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Cézanne et l’Italie : la tradition aux sources de la modernité au musée Marmottan Monet

Paul Cézanne, d’après Greco, La Femme à l’hermine (détail), 1885-1886. Huile sur toile, 53 x 49 cm. Avec l’aimable autorisation de la Daniel Katz Gallery, Londres.

Paul Cézanne, d’après Greco, La Femme à l’hermine (détail), 1885-1886. Huile sur toile, 53 x 49 cm. Avec l’aimable autorisation de la Daniel Katz Gallery, Londres. Photo service de presse. © Daniel Katz Gallery London

Au musée Marmottan Monet s’ouvre une exposition exceptionnelle, tant par ses prêts que par son propos : une soixantaine d’œuvres venues du monde entier et de collections particulières permettent de comprendre Cézanne (1839-1906) à la lumière des maîtres de l’Italie, et la modernité italienne à celle de Cézanne. De Tintoret à Greco et Poussin, à Soffici, Boccioni, Pirandello ou Morandi, Cézanne apparaît sous un jour inédit : celui d’un jalon décisif entre tradition et modernité.

Une leçon d’histoire de l’art intuitive

Cette confrontation des plus audacieuses pouvait porter à la perplexité : Cézanne n’est jamais parti en Italie, et sa connaissance de l’art ancien – incluant des artistes non italiens mais ayant passé là une partie essentielle de leur carrière, tels Greco ou Poussin – est essentiellement muséale ou livresque, passant principalement par les reproductions gravées. Il est alors parfois plus que difficile, sans preuve d’une visite dans un musée ni de témoignage écrit, de prouver que Cézanne a bien regardé tel tableau. Pourtant, cette histoire de l’art qui joue sur l’intuition et le face-à-face ne cesse de convaincre visuellement : comment douter que le maître d’Aix n’ait vu ce Portrait de jeune fille par Greco, actuellement dans une collection particulière, en un moment où le peintre ne retient l’attention que d’un petit groupe d’initiés ? La posture, la physionomie anguleuse mais gracieuse, l’enveloppement d’une mantille ou d’un col sont les mêmes, absolument. Et la magie de la confrontation agit d’emblée, devant deux chefs-d’œuvre absolus présentés côte à côte. Magie augmentée d’une surprise : Cézanne, que l’on savait grand peintre, résiste fièrement aux grands noms de la Renaissance et de l’âge classique. Oui, il est l’égal d’un Tintoret, d’un Bassano, d’un Ribera mais n’écrase néanmoins pas de plus petits maîtres, comme Francisque Millet. 

Dhomínikos Theotokópoulos, dit Greco (1541-1614), Portrait de jeune fille. Huile sur toile, 43 x 36,5 cm. Collection particulière.

Dhomínikos Theotokópoulos, dit Greco (1541-1614), Portrait de jeune fille. Huile sur toile, 43 x 36,5 cm. Collection particulière. Photo service de presse. © Valentina Preziuso

 

L’art italien vu par les yeux de Cézanne

C’est donc un parcours en deux temps qui développe une pensée claire et pénétrante : montrer comment Cézanne s’est approprié les compositions, les pratiques coloristes, les procédés expressifs des maîtres anciens, pour approcher la nature et en faire son miel, et comment ce précieux nectar fit à son tour les délices de la génération suivante, dans la première moitié du XXe siècle. En un mot : Cézanne est le pivot qui unit l’ancien et le moderne, réinvente la tradition pour en faire un ferment de modernité. Ce coloriste qui rêvait de « faire de l’impressionnisme quelque chose de solide comme l’art des musées » sait faire siennes ces inventions anciennes qui exaltent un sentiment, affermissent une structure, et surtout, unissent dans un seul geste la couleur, la lumière, le plan et la forme. Ce sculpteur de la matière picturale trouvait ainsi une manière à lui de réinventer Poussin. Il devenait un créateur de mondes comme d’autres se font géologues, pour appréhender la structure interne des choses, comprendre l’art contenu dans la nature. Qu’il ait indubitablement vu certaines œuvres, comme ce Paysage classique de Francisque Millet, déposé par le musée du Louvre au musée de Marseille, ne change rien à son talent d’inventeur. La Sainte-Victoire devenue Vésuve moderne convainc par l’appropriation des formes géométriques et la composition solide comme un roc : Cézanne est bien ce titan capable de citer les anciens sans lasser jamais, sans cesser d’être lui-même.

Jean-François Millet, dit Francisque Millet (1642-1679), Paysage classique, XVIIᵉ siècle. Huile sur toile, 96 x 128 cm. Paris, musée du Louvre.

Jean-François Millet, dit Francisque Millet (1642-1679), Paysage classique, XVIIᵉ siècle. Huile sur toile, 96 x 128 cm. Paris, musée du Louvre. Photo service de presse. © Ville de Marseille, Dist. RMN-Grand Palais / Jean Bernard

Cézanne vu par les artistes modernes italiens

Le parcours est d’autant plus convaincant, grâce à la pertinence des choix d’Alain Tapié, que la scénographie d’Anne Gratadour se met comme en sourdine et choisit d’adopter les couleurs de Cézanne plutôt que les contrastes sonores d’ordinaire préférés au musée Marmottan Monet. Quelques panneaux de signalisation, d’un or mat et presque religieux, expliquent et montrent emprunts et transformations, dans une architecture qui n’est pas sans évoquer quelque sanctuaire toscan. Mais en entrant dans la deuxième section, un second doute prend forme : les expériences du début du XXe siècle vont-elles résister à la présence écrasante d’un Cézanne ? Même si l’intérêt d’un Boccioni, d’un Carrà ou d’un Morandi n’est plus à démontrer, sont-ils vraiment de taille face à ce géant ? Sans parler de ceux dont nous connaissons en France à peine le nom, Pirandello ou Sironi… Le second miracle est que cela tient aussi bien que la première section, même après Greco ou Tintoret, car le passage à la modernité se fait en douceur grâce à Cézanne. Chaque œuvre choisie apparaît dans sa pertinence face à lui, galvanisée par les siennes plutôt qu’écrasée. Car Cézanne possède cette grâce insigne, si rare chez les grands maîtres, de donner un souffle à tout ceux qui l’approchent. Bien que connu tardivement en France, il attire à lui et fascine les jeunes peintres italiens venus à Paris en 1907, alors que se tient la première rétrospective posthume de son œuvre au Salon d’automne, ou en Italie lors de la deuxième et de la troisième Exposition d’Art de la Sécession romaine. C’est que Cézanne contient en lui tous les possibles : la passion sublimée, l’éphémère capturé dans la solidité de compositions atemporelles, et surtout ce silence méditatif, introspectif, quasi spirituel, de la dernière partie de sa vie. On ressort de là ébloui, amoureux de Cézanne, avec l’impression rare d’avoir vu et compris, de l’intérieur, la genèse d’un œuvre et les possibles qu’elle contenait en germe. 

Paul Cézanne, La Montagne Sainte-Victoire, vers 1890. Huile sur toile, 65 x 95,2 cm. Paris, musée d’Orsay.

Paul Cézanne, La Montagne Sainte-Victoire, vers 1890. Huile sur toile, 65 x 95,2 cm. Paris, musée d’Orsay. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

« Cézanne et les maîtres. Rêves d’Italie », du 27 février 2020 au 3 janvier 2021 au musée Marmottan Monet, 2 rue Louis-Boilly, 75016 Paris. Tel. 01 44 96 50 33. www.marmottan.fr 

Catalogue, Hazan, 192 p., 29,95 €.