Christian Krohg à Orsay : le Nord dans l’âme

Christian Krohg (1852-1925), La Barre sous le vent !, 1882. Huile sur toile, 50 x 60 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. P hoto service de presse. Photo Nasjonalmuseet – J. Lathion
Après avoir mis à l’honneur Edvard Much et Harriet Backer, le musée d’Orsay achève sa saison scandinave en nous conviant à découvrir l’univers de Christian Krohg (1852-1925). Cette figure tutélaire de l’art norvégien est encore inconnue en France où elle a pourtant plusieurs fois séjourné et exposé dans les années 1880.
Dans le rutilant musée national d’Oslo inauguré en 2022, les visiteurs se pressent bien sûr dans la superbe salle dédiée à Edvard Munch, mais ils ne manquent pas d’admirer les éblouissants paysages de J.-C. Dahl (1788-1857), Frits Thaulow (1847-1906) ou Harald Sohlberg (1869-1935), les vues d’églises et intérieurs musicaux de Harriet Backer (1845-1932) et les portraits et toiles naturalistes de son ami Christian Krohg. Tous les Norvégiens connaissent d’ailleurs Albertine, grande composition qui lève le voile sur l’univers de la prostitution et qui est présentée au cœur de l’exposition parisienne.
Christian Krohg (1852-1925), Autoportrait au béret, 1883. Huile sur toile, 47,5 x 36 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo service de presse. © Nasjonalmuseet / B. Høstland
Un artiste atypique
« Il ne correspond pas à l’image que l’on se fait des peintres du Nord, et c’est ce qui le rend intéressant », confie Servane Dargnies-de Vitry, conservatrice peinture à Orsay et commissaire de l’exposition. Contrairement à la plupart de ses compatriotes en effet, Christian Krohg ne s’est jamais adonné à la peinture de paysage. À Kristiania (qui deviendra Oslo en 1924), il a pourtant fait ses premières armes auprès de Johan Fredrik Eckersberg, lequel s’est taillé une brillante réputation dans ce domaine en immortalisant les sauvages contrées norvégiennes dans un style encore empreint de romantisme national. À Karlsruhe en 1874, il fréquente l’atelier du paysagiste norvégien Hans Gude, puis il séjourne régulièrement durant une quinzaine d’années dans le petit village de pêcheurs danois de Skagen, au sein d’une colonie de peintres scandinaves fascinés par le paysage. Et pourtant rien n’y fait, Krohg préfère documenter la vie des plus humbles, ouvriers, prêcheurs, prostituées… Certes, la mer houleuse ou un coin de jardin peuvent apparaître dans certaines compositions, mais c’est (presque) toujours au second plan, cantonnés au rang de simple décor.
Christian Krohg, Rue de village à Grez, 1882. Huile sur toile, 102 x 70 cm. Bergen, Kode Bergen Art Museum. Photo service de presse. Photo Kode – D. Fosse
À travers l’Europe
La Norvège n’offrant, à la fin du XIXe siècle, que peu de possibilités aux jeunes peintres ambitieux pour se former et vendre leurs œuvres, Krohg et ses compatriotes quittent volontiers leur pays pour rejoindre les colonies d’artistes scandinaves implantées en Allemagne, au Danemark ou en France. Si le jeune homme choisit de parachever sa formation à l’école d’art de Karlsruhe puis à l’Académie royale de Berlin, l’artiste accompli va multiplier les séjours en Europe tout au long de sa carrière. On le retrouve ainsi en Belgique, aux Pays-Bas ou en Espagne, mais c’est surtout la France – et en particulier Paris – qui l’aimante et devient dès 1881 l’un de ses points d’ancrage. Entre 1901 et 1909, il s’y installe même durablement avec son épouse la peintre Oda et leur fils Per, qui deviendra lui aussi artiste.
Christian Krohg, Le Peintre Gerhard Munthe, 1885. Huile sur toile, 150 x 115 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo service de presse. Photo Nasjonalmuseet – B. Høstland
Modernité(s) française(s)
L’influence de Caillebotte, admiré lors de l’exposition impressionniste de 1882, est judicieusement mise en lumière dès le début du parcours. En effet, comment ne pas penser aux sujets de prédilection et aux audacieux cadrages du Français devant le portrait du peintre Karl Nordström regardant par la fenêtre ou lorsque Krohg nous embarque dans un canot face à un élégant rameur ? Le Norvégien ne s’est pourtant pas contenté d’admirer les impressionnistes et de leur emprunter leur touche enlevée, il a aussi regardé du côté de Gustave Courbet, Édouard Manet, Jules Bastien-Lepage… À compter de son premier séjour à Paris, il ne va cesser d’osciller entre naturalisme et impressionnisme, deux voies dont il apprécie la modernité. Et lorsqu’il fonde la revue Impressionnisten, organe de la Bohème de Kristiania publié entre 1886 et 1890, il n’entend pas défendre le mouvement de Claude Monet et Edgard Degas mais il s’attache en réalité à promouvoir le naturalisme, en peinture comme en littérature.
Christian Krohg (1852-1925), Le Peintre suédois Karl Nordström, 1882. Huile sur toile, 61 x 46,5 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo service de presse. Photo Nasjonalmuseet – B. Høstland
« Je suis très content de mon séjour. Je n’ai jamais vu autant d’art moderne. À Paris, il y a eu toute une série d’expositions passionnantes, et ici à Grez, je fréquente tous les jours des artistes extrêmement talentueux et intéressants. »
Christian Krohg, lettre datée du 2 juin 1882, Grez-sur-Loing.
Un admirable portraitiste
Précisons ici que si Krohg s’est illustré comme le peintre des plus démunis, il n’en est pas moins issu de la bonne société norvégienne. Fils et petit-fils de juristes, il a d’ailleurs suivi des études de droit et travaillé pour plusieurs quotidiens nationaux tout en poursuivant sa carrière de peintre. Apprécié pour ses portraits journalistiques, Krohg immortalise aussi sur la toile les artistes et intellectuels scandinaves parmi les plus en vue. Au gré de la superbe galerie de portraits réunie au musée d’Orsay, on croise ainsi le célèbre paysagiste Frits Thaulow dans son atelier, l’élégant Gerhard Munthe dans le Grand Café enfumé de Kristiania, l’écrivain suédois August Strindberg ou le journaliste Ola Thommessen. Le pétillant portrait d’Oda Engelhart dénote parmi les sobres effigies d’hommes. Élève, compagne puis épouse de Krohg, la jeune femme au caractère bien trempé est également représentée par quelques œuvres de sa main à la fin du parcours. Un parallèle riche de sens puisque malgré une vie conjugale chaotique, les deux artistes se dépeignent mutuellement dans des scènes familiales empreintes de tendresse. Krohg apparaît ainsi en père attentionné dans plusieurs tableaux.
Christian Krohg (1852-1925), La Peintre Oda Krohg, 1888. Huile sur toile, 86,4 x 68,8 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo service de presse. Photo Nasjonalmuseet – B. Høstland
De la bohème à l’Académie
Imprégné des idées progressistes découvertes en Allemagne et influencé par le Danois Georg Brandes, « sorte d’Émile Zola du Nord »1, Krohg révèle dès 1880 son désir de former la jeune génération de peintres norvégiens (notamment les femmes). S’imposant bientôt comme le chef de file d’un groupe d’intellectuels non conformistes connu sous le nom de « bohème de Kristiania », il suscite la polémique en 1886-1887 avec Albertine, mais c’est une réalité tout autre qu’il dépeint au même moment dans la toile Les Bohémiens. Il représente dans l’atmosphère feutrée de son atelier quatre de ses élèves, jeunes gens aisés pouvant librement se consacrer à leur passion pour l’art, parmi lesquels Edvard Munch (en train d’allumer une cigarette) dont il a su d’emblée apprécier l’audace et qu’il a soutenu avec enthousiasme. Bien loin de ses débuts « bohèmes » et contestataires, c’est toutefois son prestigieux poste d’enseignant et de directeur de l’Académie nationale des arts tout juste créée (1909-1925) qui contribuera à fixer pour la postérité l’image d’un maître intransigeant et bien en place. Krohg a pourtant dévoilé diverses facettes de sa personnalité dans les autoportraits tantôt ostentatoires tantôt introspectifs qui ponctuent son œuvre. À côté de l’artiste tenant d’une main sa palette et de l’autre sa pipe, l’exposition dévoile ainsi Le Lendemain matin (vers 1883, Skagens Museum), un surprenant petit autoportrait évoquant les méfaits d’une nuit trop alcoolisée…
Christian Krohg (1852-1925), Les Bohémiens (Dans mon atelier), 1885. Huile sur toile, 56 x 67 cm. Lillehammer, Kunstmuseum. Photo Lillehammer Kunstmuseum – J. Lathion
Albertine, un succès de scandale
Lorsqu’en 1886 Krohg publie son premier roman Albertine, pour dénoncer l’hypocrisie de la société vis-à-vis de la prostitution à une période où l’intelligentsia norvégienne débat sur la question de la moralité sexuelle, il provoque un scandale sans précédent. L’ouvrage est immédiatement interdit mais son auteur renchérit en transposant sur la toile la triste destinée de la pauvre Albertine, poussée malgré elle à vendre ses charmes. La tête couverte d’un fichu, la modeste jeune femme rongée par la honte passe presque inaperçue au milieu des ouvrières et demi-mondaines gouailleuses venues elles aussi se soumettre à l’examen de dépistage des maladies vénériennes effectué chez le médecin de la police. Prenant pour modèle de vraies prostituées (le regard effronté de certaines n’est pas sans évoquer l’Olympia de Manet), le peintre livre ici sa toile la plus ambitieuse et la plus célèbre, qu’il parvient à exposer dans de nombreuses villes scandinaves où elle suscite partout critiques et débats.
Christian Krohg (1852-1925), Albertine dans la salle d’attente du médecin de la police, 1885-1887. Huile sur toile, 210 x 325,4 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo service de presse. Photo Nasjonalmuseet – B. Høstland
Protester !
Krohg est l’un des rares peintres scandinaves à estimer que l’art doit être au service de la vérité plutôt que du beau. Si ses œuvres dénonçant le fléau de la pauvreté sont en réalité peu nombreuses et concentrées sur la décennie 1880, elles ont profondément marqué ses concitoyens et contribué à sa postérité. Le maître formalise ces idées à travers des écrits réunis en 1921 dans l’ouvrage La Lutte pour l’existence, titre qu’il avait déjà donné à une ambitieuse toile de 1889 immortalisant un groupe de miséreux affamés, agglutinés devant une boulangerie distribuant du pain. Cette scène qui se déroule dans la rue principale de Kristiania, sous l’œil indifférent d’un policier, dénonce les inégalités engendrées par une société capitaliste incapable de venir en aide aux plus démunis. L’artiste a rarement jeté une lumière si crue sur la pauvreté (il a plusieurs fois représenté, dans un registre bien plus consensuel, des couturières endormies sur leur ouvrage). Sans cesser d’exprimer son empathie profonde envers les modestes travailleurs qu’il prend pour modèle, il va toutefois se concentrer progressivement sur des questions formelles.
Christian Krohg (1852-1925), La Lutte pour l’existence, 1889. Huile sur toile, 300,7 x 226,2 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo service de presse. Photo Nasjonalmuseet – B. Høstland
Le peuple de la mer
S’il y a bien un thème que Krohg a traité avec originalité, c’est celui des marins. Contrairement à ses collègues scandinaves comme Harriet Backer, il ne peint pas des paysans mais des pêcheurs. Ainsi, dans le village danois de Skagen où les habitants acceptent de bonne grâce de servir de modèles, il a l’opportunité d’observer les membres de la famille Gaihede qu’il représente en train de vaquer à leurs occupations dans leur modeste habitation (Femme coupant du pain, La Réparation du filet). Cet intérêt jamais démenti pour le rude univers des marins a surtout donné naissance à une série d’œuvres saisissantes, alliant touche rapide et cadrages rapprochés pour nous propulser à bord des bateaux, nous faire respirer les embruns et ressentir le roulis. Ces hommes vigoureux et héroïques à leur manière affrontent avec une impressionnante détermination un environnement parfois hostile. Des toiles tardives comme Un homme à la mer ! (1906) témoignent admirablement de la permanence de ce thème singulier dans l’œuvre du maître.
Christian Krohg (1852-1925), La Réparation du filet I, 1879. Huile sur toile, 94 x 81 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art. Photo courtesy the Metropolitan Museum of Art, New York
En quelques dates
1852 Christian Krohg naît dans une famille bourgeoise de Vestre Aker (quartier d’Oslo aujourd’hui).
1869-1873 Il étudie le droit et suit des cours à l’école d’art de Kristiania.
1874-1878 Il se forme à Karlsruhe puis Berlin.
1879 Premier séjour à Skagen (Danemark).
1880 Ouvre une école d’art pour femmes à Kristiania.
1881-1882 Premier séjour à Paris où il parcourt les expositions et participe au Salon.
1884 Entame sa relation avec Oda qu’il épousera en 1888 et dont il aura deux enfants.
1885 Première exposition personnelle à Kristiania.
1886-1887 Il publie son premier roman, Albertine, puis peint le tableau du même nom.
1888-1898 Travaillant comme peintre, professeur et journaliste, il effectue de nombreux voyages en Europe, notamment à Copenhague, Paris et Skagen.
1897 Oda le quitte, part à Paris avec leur fils Per.
1901-1900 Il s’installe à Paris et enseigne à l’académie Colarossi.
1909 De retour en Norvège, il devient professeur et directeur de l’Académie nationale des arts, jusqu’à l’année de sa mort.
1925 Krohg s’éteint à Oslo le 16 octobre.
1 Vibele Waallann Hansen, catalogue de l’exposition Christian Krohg, coédition musée d’Orsay / Hazan, 2025.
« Christian Krohg (1852-1925). Le peuple du Nord », jusqu’au 27 juillet 2025 au musée d’Orsay, esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007 Paris. Tél. 01 40 49 48 14. www.musee-orsay.fr
À lire : catalogue, coédition musée d’Orsay / Hazan, 191 p., 39 €.
Dossiers de l’Art n° 326, éditions Faton, 80 p., 11 €. À commander sur www.faton.fr