Berthe Weill, une galeriste d’exception à l’Orangerie

Raoul Dufy (1877-1953), 30 ans ou la Vie en rose, 1931. Huile sur toile, 98 x 128 cm. Paris, musée d’Art moderne de la Ville de Paris, don Mathilde Amos, 1955. Photo service de presse. © Paris Musées / musée d’Art moderne de Paris
Le musée de l’Orangerie poursuit son exploration du marché de l’art du premier XXe siècle en braquant cette fois les projecteurs sur Berthe Weill (1865-1951), galeriste d’avant-garde qui fit découvrir Picasso, Matisse et bien d’autres, avant de sombrer injustement dans l’oubli.
Après le Grey Art Museum de New York et le musée des Beaux-Arts de Montréal, c’est au tour du musée de l’Orangerie d’accueillir l’exposition conçue par la chercheuse indépendante Marianne Le Morvan. Accompagnée, pour l’étape parisienne, de l’attachée de collection Sophie Eloy, la fondatrice et directrice des archives reconstituées de Berthe Weill retrace dans une scénographie fluide et élégante (les espaces et leurs volumes ont été entièrement repensés) la carrière de cette figure aussi attachante qu’essentielle du marché de l’art du premier XXe siècle, si injustement oubliée de nos jours.

Suzanne Valadon (1865-1938), Nu à la couverture rayée, 1922. Huile sur toile, 104 x 79 cm. Paris, musée d’Art moderne de Paris. Photo CC0 Paris Musées, musée d’Art moderne de Paris
Une fille de chiffonnier
Issue d’un milieu très modeste d’origine juive alsacienne – son père est chiffonnier et sa mère couturière –, Berthe Weill voit le jour dans la capitale le 20 novembre 1865. Afin de ménager sa santé fragile, ses parents lui épargnent un métier physiquement éprouvant en la plaçant en apprentissage auprès d’un marchand de leurs relations établi rue Laffitte. Antiquaire et surtout expert en lithographies, celui-ci va durant quinze ans former la jeune fille puis jeune femme au commerce des œuvres d’art. L’œil de Berthe Weill s’aiguise, son goût s’affirme et le passage des artistes comme des amateurs la stimule. À la mort de son patron en 1896, elle ose l’impensable : poursuivre ce travail qui la passionne, mais à son propre compte et en se focalisant sur la peinture.
« les débuts […] sont épiques : Berthe contracte rapidement des dettes et expose parfois des toiles sans cadres, simplement accrochées à une corde par des pinces à linge ! »
De l’audace à revendre
Pour une personne de son sexe, a fortiori de basse extraction sociale, le pari était particulièrement audacieux. Mais d’audace, Berthe Weill n’en manquait assurément pas. « Qu’est-ce que je risque ? de ne pas tenir ? JE TIENDRAI »1, s’exclame-t-elle avec une confiance et un optimisme désarmants. Grâce à l’avance consentie par la veuve Mayer et brièvement épaulée par l’un de ses frères, elle loue une toute petite boutique dans le bas Montmartre, au no 25 de la rue Victor-Massé.

Georges Kars (1882-1945), Dans le salon de peinture, 1933. Huile sur bois, 56 x 46 cm. Collection particulière. Photo © Jana Hojstričová
Peuplé de cabarets et de théâtres, le quartier de Pigalle est alors le cœur du Paris nocturne et beaucoup d’artistes d’avant-garde en sont des habitués, quand ils n’y habitent pas tout bonnement. L’adresse n’est donc pas mauvaise, mais les débuts, du fait d’une absence totale d’économies et même de trésorerie, sont épiques : Berthe contracte rapidement des dettes et expose parfois des toiles sans cadres, simplement accrochées à une corde par des pinces à linge ! Afin de se maintenir à flot, elle continue de vendre, comme son défunt mentor, des livres anciens mais aussi des affiches et de nombreuses lithographies d’illustrateurs et de caricaturistes.
La découverte de Picasso
La rencontre de Pere Mañach à l’Exposition universelle de 1900 lui met définitivement le pied à l’étrier. Fils d’un industriel, cet Espagnol qui joue les intermédiaires pour ses compatriotes artistes installés à Paris lui présente le jeune Pablo Picasso, tout juste arrivé de Barcelone. Berthe Weill se rend dans son atelier, repère immédiatement le talent du jeune homme et lui achète une dizaine de toiles. Elle devient ainsi sa marchande, avant même qu’Ambroise Vollard (pourtant souvent crédité du rôle de découvreur) ne prenne le relais et n’offre à Picasso sa première exposition.

Pablo Picasso (1881-1973), La Chambre bleue, 1901. Huile sur toile, 50,48 x 61,59 cm. Washington, D.C., The Phillips Collection, acquis en 1927. Photo service de presse. Photo Courtesy of The Phillips Collection, Washington, D.C. © Succession Picasso 2025
La Galerie B. Weill
Le 1er décembre 1901, toujours aidée de Mañach qui, moyennant une commission, l’assistera pour l’organisation des accrochages, Berthe Weill inaugure la « Galerie B. Weill » dans son local de la rue Victor-Massé. Les invités peuvent y voir un bas-relief d’Aristide Maillol, des bijoux de l’Espagnol Paco Durrio, un bronze de l’Afro-Américaine Meta Warrick Fuller ou encore des toiles de Pierre Girieud, Charles Launay et Raoul de Mathan. Enthousiaste et fonceuse, la marchande a pour ligne de conduite la défense acharnée de l’avant-garde picturale et, plus généralement, de la jeunesse, ainsi que l’énonce clairement le mot d’ordre qu’elle a fait imprimer sur son carton d’invitation : « Place aux jeunes ».

Pierre Girieud (1876-1948), Portrait de l’artiste peintre Émilie Charmy, 1908. Huile sur carton, 101,5 x 72 cm. Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus, prêt permanent de la Fondation Gabriele Münter et Johannes Eichner. Photo service de presse. © Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München, Dauerleihgabe der Gabriele Münter und Johannes Eichner Stiftung, München
Picasso, naturellement, est aussi exposé – toujours dans le cadre de manifestations collectives – en avril, juin et novembre-décembre 1902. Les visiteurs peuvent notamment admirer son Hétaïre et La Chambre bleue, car la galeriste est la première à montrer sa « période bleue ». Bientôt seul maître à bord – l’indépendance n’est pas un vain mot pour celle qui préfèrera toute sa vie demeurer célibataire, de peur qu’un mari ne vienne lui couper les ailes –, Berthe Weill enchaîne sans répit les expositions, la plupart regroupant une dizaine de participants et s’étendant sur une quinzaine de jours.
Les Fauves entrent en scène
Le parcours nous entraîne ensuite vers les grands mouvements artistiques du début du XXe siècle, dont la marchande accompagne l’essor. Elle favorise même franchement celui du fauvisme. Quand le scandale de « la cage aux Fauves » éclate au Salon d’Automne de 1905, plusieurs d’entre eux ont effectivement déjà été accueillis, et à diverses reprises, rue Victor-Massé. L’année précédente, le critique Roger Marx avait été invité à préfacer le catalogue d’une de leurs expositions : c’était lui qui lui avait fait découvrir Henri Matisse, lui permettant une nouvelle fois de donner sa chance à un futur géant de la peinture.

Henri Matisse (1869-1954), Première nature morte orange, 1899. Huile sur toile, 56 x 73 cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne / Centre de création industrielle, déposé au musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis. Photo service de presse. © Centre Pompidou, MNAM-CCI, dist. GrandPalaisRmn / Bertrand Prévost
En avril 1905, Berthe réunit à nouveau Matisse, Albert Marquet, Henri Manguin ou encore Charles Camoin, et les expose encore en octobre-novembre, c’est-à-dire au moment même où se tient le Salon d’Automne, leur ajoutant André Derain et Maurice de Vlaminck qui l’impressionnent fortement. Femme de caractère, elle appuie, malgré l’hostilité de Matisse, les tentatives de Raoul Dufy pour apparaître lui aussi comme un artiste fauve. Le Havrais n’oubliera jamais cette marque d’amitié de la part de la « petite mère Weill », à laquelle il rendra un hommage aussi discret que sincère dans 30 ans ou la Vie en rose qu’il présentera à l’exposition « La joie de vivre » en 1931, pour le trentième anniversaire de la galerie.
« Berthe Weill ne s’en tient d’ailleurs pas qu’aux seuls pionniers du mouvement, puisqu’elle accueille aussi ceux qui marchent dans leurs pas »
Le premier soutien
Au rythme de deux expositions par an, de 1905 à 1908, la marchande offre ainsi une vitrine aux Fauves, et même si Ambroise Vollard et Eugène Druet ne tardent pas à lui emboîter le pas, elle est là encore la première et la plus spontanée dans son soutien. Berthe Weill ne s’en tient d’ailleurs pas qu’aux seuls pionniers du mouvement, puisqu’elle accueille aussi ceux qui marchent dans leurs pas : Pierre Girieud et Raoul de Mathan, qui avaient eu les honneurs d’inaugurer sa galerie, Georges Dufrénoy, Émilie Charmy qui devient sa grande amie (et l’une des nombreuses femmes qu’elle représente), ou encore le Hongrois Béla Czóbel, à qui elle consacre même une exposition individuelle.
Le cubisme à la galerie Weill
La marchande ne peut cependant pas jouer un rôle aussi important dans la diffusion du cubisme, celui-ci se voyant très vite accaparé par Daniel-Henry Kahnweiler. Sa contribution n’est pas négligeable pour autant, et si son confrère s’imposa comme le marchand quasi exclusif de Picasso, Braque et Gris, elle sut défendre les autres peintres qui, tels Albert Gleizes, Jean Metzinger, Fernand Léger, André Lhote ou encore Louis Marcoussis, adoptèrent également une approche cubiste. Ce sont d’ailleurs ces suiveurs qui provoquèrent la polémique associée au mouvement, car à la différence de Picasso et Braque qui ne montraient guère leurs toiles en dehors des galeries, Gleizes, Metzinger et leurs amis exposaient dans les Salons et leur rassemblement dans une même salle du Salon des Indépendants de 1911 choqua le grand public, qui découvrait alors la nouvelle esthétique en vogue.
Jean Metzinger (1883-1956), Champs de pavots, 1904. Huile sur toile, 44,1 x 59,7 cm. Minneapolis Institute of Arts. Photo service de presse. © Adagp, Paris, 2025
Cubistes d’ici et d’ailleurs
Toujours à l’affût des dernières innovations plastiques, Berthe Weill leur ouvre aussitôt ses portes et, de 1913 à 1920, présente très fréquemment des toiles cubistes, quelle que soit l’origine de leur auteur – une manière de signifier à tous qu’elle ne cèdera nullement aux sirènes nationalistes d’une époque qui a de plus en plus la fâcheuse tendance à différencier, voire à opposer Français et étrangers. L’organisation en 1914 de trois expositions individuelles dédiées respectivement à Metzinger, au Hongrois Réth et au Mexicain Diego Rivera constitue sans doute l’un des meilleurs symboles de sa droiture morale comme de son ouverture d’esprit. Elle accueillera également après la guerre le Russe Léopold Survage et la Polonaise Alice Halicka.
« Victime […] du climat antisémite et xénophobe, la marchande […] dénonce avec son franc-parler habituel la bêtise du nationalisme en art. »
La galeriste des étrangers
C’est que la capitale attire les talents du monde entier. En 1925, le journaliste André Warnod lance d’ailleurs une expression qui passera à la postérité : l’École de Paris. Derrière cette appellation sont regroupés tous les artistes contemporains français mais surtout étrangers qui, installés dans la Ville Lumière, développent un art loin des canons académiques. Berthe Weill participe largement à la visibilité et au succès de cette « école », qu’aucune esthétique ne saurait résumer. Elle accueille ainsi, au gré de ses adresses successives – elle déménage en 1917 rue Taitbout, puis rue Laffitte en 1920, et enfin rue Saint-Dominique en 1934 –, de très nombreux peintres et sculpteurs, le plus souvent originaires d’Europe de l’Est, comme Alexandre Archipenko, Marc Chagall, Sonia Delaunay, Georges Kars, Moïse Kisling, Jules Pascin ou encore Ossip Zadkine. Victime comme eux du climat antisémite et xénophobe, la marchande continue d’affronter crânement l’adversité, et dans le numéro d’avril 1924 du Bulletin qu’elle vient de lancer, dénonce avec son franc-parler habituel la bêtise du nationalisme en art.

Robert Delaunay (1885-1941), Paysage aux vaches, 1906. Huile sur toile, 50 x 61 cm. Paris, musée d’Art moderne de Paris. Photo CC0 Paris Musées, musée d’Art moderne de Paris
L’exposition Modigliani victime de la pudibonderie
Berthe Weill doit aussi affronter la censure lorsqu’elle expose les œuvres d’Amedeo Modigliani en décembre 1917 – l’unique exposition personnelle du vivant de l’artiste. Sur la trentaine de toiles accrochées, quatre seulement sont des nus, mais ce sont bien sûr ces derniers qui lui attirent des ennuis. Aperçus depuis la rue, ils provoquent un attroupement de badauds goguenards qui alerte la police : un commissaire se rend sur place et ordonne le retrait immédiat des nus au motif qu’ils ont des poils pubiens. Atterrée par cette pudibonderie, la marchande est obligée de s’exécuter. Modigliani ne vendra rien, mais Berthe, malgré ses propres difficultés financières, lui achètera cinq tableaux, elle qui se rappellera longtemps avec émotion les « nus somptueux » et les « portraits savoureux » de l’Italien.

Amedeo Modigliani (1884-1920), Nu au collier de corail, 1917. Huile sur toile, 66,5 x 101,1 cm. Oberlin, Allen Memorial Art Museum, Oberlin College, Ohio. Don de Joseph et Enid Bissett. © Photo Allen Memorial Art Museum, Oberlin College, Ohio
Ces souvenirs sont d’ailleurs couchés par écrit au début des années 1930, quand la crise économique contraint bien des galeristes à mettre la clé sous la porte. Mettant à profit les longues journées sans clients, Berthe Weill revient sur sa carrière et son compagnonnage avec les artistes dans un livre, le premier du genre, qu’elle intitule avec humour Pan ! dans l’œil… et qui reste aujourd’hui encore une mine d’anecdotes et d’informations précieuses.

Couverture des mémoires de Berthe Weill, Pan ! dans l’œil ou trente ans dans les coulisses de la peinture contemporaine 1900-1930. Exemplaire sur papier des manufactures impériales du Japon, Librairie Lipschütz, 1933. Photo service de presse. © Collection Marianne Le Morvan – Archives Berthe Weill
Résistante à sa manière
Malgré une situation toujours précaire (jamais son commerce ne l’enrichira ; au contraire, la faillite sera souvent proche), elle continue de se démener pour aider les jeunes peintres. Tantôt elle les invite à dialoguer avec l’ancienne génération, comme lors de l’exposition de février 1939 qui confronte les œuvres de Derain, Matisse ou Rouault à celles de Louis Cattiaux, Pierre Ino ou Gio Colucci ; tantôt elle leur consacre des manifestations entières. Suivant l’évolution personnelle de certains fidèles de sa galerie, elle se convertit à l’abstraction en montrant des artistes de « Cercle et Carré » ou d’« Abstraction-Création », tels Otto Freundlich et son épouse Jeanne Kosnick-Kloss.

Otto Freundlich (1878-1943), Composition 1939, 1939. Tempera sur papier marouflé sur toile, 193 x 146 cm. Pontoise, musée Tavet-Delacour. Photo service de presse. © Musée d’art et d’histoire Pissarro-Pontoise
Une ultime reconnaissance
Mais à partir de 1941, devant le danger toujours plus menaçant, Berthe Weill se retire pour se faire la plus discrète possible, tout en refusant de fuir. Sortie miraculeusement indemne de la guerre mais plus démunie que jamais (son appartement a été régulièrement visité et tout son stock de tableaux lui a été volé, sa santé est mauvaise), la marchande bénéficie d’une vente aux enchères organisée à son profit, à laquelle prennent part plusieurs des artistes qu’elle a défendus tout au long de sa vie. Cette ultime reconnaissance permet d’adoucir les dernières années d’une femme admirable à bien des égards, qui s’éteint à son domicile de la rue Saint-Dominique le 17 avril 1951. Que tant de toiles passées entre ses mains, désormais conservées dans toute l’Europe comme aux États-Unis ou au Canada, soient aujourd’hui réunies à Paris, cette ville qu’elle aimait tant, voilà qui rend cet hommage à Berthe Weill particulièrement émouvant.
1 Pan ! dans l’œil…, L’Échelle de Jacob, 2021, p. 23.
« Berthe Weill. Galeriste d’avant-garde », jusqu’au 26 janvier 2026 au musée de l’Orangerie, Jardin des Tuileries, 75001 Paris. Tél. 01 44 50 43 00. www.musee-orangerie.fr
À lire : catalogue, coédition musée d’Orsay / Flammarion, 208 p., 39 €.
L’Objet d’Art hors-série no183, éditions Faton, 64 p., 11 €. À commander sur www.faton.fr
Marianne Le Morvan, Berthe Weill. Marchande et mécène de l’art moderne, coédition Flammarion / musée de l’Orangerie, 240 p., 24 €.





