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Au Centre Pompidou, le regard sans concession de Suzanne Valadon

Suzanne Valadon, Le Lancement du filet, 1914. Huile sur toile, 201 x 301 cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne.

Suzanne Valadon, Le Lancement du filet, 1914. Huile sur toile, 201 x 301 cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne. Photo service de presse. © Centre Pompidou, MNAM-CCI / Jacqueline Hyde / Dist. Grand Palais Rmn

Après les expositions du Centre Pompidou-Metz, du musée des Beaux-Arts de Nantes et du Museu Nacional d’Art de Catalunya à Barcelone, Suzanne Valadon trône en majesté au Centre Pompidou. L’occasion de redécouvrir une artiste non conformiste et inclassable, à travers une belle sélection de 200 œuvres, peintures et dessins, mettant en évidence l’originalité de son travail.

« Je n’osais jamais lui avouer que je m’essayais à dessiner, moi qui depuis l’âge de neuf ans couvrais de croquis tous les papiers qui me tombaient sous la main », raconte Suzanne Valadon au critique Adolphe Tabarant1, venu l’interviewer en 1921. Marie Clémentine Valadon naît le 23 septembre 1865, en Haute-Vienne, dans le petit village de Bessines-sur-Gartempe, d’un père inconnu. Elle arrive à Paris à 5 ans, avec sa mère Madeleine, venue chercher sur la butte Montmartre une vie meilleure. L’époque n’est pas encore à l’interdiction totale du travail des enfants, et très vite Marie Clémentine s’exerce en vain à divers petits métiers pour aider sa mère lingère – dont celui d’acrobate de cirque, auquel une mauvaise chute de trapèze met fin.

Suzanne Valadon, La Poupée délaissée, 1921. Huile sur toile, 135 x 95 cm. Washington D.C., National Museum of Women in the Arts.

Suzanne Valadon, La Poupée délaissée, 1921. Huile sur toile, 135 x 95 cm. Washington D.C., National Museum of Women in the Arts. Photo service de presse. © National Museum of Women in the Arts, Washington, D.C. Photograph by Lee

« La terrible Maria »

La butte, avec ses cabarets et ses rues pittoresques, devient alors le refuge des artistes de tous âges qui y installent leurs ateliers. Place Pigalle, un marché aux modèles s’y tient : peintres et sculpteurs viennent y chercher des Apollon, des Vénus antiques ou des vieillards bibliques. C’est là que, quelques années plus tôt, Manet a trouvé son Olympia. Marie Clémentine, avec ses yeux bleus, sa chevelure aux reflets roux, sa silhouette bien balancée, se met sur le marché : elle n’a qu’une quinzaine d’années, se fait appeler « Maria » (peut-être en raison de l’origine italienne de beaucoup de modèles) et s’invente des origines prestigieuses et rocambolesques auprès de ses admirateurs.

Suzanne Valadon, Fillette nue assise, 1894. Fusain et gouache blanche sur papier, 22,7 x 28,9 cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne.

Suzanne Valadon, Fillette nue assise, 1894. Fusain et gouache blanche sur papier, 22,7 x 28,9 cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne. © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. Grand Palais Rmn / Philippe Migeat

Poser pour Renoir, Henner et Puvis de Chavannes

Car « Maria » plaît autant aux artistes académiques qu’à l’avant-garde. C’est elle qui pose pour la jeune femme de la Danse à la ville de Renoir, la sirène du Baiser de la sirène de Gustav Wertheimer, qui prête ses traits aux femmes de Jean-Jacques Henner, à celles du sculpteur Paul Albert Bartholomé ou aux muses et éphèbes du Bois sacré et de L’Été de Puvis de Chavannes, celui auquel elle n’ose avouer son amour du dessin. Elle mène une vie aux mœurs libérées, multiplie les aventures et accouche à 18 ans d’un fils, Maurice, au père incertain, auquel le Catalan Miquel Utrillo donnera son nom. Elle devient aussi le modèle du jeune Toulouse-Lautrec, sans doute rencontré vers 1885, avec lequel elle entame une liaison passionnée. C’est lui qui l’aurait comparée à une Suzanne biblique, suscitant la convoitise de peintres bien plus âgés qu’elle, et lui aurait donné son prénom d’artiste.

Suzanne Valadon, Autoportrait, 1883. Mine graphite, fusain et pastel sur papier, 43,5 x 30,5 cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne.

Suzanne Valadon, Autoportrait, 1883. Mine graphite, fusain et pastel sur papier, 43,5 x 30,5 cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne. © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. Grand Palais Rmn / Jacqueline Hyde

« Vous êtes des nôtres ! »

Durant ses longues séances de pose, « Maria » observe, écoute et s’imprègne de la manière de travailler des peintres. De 1883, l’année de la naissance de Maurice, date sa première œuvre connue, un autoportrait au pastel dont la signature « Suzanne Valadon » est sans doute postérieure. C’est le premier d’une longue série sans concession qui aboutira à l’étonnant Autoportrait aux seins nus de 1931, à l’âge de 66 ans. « Il faut être dur avec soi, avoir une conscience, se regarder en face », dit Suzanne Valadon. À Adolphe Tabarant, elle raconte sa rencontre avec Degas : « J’habitais rue Tourlaque, où j’avais pour voisin Lautrec et Zandomeneghi. Un jour Lautrec m’emmena chez Bartholomé et lui fit voir un de mes dessins. Il faut montrer ça à Degas ! s’écria Bartholomé. Et l’on me remit une lettre pour Degas… ». Enthousiaste et admiratif à la vue du travail de la jeune femme, Degas s’exclame alors « Vous êtes des nôtres ! » et la prend sous son aile, lui enseignant la taille douce. Grand collectionneur, il achètera à celle qu’il continuera toujours d’appeler la « terrible Maria » pas moins de dix-sept dessins et douze estampes.

Suzanne Valadon, Autoportrait aux seins nus, 1931. Huile sur toile, 46 x 38 cm. Suisse, collection particulière.

Suzanne Valadon, Autoportrait aux seins nus, 1931. Huile sur toile, 46 x 38 cm. Suisse, collection particulière. Photo service de presse. © akg-images

Un lent travail de maturation

« J’ai dessiné follement pour que quand je n’aurais plus d’yeux j’en aie au bout des doigts ». Derrière l’apparente fluidité et facilité du trait de Suzanne Valadon se cache, comme le souligne Gilles Genty dans le catalogue de l’exposition, un lent travail de maturation, avec l’utilisation régulière du papier-calque, une technique que lui avait apprise Degas, pour reporter et travailler ses compositions. Des figures parfaitement campées dans l’espace de la feuille et une grande puissance de la ligne en résultent – des caractéristiques que l’on retrouvera, à leur maturité, dans les peintures à l’huile de l’artiste, un médium qu’elle expérimente à partir de 1892. L’un de ses premiers portraits est celui d’Erik Satie, son amant éphémère, abandonné au bout de quelques mois. De dépit, le jeune musicien compose alors Vexations (1893), un court motif mélodique destiné à être répété 840 fois et dont l’interprétation peut, selon le tempo adopté, durer près de 24 heures…

Suzanne Valadon, Portrait d’Erik Satie, 1892-1893. Huile sur toile, 41 x 22 cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne.

Suzanne Valadon, Portrait d’Erik Satie, 1892-1893. Huile sur toile, 41 x 22 cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne. © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. Grand Palais Rmn / Bertrand Prévost

« Je peins les gens pour apprendre à les connaître. »

Suzanne Valadon

Le huis clos des portraits

Peu à peu, Suzanne Valadon ose ainsi franchir l’infranchissable : la frontière séparant modèles et artistes. En 1894, elle expose pour la première fois son travail au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts (des dessins uniquement) – c’est la première femme à y participer ; en 1896, elle commence à vendre ses œuvres aux galeristes Le Barc de Boutteville et Vollard et se marie avec un bourgeois aisé, Paul Mousis, qui lui apporte un confort financier. Pas assez fortunée à ses débuts pour se payer un modèle, peu encline peut-être aussi à peindre une intimité artificielle car tarifée, Suzanne Valadon dessine et peint son proche entourage : la silhouette grêle de Maurice Utrillo enfant ; sa mère au visage labouré par les rides ; sa nièce Marie Coca et sa fille Gilberte ; l’ami de son fils devenu son nouvel amant, André Utter, de 21 ans plus jeune qu’elle, pour lequel elle finit par divorcer et se remarier en 1914 ; la famille de ce dernier… avec toujours ce même regard sans fioriture – en quête d’une vérité crue.

Suzanne Valadon, Marie Coca et sa fille Gilberte, 1913. Huile sur toile, 162 x 129,5 cm. Lyon, musée des Beaux Arts.

Suzanne Valadon, Marie Coca et sa fille Gilberte, 1913. Huile sur toile, 162 x 129,5 cm. Lyon, musée des Beaux Arts. Photo service de presse. © Lyon MBA – Photo Alain Basset

Une portraitiste reconnue

Ce cercle s’élargit dans les années 1920 aux portraits bourgeois. Suzanne Valadon est alors reconnue et recherchée ; ses commanditaires sont essentiellement des femmes de la haute société (rares sont les portraits d’homme), le plus souvent amies, mécènes ou collectionneuses. Ils valent à Suzanne ce qu’elle considère comme « le mieux peint de tous ses tableaux », le Portrait de Madame Lévy (1922), riche femme d’affaires. Si, dans ces œuvres de commande, l’artiste peint avec soin les signes extérieurs de richesse – l’opulence des étoffes, le raffinement des accessoires, les bagues bien dessinées au doigt, les chaussures chics et leur vernis luisants… –, le huis clos intérieur qu’elle entretient avec ses modèles la place à l’opposé d’une portraitiste mondaine. Elle ne travaille pas pour la galerie, « je peins les gens pour apprendre à les connaître », explique-t-elle encore.

Suzanne Valadon, Portrait de Madame Lévy, 1922. Huile sur toile, 92 x 73 cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne.

Suzanne Valadon, Portrait de Madame Lévy, 1922. Huile sur toile, 92 x 73 cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne. © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. Grand Palais Rmn / Bertrand Prévost

« L’ancien modèle dévoile aussi une autre intimité féminine, à rebours des Vénus masculines alanguies ou provocatrices. »

Oser l’intimité du nu

Le nu occupe une place centrale dans cet œuvre déroutant, même si l’artiste s’essaie également aux natures mortes et aux paysages. Suzanne Valadon transgresse là une autre frontière, pénétrant dans un domaine jusqu’alors réservé aux hommes. Pour des raisons de bienséance, les femmes étaient interdites d’atelier – l’École des beaux-arts ne leur sera accessible qu’à partir de 1897 et, à l’Académie Julian, dotée depuis 1876 d’un cours libre pour les femmes de la bourgeoisie, les hommes posaient avec une serviette autour de la taille. Le traitement du nu féminin comme masculin relevait donc du seul regard masculin. Suzanne Valadon renverse les paradigmes quand, à sa rencontre avec André Utter, en 1909, elle se représente en Ève tentatrice avec son nouvel amant en Adam, elle pleine de désir, et tous les deux nus comme des vers. En 1914, elle le fait encore poser nu pour son monumental Lancement de filet – de dos, de trois quarts et de face, dans une composition en frise dévoilant une musculature d’athlète grec. Ses seules concessions à la bienséance seront de masquer, dans sa peinture, mais pas dans les dessins préparatoires, le sexe d’André avec les cordes du filet du pêcheur, et d’ajouter de pudiques feuilles de vigne à son Adam et Ève pour l’exposer au Salon d’Automne de 1920.

Suzanne Valadon, Adam et Éve, 1909. Huile sur toile, 162 x 131 cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne.

Suzanne Valadon, Adam et Éve, 1909. Huile sur toile, 162 x 131 cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne. Photo service de presse. © Centre Pompidou, MNAM-CCI / Philippe Migeat / Dist. Grand Palais Rmn

Une autre vision des femmes

L’ancien modèle dévoile aussi une autre intimité féminine, à rebours des Vénus masculines alanguies ou provocatrices. Ses femmes, saisies dans leurs activités quotidiennes – se laver, se coiffer, s’admirer dans un miroir ou simplement rêvasser allongées –, se suffisent à elles-mêmes, et même nues, n’attendent pas le regard des hommes pour exister. Leurs poses sont parfois incongrues, leur corps peut être beau ou laid, vieux ou jeune ou évoquer, avec les nombreuses représentations de Gilberte, la petite-nièce de l’artiste, le moment troublant du passage de l’enfance à l’adolescence – comme le fera plus tard Balthus. Suzanne Valadon ose même ne pas dévêtir la moderne odalisque de La Chambre bleue (1923), cigarette aux lèvres, le chef-d’œuvre qui ouvre l’exposition du Centre Pompidou.

Suzanne Valadon, La Chambre bleue, 1923. Huile sur toile, 90 x 116 cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne.

Suzanne Valadon, La Chambre bleue, 1923. Huile sur toile, 90 x 116 cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne. Photo service de presse. © Centre Pompidou, MNAM-CCI / Jacqueline Hyde / Dist. Grand Palais Rmn

Suzanne l’inclassable

Après une existence houleuse avec Maurice Utrillo et André Utter, l’artiste meurt seule en 1938, dans la maison qu’elle avait acquise au 11 avenue Junot. Maurice, marié depuis 1935, vit au Vésinet, et André, séparé d’elle, est resté dans l’appartement-atelier de la rue Cortot, aujourd’hui reconstitué au musée de Montmartre. À son enterrement se pressent les petites gens de Montmartre et ses amis artistes, côtoyés tout au long de sa carrière.

Suzanne Valadon, Vénus noire, 1919. Huile sur toile, 162 x 97 cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne.

Suzanne Valadon, Vénus noire, 1919. Huile sur toile, 162 x 97 cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne. Photo service de presse. © Centre Pompidou, MNAM-CCI / Philippe Migeat / Dist. Grand Palais Rmn

À cheval entre deux siècles, nourri des influences croisées des artistes postimpressionnistes – Degas, les Nabis dans leur profusion décorative, Gauguin, Cézanne, dont elle voit la rétrospective de 1907 – et des avant-gardes du début du XXe siècle – Matisse en particulier –, son œuvre échappe pourtant à toute classification, ni ne s’inscrit dans le retour au classicisme des années 1920. Sa vie ne peut se lire non plus par la seule grille du féminisme ou de l’histoire des artistes femmes, filles d’artiste ou nées dans un milieu bourgeois et éduquées, à l’instar d’une Berthe Morisot ou d’une Mary Cassatt. Suzanne Valadon est, et c’est tout, dans sa recherche implacable de la vérité.

Suzanne Valadon, La Petite Fille au miroir, 1909. Huile sur toile, 104,3 x 75,5 cm. Collection d’Emelia Wilson, MA History of Art, Courtauld Institute of Art.

Suzanne Valadon, La Petite Fille au miroir, 1909. Huile sur toile, 104,3 x 75,5 cm. Collection d’Emelia Wilson, MA History of Art, Courtauld Institute of Art. Photo service de presse. © Christie’s Images / Bridgeman Images

Note

1 Entretien Tabarant, 1921, cité par Yelin Zaho, « Du modèle à l’artiste », catalogue de l’exposition.

« Suzanne Valadon », jusqu’au 26 mai 2025 au Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, 75004 Paris. Tél. 01 44 78 12 33. www.centrepompidou.fr

Catalogue, Centre Pompidou-Metz, 280 p., 42 €.