Arrêt sur œuvre : Le Docteur Pozzi dans son intérieur de John Singer Sargent

John Singer Sargent, Un portrait, dit aussi Le Docteur Pozzi dans son intérieur (détail), 1881. Huile sur toile, 201,6 x 102,2 cm. Los Angeles, Hammer Museum, Collection Armand Hammer, don de la Fondation Armand Hammer. Photo service de presse. © courtesy of the Hammer Museum
Faust décadent ou Méphistophélès sulfureux ? Le portrait écarlate du chirurgien-gynécologue Pozzi, exposé au musée d’Orsay, compte parmi les effigies masculines les plus impressionnantes de Sargent. Controversée, sa réception par les contemporains est riche d’enseignement.
Né à Bergerac dans une famille d’origine italo-suisse, le docteur Jean-Samuel Pozzi (1846-1918) est à peu près un personnage de roman. Sa trajectoire associe une éclatante réussite professionnelle, universitaire (il passe pour un des fondateurs de la gynécologie moderne) à une vie amoureuse trépidante (qui lui valut notamment le surnom, emprunté à une comédie-ballet de Molière et Lully, de « l’Amour médecin »…). Ajoutons un caractère flamboyant et un goût marqué pour les arts. Rien ne manque à un tel personnage, pas même une fin tragique.
« l’artiste américain représenta le médecin da sotto in su (en contre-plongée), entre le chanteur d’opéra après rappel et le cardinal laïc »
Le médecin et son peintre
Cosmopolite, grand, portant beau, charmeur, homme à femmes, médecin-esthète de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie, Pozzi avait assurément trouvé son peintre avec Sargent. Portraitiste compétent, Léon Bonnat se montra bien plus conventionnel face au même personnage. Jouant de sa virtuosité particulière dans l’utilisation d’un registre chromatique restreint (le rouge !) qui constitue toujours un défi scabreux pour un peintre, l’artiste américain représenta le médecin da sotto in su (en contre-plongée), entre le chanteur d’opéra après rappel et le cardinal laïc (l’homme était républicain et dreyfusard). La pose doit beaucoup à Van Dyck sans doute, à Greco assurément (Portrait de gentilhomme, la main sur la poitrine, Prado, vers 1580). L’accent mis sur les longs doigts du praticien, mis en scène avec un singulier maniérisme, dut faire circuler quelques frissons dans le public selon certains exégètes modernes.

John Singer Sargent, Un portrait, dit aussi Le Docteur Pozzi dans son intérieur, 1881. Huile sur toile, 201,6 x 102,2 cm. Los Angeles, Hammer Museum, Collection Armand Hammer, don de la Fondation Armand Hammer.
Un portrait excentrique
L’extravagance exhibitionniste, « parisienne », de l’effigie suscita peu de commentaires favorables à Londres en 1881 (Sargent se présenta au public britannique à la Royal Academy avec ce tableau risqué, comme on dit en anglais), puis à Bruxelles en 1884. La profession du modèle (une comparaison rapide avec la grisaille des portraits de médecins contemporains est instructive), la fantaisie de vouloir se présenter en robe de chambre à domicile et donc d’abolir la frontière, capitale, entre espaces privé et public conféraient un caractère profondément provocateur à l’œuvre, qui n’échappa à personne. La sensualité trouble qui en émanait, jointe à la réputation donjuanesque du fondateur de la « Ligue de la rose », dont les adeptes se livraient, disait-on, à un « jeu de la vérité orgiaque », achevait d’en faire une pierre (incandescente) jetée dans le jardin de la bienséance. Pozzi mourut à Paris, le 13 juin 1918, criblé de balles. L’assassin était l’un de ses patients, mécontent des conséquences d’une opération qui, prétendait-il, l’avait rendu impuissant. La vie manque de pitié, mais jamais d’ironie.
« John Singer Sargent. Éblouir Paris » du 23 septembre 2025 au 12 janvier 2026 au musée d’Orsay, Esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007 Paris. Tél. 01 40 49 48 14, www.musee-orsay.fr
À lire : catalogue de l’exposition, coédition musée d’Orsay / Gallimard, 256 p., 140 ill., 45 €
Dossiers de l’Art n°331, éditions Faton, 80 p., 11 €. À commander sur www.faton.fr





