. D’une part, il s’agit d’un visage auquel l’œuvre accorde une importance particulière. D’autre part, on retrouve cette physionomie sur deux autoportraits, l’un sûr et l’autre présumé, où l’artiste s’est représenté dans son lit, turban sur la tête, dans la même attitude. Il est peu probable que Watteau ait peint pour lui-même un tableau de grand format – il est demeuré itinérant, sans domicile attitré. Il a dû le faire pour un membre de son cercle, qui n’est cependant ni Caylus ni Jullienne, lesquels l’auraient écrit ; sans doute quelqu’un dont il était proche mais dont la notoriété n’est pas parvenue jusqu’à nous. Une autre hypothèse me séduit : on trouve mention dans un inventaire d’une maison située à la sortie de Paris, qui fait l’objet d’un contrat de location en 1736, quinze ans après la mort de Watteau, et où se trouvent, dans une salle, trois tableaux du peintre, l’un, « plus grand que les deux autres », représentant Pierrot. Cette maison appartient à Pierre Paul Gervais Fleury du Parc, un bon bourgeois qui n’est pas connu comme ayant fréquenté Watteau. C’est un personnage un peu mystérieux, et le contrat de location de cette maison, jadis publié par Jeannine Baticle, indique que ce n’est pas n’importe quelle maison : elle n’est pas résidentielle mais dispose d’un grand jardin, d’un petit pavillon, et la pièce principale où se trouvent les tableaux est meublée de tables de jeu. Il s’agirait de ce qu’on appelle alors une « petite maison », maison de plaisance des gens plutôt fortunés au XVIIIe siècle, réservée au divertissement. On peut y jouer à des jeux d’argent mais aussi y faire du théâtre. Si le Pierrot de Watteau avait été peint pour ce lieu, censé demeurer secret et réservé à une très petite société, cela pourrait expliquer que personne n’en ait parlé à l’époque. Par la suite, l’œuvre sort des circuits des tableaux identifiés de Watteau jusqu’à son acquisition par Dominique Vivant Denon, avant 1826. Si ce très grand amateur de peinture s’y est intéressé, il devait estimer que c’était un Watteau important.
Benoît Audran (graveur), d’après Antoine Watteau, Buste d’homme riant, vu de trois-quarts, tourné vers la droite, dit aussi Autoportrait de Watteau, 1728. Eau-forte, 33 × 24,3 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo BnF
« On sait par beaucoup de témoignages que Watteau était comme ses tableaux, totalement insaisissable. »
Qu’est-ce qui aurait poussé Watteau à se peindre comme un Crispin ?
Le goût du paradoxe, sans doute. Watteau aime bien ce personnage ; il a représenté le comédien Paul Poisson, probablement son ami, dans ce rôle dont il était titulaire sur la scène de la Comédie-Française. Crispin est oublié aujourd’hui, mais à l’époque c’est vraiment le personnage comique vedette. Au départ, quand il est créé par Raymond Poisson, Crispin est un valet habillé tout en noir, grossier et ridicule. Puis des auteurs importants de l’époque, comme Lesage ou Regnard, vont en faire un valet inquiétant, meneur de jeu et malfaisant. Crispin rival de son maître de Lesage est une pièce très cynique, et Le Légataire universel de Regnard une pièce terrible où Crispin fait mine d’aider son maître pour lui voler son patrimoine. Le personnage est comique mais pas sympathique du tout, et c’est probablement ce dont parle Watteau dans ses tableaux : quand il met Crispin en scène au côté de Pierrot, c’est toujours un Crispin fourbe qui est en train de tirer les marrons du feu. Quant à Watteau lui-même, on sait par beaucoup de témoignages qu’il était comme ses tableaux, totalement insaisissable, esprit vif, très caustique, assez difficile en amitié et peut-être fragile. Pourquoi un peintre se représente-t-il en comédien ? Un comédien au début du XVIIIe siècle, c’est un dévoyé aux yeux de l’Église, un marginal, contrairement au peintre, qui plus est peintre de l’Académie. Comme Marivaux, comme avant lui La Bruyère, Watteau veut peut-être dire par là qu’on est tous des acteurs et qu’on joue plus ou moins le jeu. Ou encore que s’il rit, dans son costume de Crispin, c’est que tout est risible et que tout est tragique. Watteau se représenterait en « Crispin Démocrite » en quelque sorte.
Antoine Watteau, Pierrot, dit autrefois, le Gilles, vers 1719. Détail du personnage de Crispin. Paris, musée du Louvre. Photo service de presse. © RMN (musée du Louvre) – M. Rabeau
Dans la première mention du tableau, en 1826, pour la vente, le personnage principal est désigné comme un Gilles, lecture qui s’imposera à la fin du XIXe siècle et durant presque tout le XXe. Pourquoi ?
En 1826, Pierrot, le personnage de théâtre, est en train d’évoluer, notamment grâce à Deburau, un mime génial qui transforme à la fois sa physionomie, son caractère et son costume : il n’a plus de chapeau, juste une calotte noire, et porte un costume blanc très ample, presque androgyne, qui ressemble à ceux des ballerines. Deburau est un acrobate fin, émacié ; il emmène le personnage vers la grâce, la mélancolie, la délicatesse, ce qui tranche avec le personnage représenté par Watteau. C’est sans doute la raison pour laquelle ceux qui commentent le tableau pensent plutôt au Gilles, un personnage qui s’est imposé au théâtre dans les années 1730, 1740, quand Pierrot est tombé un peu dans l’oubli. Gilles dérive de Pierrot ; c’est aussi un valet habillé de blanc, mais son répertoire est limité aux parades, ces petites pièces gratuites qui sont données devant le théâtre pour inviter les gens à payer leur place. Ce sont des comédies brèves, très grossières, dont Gilles est le personnage vedette. On peut dire que Gilles est un Pierrot plus grossier et plus bavard.
Antoine Watteau, Pierrot, vers 1717. Sanguine, pierre noire et craie blanche, 24 x 16 cm. Haarlem, Teylers Museum. Photo service de presse. © Teylers Museum
Quand la pantomime s’empare de Pierrot avec Deburau, c’est donc finalement la mélancolie puis la noirceur du personnage qui s’imposent.
Deburau est un mime du théâtre des funambules. Ses premiers Pierrots sont maladroits, un peu débonnaires, puis ils deviennent plus complexes. Dans une pantomime créée dans les années 1840 sous le titre Marchands d’habits, Pierrot tombe amoureux d’une duchesse. Pour pouvoir s’approcher d’elle, il voudrait acheter une redingote à un marchand ambulant ; comme il n’a pas d’argent, il le tue pour s’emparer de l’habit. Une fois devenu une figure du salon mondain, il commence à jouer et boire, hanté par le fantôme de celui qu’il a tué. La pantomime se termine par une danse folle où le fantôme du marchand vient inviter Pierrot à danser : transpercé par l’épée qui a servi à le tuer, il finit par transpercer à son tour Pierrot. Après la mort de Deburau en 1846, le personnage est repris par ses successeurs : son fils, qui posera pour Nadar, mais aussi Paul Legrand qui était sa doublure. Et jusqu’à la fin du XIXe siècle les pantomimes vont se succéder, tantôt mélancoliques, tantôt sanglantes. Paul Legrand, dans les années 1850, incarne Pierrot dans Le Bras noir, où, au cours d’un duel avec Scapin, chacun arrache son bras à l’autre et les deux échangent ainsi leurs bras. Pierrot a désormais un bras assassin, qui indépendamment de lui se met à voler, à tuer, etc. On connaît par une gravure un dessin de Courbet figurant la scène où le bras tout seul se dresse, arraché par un Pierrot manchot.
Jean-Louis Barrault dans le rôle de Deburau dans la scène de la parade devant le théâtre, extraitdu film de Marcel Carné, dialogues et scénario de Jacques Prévert, Les Enfants du paradis, 1945. Photo service de presse. © 1945, Pathé Films
Ces interprétations de Pierrot l’ont durablement associé, dans l’imaginaire collectif, à la mélancolie, au point d’influencer la lecture du Pierrot de Watteau. Quant à vous, diriez-vous qu’il y a de la mélancolie dans cette œuvre ?
Plutôt que mélancolique, disons plutôt que le Pierrot de Watteau est en retrait. Tandis que les autres comédiens derrière lui font quelque chose qui n’est pas très clair, lui, il est surtout indéchiffrable, et peut-être indéchiffrable à lui-même d’ailleurs. Au départ, Pierrot est un benêt, quelqu’un qui a une interprétation littérale de ce qu’il a sous les yeux, qui ne comprend pas toujours ce qui se passe. Watteau invente un Pierrot droit comme un i, qui semble posé là… Sa force est de lui avoir donné une expression inexpressive, volontairement neutre, bien loin des expressions très codifiées prônées par l’Académie.
Atelier Nadar [Paul Nadar], Sarah Bernhardt dans Pierrot assassin, pantomime de Jean Richepin, 1883. Photographie, 35 x 25 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo BnF
Comment comprenez-vous l’effet singulier produit par le tableau sur le spectateur ?
Pour moi, le tableau est riche parce qu’il s’imprègne de notre regard. Il nous renvoie à nous-mêmes. Ce personnage, il n’est que lui, et en même temps il est tout lui : ça peut être une grande joie, ça peut être un grand plein, ça peut être un grand vide, finalement. À l’époque de Watteau, Pierrot est plutôt un personnage positif, bienveillant et un peu benêt, ce qui me laisse penser que les contemporains, devant le tableau, pensaient d’abord : « Qu’est-ce qu’il est niais, Pierrot. » Mais voilà, qui sommes-nous pour dire qu’il est niais ? J’interprète Pierrot et Crispin en binôme : l’un est plutôt ironique, il est actif ; l’autre est plutôt en retrait, il n’interpelle pas de manière impérative, mais il me regarde et du coup appelle mon regard… Pierrot n’est pas un séducteur, ce n’est pas quelqu’un qui me juge ; c’est quelqu’un qui interroge mon empathie : quelle empathie suis-je capable de donner à ce personnage dont la beauté maladroite me désarçonne ? Puisqu’il est acteur, il doit faire quelque chose ; or il ne fait rien. Pourquoi ne fait-il rien ? Qu’est-ce qu’il y a en lui qui me résiste et me met mal à l’aise ? Pierrot s’impose à nous, mais il ne produit cet effet que parce qu’il paraît hors-jeu, déconnecté de ses pairs, qu’il ignore et qui sont en train de tramer quelque chose dans son dos.
Adrien Tournachon, Pierrot surpris, 1854-55. Photographie, 28 x 21 cm.Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo BnF
Vous est-il arrivé en préparant cette exposition de douter de l’attribution du tableau ?
J’ai douté, brièvement, de l’attribution la première fois que je me suis vraiment intéressé au tableau, en 2007. Il y a des raisons de douter : le tableau est atypique, ne serait-ce que par son format ; il est unique, sans réplique. Mais sa qualité d’exécution, son iconographie et enfin sa poésie plaident en faveur de l’attribution. Certes, le traitement de la figure même de Pierrot n’est pas très habituel chez Watteau. En revanche, les carnations, peintes à la hâte et de manière un peu graphique, des figures secondaires – surtout l’amoureuse – rappellent les tableaux de petit format du peintre, qui constituent l’essentiel de sa production. La figure de Pierrot, elle, est peinte d’une manière qui rappelle celle d’un autre tableau de Watteau du Louvre, plus ou moins contemporain du Pierrot et assez grand lui aussi : Jupiter et Antiope. Les carnations des personnages, mains ou détails comme l’ombre du pli de la mâchoire, sont très semblables à ce que montre le Pierrot. Avec les restaurateurs, nous avons aussi comparé le ciel du Pierrot à celui du Pèlerinage à Cythère, un ciel incroyablement riche chromatiquement, mêlant du rose, du bleu et même du lapis-lazuli à des nuances presque grises en transparence. En dépit de l’usure de nombreuses parties, le traitement du ciel du Pierrot témoigne d’une liberté de pinceau tout à fait comparable. Un autre élément est caractéristique de Watteau : c’est la manière un peu anarchique qu’il a de représenter les rais de lumière sur les tissus unis, et que l’on ne retrouve chez aucun de ses contemporains. Et puis, il y a un dernier petit détail qui achève de me convaincre : ce sont les cyprès. Sur plusieurs tableaux, tels L’Amour au théâtre français ou la première fête galante de Watteau, Le Bal champêtre, on peut remarquer que le peintre a tendance à effilocher les feuillages des cyprès dans leur partie haute, chose parfaitement incongrue pour de tels arbres, et qui leur donne plutôt une allure de peupliers.
« Revoir Watteau. Un comédien sans réplique. Pierrot, dit le Gilles. », jusqu’au 3 février 2025 dans la salle de la Chapelle au musée du Louvre, rue de Rivoli, 75001 Paris. Tél. 01 40 20 53 17. www.louvre.fr
Catalogue, coédition musée du Louvre / Hazan, 240 p., 39 €.