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Apocalypse now ? Entre révélation et anéantissement à la BnF

Fritz Lang, Metropolis, 1927. Photographie de plateau de Horst von Harbou. Paris, Cinémathèque française – Musée du Cinéma.

Fritz Lang, Metropolis, 1927. Photographie de plateau de Horst von Harbou. Paris, Cinémathèque française – Musée du Cinéma. Photo service de presse. © Cinémathèque française – Musée du Cinéma

De nouveaux millénarismes (inspirés par l’écologie, notamment) ont réactivé récemment l’angoisse des fins dernières de l’homme et du monde, l’eschatologie, dans la langue de la théologie. La BnF invite le spectateur à considérer ces questions abyssales, à la fois anciennes et très actuelles, à travers une exposition foisonnante.

« Apocalypse. Hier et demain », tel est le titre de cette manifestation à la fois ample (quelque 300 œuvres) et resserrée tant la liste des œuvres et des artistes pertinents susceptibles d’y figurer apparaît infinie. Le bâtiment de Perrault, l’esplanade de la BnF (dite « des Invalides ») constituent, en hiver, une introduction idoine à un thème qui appelle à l’esprit un climat de catastrophe. 

Visions prophétiques et terrifiantes

Le lexicologue et le théologien se trouvent dans l’obligation de réfuter, d’emblée, un lieu commun, ce que l’exposition fait dès son seuil. Du grec apokálupsis (ἀποκάλυψις) – « dévoilement », « révélation » dans son acception religieuse –, l’Apocalypse, titre du dernier livre du Nouveau Testament, ne devrait renvoyer à une litanie de cataclysmes que dans l’esprit des impies. Datant de la fin du Ier siècle et attribué à l’apôtre et évangéliste Jean (peut-être confondu avec le visionnaire « Jean de Patmos »), ce texte est réputé ardu, à juste titre. Bref (22 chapitres), il délivre une série de visions prophétiques certes terrifiantes, mais annonçant un « nouvel âge d’or » réalisé par le second avènement du Christ (ou Parousie, du grec parousía [παρουσία], présence) et le retour, définitif, à la perfection originelle de la « Jérusalem céleste ». Cette série de visions posent une série d’énigmes difficiles à démêler, même pour l’exégète bibliste. 

« Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. »

Rimbaud, lettre à Paul Demeny, Charleville, 15 mai 1871

L’introduction de l’exposition ménage une rencontre inattendue mais heureuse avec un autre visionnaire, Rimbaud (lettre à Paul Demeny, Charleville, 15 mai 1871, BnF, NAF 26499), qui donne peut-être, dans ce manuscrit dit « du voyant », quelques clefs relativement aux œuvres, terribles et superbes, montrées ici : « Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine […] »

Ouverture du sixième sceau, Apocalypse de Saint-Victor (détail), Normandie, 1ᵉʳ quart du XIIIᵉ siècle. Manuscrit peint sur parchemin. Paris, Bibliothèque nationale de France.

Ouverture du sixième sceau, Apocalypse de Saint-Victor (détail), Normandie, 1ᵉʳ quart du XIIIᵉ siècle. Manuscrit peint sur parchemin. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo service de presse. © BnF

Vertiges de l’abîme

La première question que pose une exposition comme celle-ci réside dans la dissymétrie saisissante existant entre la postérité visuelle des épisodes terrifiants du livre de l’Apocalypse et la pauvreté et l’abstraction embarrassée caractérisant, le plus souvent, celle de la prophétie d’un âge d’or jubilatoire (« Heureux le lecteur » exulte Jean). La représentation pléthorique des scènes infernales et la niaiserie quasi générale de l’anticipation du Paradis par l’art figuratif (la musique atteint bien mieux son but, In Paradisum) posent un problème similaire et d’ailleurs connexe. L’explication immédiate tient sans doute à un simple fait, déprimant. Les conditions de vie – et de mort – offertes à l’humanité dans le temps long, si l’on exclut quelques parenthèses dont celle qui est en train de se clore en Occident, lui ont permis de se représenter, avec un luxe appréciable de détails, les tréfonds du malheur et les affres de l’angoisse quand les aurores de la félicité n’étaient entraperçues que dans un battement de cils. Les modèles hébraïques1 de l’Apocalypse de Jean (car l’Apocalypse, plus qu’un livre, est un genre) correspondent ainsi dans l’Ancien Testament, à un moment d’intense crise existentielle des Hébreux, consécutif à « l’exil à Babylone » et à la déportation des élites juives sous le règne de Nabuchodonosor (et, bien plus tard, à la politique d’hellénisation menée par les Séleucides).

Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, Beatus de Saint‑Sever, Gascogne (Saint-Sever), 3ᵉ quart du XIᵉ siècle (avant 1072), ff. 108v-109r. Paris, Bibliothèque nationale de France.

Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, Beatus de Saint‑Sever, Gascogne (Saint-Sever), 3ᵉ quart du XIᵉ siècle (avant 1072), ff. 108v-109r. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo service de presse. © BnF

Aboutement des siècles

Si l’exposition de la BnF mêle largement des œuvres du passé et de la modernité, elle vaut d’abord par la réunion de manuscrits médiévaux impressionnants tirés des collections nationales (Première Bible de Charles le Chauve, Beatus de Saint-Sever, etc.) qui donnent à voir les séquences bien connues de l’Apocalypse de Jean (les trompettes, les cavaliers, l’ouverture des fameux sept sceaux, Babylone la grande « mère des prostituées et des abominations de la terre ») en même temps que le processus séculaire au cours duquel s’est cristallisée une iconographie apocalyptique qui ne cessera plus de se développer. Dans le parcours, on rencontre assez tôt Le Septième Sceau (1957) d’Ingmar Bergman qui ne dépare pas dans cet univers médiéval. L’exposition compte ainsi de nombreux extraits de film (Murnau, Lang, Hitchcock, Marker, von Trier). Certaines confrontations « des anciens et des modernes » (le poignant Rescue du Chinois Xie Lei constituant l’une des plus belles exceptions) apparaîtront moins convaincantes.

De Dürer à Goya

Ce sont ensuite les grands artistes qui se saisissent du texte biblique. Parmi eux, Albrecht Dürer à travers sa célèbre suite de xylographies (1498), lequel est également représenté ici par un petit Cavalier de l’Apocalypse exécuté au fusain, merveille de plasticité macabre prêtée par le British Museum. D’autres (tels Rubens et les habiles graveurs qui diffusèrent son génie démiurgique et sa verve, terrible, rarement prise en défaut) explorent et prolongent tout à la fois l’univers apocalyptique à travers des thème connexes : Jugement dernier et autres damnés précipités dans la Géhenne. À un siècle de distance, deux « visionnaires » comme William Blake et Odilon Redon se révèlent être des artistes apocalyptiques aussi inspirés l’un que l’autre, bien que dans une veine formelle en tout point opposée. Les atrocités perpétrées par une soldatesque effrénée dans les éprouvants « Désastres de la guerre » de Francisco de Goya, eux-mêmes anticipés par les « Grandes Misères de la guerre » gravées par le Lorrain Jacques Callot pendant la guerre de Trente Ans, ouvrent la voie, fatale, à une vision « sécularisée » de cataclysmes apocalyptiques dépouillés de toute grandeur eschatologique.

Francisco de Goya, « Les Désastres de la guerre », planche 1 : Tristes pressentiments de ce qui doit arriver, entre 1862 et 1863. Détail. Eau-forte, burin et brunissoir. Paris, Bibliothèque nationale de France.

Francisco de Goya, « Les Désastres de la guerre », planche 1 : Tristes pressentiments de ce qui doit arriver, entre 1862 et 1863. Détail. Eau-forte, burin et brunissoir. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo service de presse. © BnF

Apocalypse sans royaume ?

La fin de l’exposition envisage précisément, question passionnante, irrésolue, cet horizon apocalyptique, privé d’un second avènement christique radieux, dont le XXsiècle, inventeur de la « mort industrialisée » et de l’oblitération atomique2, a donné un aperçu convaincant. Une sélection, inégale, d’œuvres moroses produites au cours du siècle écoulé (Dix, Reigl ou Richier en sont les sommets) permet d’appréhender une réalité apocalyptique désormais sans issue. Les titres pompeux de certaines créations contemporaines (Infinito, The Book End of Time) rapportés à ce qu’elles sont effectivement finissent par arracher un sourire au visiteur, rendu, dès sa sortie, au nihilisme triomphant d’une époque qui espère l’apocalypse autant qu’elle la craint : « En ce temps les hommes chercheront la mort et ils ne la trouveront pas : ils souhaiteront de mourir et la mort s’enfuira d’eux » (Apocalypse, IX, 6).

William Blake, La Prostituée de Babylone, 1809. Plume, encre noire, aquarelle. Londres, British Museum.

William Blake, La Prostituée de Babylone, 1809. Plume, encre noire, aquarelle. Londres, British Museum. Photo service de presse. © The British Museum, Londres, dist. RMN / The Trustees of the British Museum

1 Les livres bibliques d’Ezéchiel et, surtout, de Daniel sont ainsi de nature apocalyptique.

2 L’exposition « L’Âge atomique », qui vient de se clore au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, abordait très bien cet aspect d’une angoisse apocalyptique en phase avec l’époque.

« Apocalypse. Hier et demain », jusqu’au 8 juin 2025 à la Bibliothèque nationale de France, site François-Mitterrand (galeries 1 et 2). Commissariat : Jeanne Brun (avec la collaboration de Pauline Créteur), François Angelier, Charlotte Denoël et Lucie Mailland. www.bnf.fr