Christian Krohg, peintre du peuple du nord (4/9). Itinéraire d’un Norvégien européen
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Christian Krohg, Bâbord ! [Babord litt!] (détail), 1879. Huile sur toile, 99 x 70 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo Nasjonalmuseet – B. Høstland
Si Christian Krohg demeure lié sa vie durant à son pays et aux cercles d’avant-garde de Kristiania qui comptent nombre de ses amis les plus proches, il se rend dès ses débuts à Berlin et Paris où se dessinent les principales orientations de la modernité picturale. Séjournant tour à tour dans les trois capitales, fréquentant également la colonie d’artistes de Skagen au Danemark, il suit un itinéraire très européen.
Texte traduit de l’anglais par Armelle Fayol
Christian Krohg (1852-1925) est né dans une famille bourgeoise connue et respectée. Son grand-père paternel, qui portait le même nom que lui, était un homme politique et professeur de droit. Son rôle en faveur de l’indépendance de la Norvège en 1814 avait fait de lui un héros national. Son fils, Georg Anton Krohg, était lui aussi diplômé en droit. Le jeune Christian Krohg doit mener à son terme un cursus de quatre années d’études juridiques avant d’être autorisé à se tourner vers les arts. Parmi ses peintres favoris figurent alors les Français Paul Delaroche, Gustavé Doré et le Norvégien Adolph Tidemand. Ces goûts relativement conservateurs vont vite évoluer, et en l’espace de dix ans il va devenir l’un des peintres les plus radicaux du naturalisme scandinave.
Karlsruhe et Berlin
Krohg commence par étudier l’art auprès de Hans Gude (1825-1903) à Karlsruhe, puis devient bientôt l’élève de Karl Gussow (1843-1907). Quand ce dernier est nommé professeur à l’académie de Berlin en 1875, Krohg le suit. Dans les années 1870, en Allemagne, Gussow est considéré comme le représentant le plus fameux de la nouvelle génération. Dans une lettre datée de 1875, Krohg écrit que les élèves de Gussow se distinguent de tous les autres et qu’ils sont ce qu’on fait de mieux en matière de naturalisme. Au cours de ces années berlinoises, le jeune homme devient un proche ami de Max Klinger (1857-1920) ; il a l’opportunité de voir des œuvres d’Adolf von Menzel et Max Liebermann, mais aussi de découvrir l’art français à travers, notamment, des tableaux de Gustave Courbet et Édouard Manet. De quoi nourrir sa culture et éclairer sa curiosité.
Christian Krohg, Mère endormie [Sovende mor], 1883. Huile sur toile, 107,5 x 142 cm. Bergen, Kode Bergen Art Museum. Photo Kode – D. Fosse
La colonie d’artistes de Skagen
Krohg connaît son premier succès de peintre en 1879 avec Bâbord !, un tableau qu’il a commencé pendant ses études à Berlin et qu’il achève après avoir rejoint la colonie d’artistes de Skagen, village de pêcheurs danois. Le cadrage du tableau est d’une audace étonnante : Krohg a rapproché la figure le plus près possible des bords de façon à abolir la distance entre l’image et le spectateur. La critique de Kristiania accueille favorablement l’œuvre, qui est montrée au Salon à Paris en 1882 avec Mer calme (1881 ; tableau qui n’est connu aujourd’hui qu’à travers des photographies). Le Courrier de l’art commente ainsi Bâbord ! : « de beaucoup un des meilleurs tableaux du Salon », et parmi les peintures de plein air exposées, c’est l’une des neuf à être citées par le critique d’art de La Presse. L’œuvre est aussi reproduite au côté d’un dessin de Krohg dans La Presse du 9 mai 1882 et dans L’Art. Revue hebdomadaire illustrée où Paul Leroi a pour le tableau un aimable commentaire.
Christian Krohg, Bâbord ! [Babord litt!], 1879. Huile sur toile, 99 x 70 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo Nasjonalmuseet – B. Høstland
Depuis que le peintre Martinus Rørbye s’était rendu à Skagen pour la première fois en 1833, plusieurs artistes étaient venus en visite sur l’île. C’est toutefois dans les décennies 1870 et 1880 que l’endroit connaît son âge d’or, attirant des peintres comme Krohg, P.S. Krøyer, Michael Ancher, Anna Ancher, Carl Locher et Karl Madsen – tous attirés par l’âpre beauté du village. Nombre de ces artistes ont séjourné à Paris et cherchent alors comment s’inscrire dans la voie de la modernité. Krohg peindra plus de quarante tableaux à Skagen au fil de plusieurs séjours passés au village entre 1879 et 1888. La plupart des œuvres réalisées ici tournent autour de trois générations d’une famille de pêcheurs, les Gaihede. Mère endormie (1883), l’une de ses peintures de Skagen les plus connues, représente Tine Gaihede et l’un de ses enfants ; elle sera présentée au Salon, à Paris, en 1884.
Albertine : quand le peintre se fait romancier
La question de savoir si le sexe est moral est très débattue en Norvège dans les années 1870 et 1880, et la sexualité constitue l’un des sujets majeurs de la littérature scandinave. En 1886, Christian Krohg choque les élites culturelles de son pays en publiant Albertine, l’histoire d’une jeune femme qui se prostitue. Il réalise aussi plusieurs tableaux qui s’y rapportent. Il n’a pas choisi par hasard ce sujet – qui est pour l’époque le plus moderne et le plus scandaleux qu’on puisse prendre pour un livre. Aux yeux de la classe politique, de la police et des autorités judiciaires, la prostitution est une menace pour le mariage et pour la société.
Christian Krohg, Albertine, Kristiania, Forlagt af Huseby & Co. Limit., 1886. 17,8 x 12,4 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo Nasjonalmuseet
Le scandale
Dans le roman de Krohg, Albertine est convoquée par erreur à une visite médicale au poste de police pour subir l’examen de dépistage des maladies vénériennes imposé à toutes les prostituées. On la place sur l’infâme fauteuil d’examen ; submergée par la honte quand le spéculum lui entre dans le corps, elle devient impuissante à lutter contre son sort et commence à croire que la prostitution était son destin. Procédant à un saut dans le temps, le dernier chapitre nous la montre deux ans plus tard sous les traits d’une bruyante putain, aguerrie et vulgaire. Le lendemain de sa parution, la police saisit tous les exemplaires du roman au cours d’une véritable rafle ; Krohg est condamné à payer une amende pour immoralité. Une tempête se déchaîne alors dans les milieux intellectuels, opposant les libéraux favorables à l’interdiction de la prostitution et les conservateurs, qui n’y voient que propagande socialiste. Krohg devient du même coup l’artiste norvégien le plus scandaleux de son temps.
Christian Krohg, Jossa, 1886. Huile sur toile, 81,8 x 54,5 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. C’est sous les traits de cette jeune femme que Krohg représente Jossa, l’amie d’Albertine dans le roman. Le peintre a réalisé plusieurs tableaux qui se rapportent à l’histoire. Photo Nasjonalmuseet – B. Høstland
Un Norvégien à Paris
Krohg se rend pour la première fois à Paris en 1881. On sait par son ami le peintre Erik Werenskiold, qui l’accompagne, qu’ils s’efforcent de voir le plus grand nombre d’œuvres possible, s’intéressant particulièrement à Courbet, à Manet et aux impressionnistes. Au Salon de 1882 Krohg a l’opportunité d’étudier de près Un bar aux Folies Bergère (1881-82) et Le Printemps (1881) de Manet. Ces œuvres lui font certainement grande impression ; on peut en effet percevoir l’influence de Manet dans de nombreuses peintures de Krohg, et pas uniquement dans la grande toile Albertine dans la salle d’attente du médecin de la police (1887), figurant un groupe de femmes vêtues de spectaculaires robes et chapeaux. Des peintres appréciés tels que Jules Bastien-Lepage, Léon Lhermitte ou Alfred Roll sont également représentés au Salon.
Christian Krohg, Erik Werenskiold, avant 1891. Crayon sur papier, 45,7 x 31,8 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo Nasjonalmuseet – A. Hansteen
L’exposition impressionniste de 1882
Ce même été de 1882 se tient à l’École des beaux-arts une rétrospective de l’œuvre de Courbet, à laquelle selon toute probabilité Krohg se rend. C’est toutefois la grande exposition impressionniste de 1882 qui constitue l’événement le plus marquant de l’année. Krohg y découvre aussi bien des motifs que des techniques picturales qu’il va rapidement s’approprier et développer. Gustave Caillebotte l’influence tout spécialement. L’étude de sa peinture lui permet d’affiner son propre style, sa touche, la structure et la composition de ses œuvres, en usant de perspectives inhabituelles et de contrastes d’échelles, d’effets d’asymétrie et de vastes plages laissées vides. Sa façon d’envisager l’espace se perfectionne et devient plus sophistiquée après la visite de l’exposition impressionniste. Le Portrait de Karl Nordström (1882) peint à Grez-sur-Loing frappe par sa proximité avec l’Homme au balcon (1880) de Caillebotte, présenté lors de cette manifestation. Krohg a ainsi une aptitude à s’appuyer sur des éléments observés chez d’autres artistes – motifs, couleurs, travail de la touche, composition – et à se les approprier. Son propre « rythme » provient de la façon dont il compose et cadre ses tableaux et de la grande variété de sa touche. Parmi ses œuvres des années 1880, beaucoup témoignent aussi du regard plein d’empathie qu’il pose sur les ouvriers, sur les marins, sur les malades et les pauvres.
Christian Krohg, Le Peintre suédois Karl Nordström, 1882. Huile sur toile, 61 x 46,5 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo Nasjonalmuseet – B. Høstland
Krohg et l’avant-garde de Kristiania
À partir de 1882 Krohg dispose d’un atelier à lui à Kristiania dans ce que l’on appelle le bâtiment Pultosten, au voisinage d’autres artistes. C’est là qu’il prend sous son aile Edvard Munch (1863-1944). Dans Un coin de mon atelier (1885), peint à Pultosten, on a souvent cru que le personnage de dos allumant sa cigarette était Munch parce que Kalle Løchen, son camarade d’études plein de franche assurance, se tient près de lui. Les deux femmes sont des étudiantes de Krohg : Oda Engelhart, qu’il épousera bientôt, et l’actrice Constance Bruun (1863-1894). Ce tableau offre une image de la Bohème de Kristiania et montre un petit échantillon de ce que l’on fait de plus audacieux et de plus moderne en peinture dans la capitale. Christian et Oda se marient en 1888. Au cours de ces années, Krohg est au cœur des développements de la modernité artistique norvégienne. Avec d’autres peintres ayant également séjourné à Paris, comme Werenskiold et Thaulow, il met sur pied ce que l’on a appelé l’Exposition d’automne, proposition alternative à l’association artistique conservatrice de Kristiania. La première exposition ouvre ses portes en 1882 ; la production de Krohg et des artistes les plus radicaux du pays y est présentée. Krohg montre plusieurs toiles, parmi lesquelles La Barre sous le vent ! (1882) et le portrait de l’homme politique radical Johan Sverdrup (1882), futur Premier ministre. Le peintre continuera à fréquenter les associations d’artistes et les débats touchant la création contemporaine jusqu’à la fin de sa vie.
Christian Krohg, Les Bohémiens (Dans mon atelier) [Bohemene (Fra mitt atelier)], 1885. Huile sur toile, 56 x 67 cm. Lillehammer, Lillehammer Kunstmuseum. Photo Lillehammer Kunstmuseum – J. Lathion
Oda Krohg : épouse, mère et peintre
Oda (Othilia) Krohg (1860-1935) a grandi dans un milieu intellectuel et favorable aux arts1. Après avoir quitté son premier mari en 1883, elle s’inscrit à l’école d’art privée fondée par Christian Krohg pour y suivre des cours de peinture. Une relation amoureuse se noue bientôt entre eux, qui se conclut par leur mariage en 1888. Deux enfants, Nana et Per, en sont issus. On associe souvent Oda Krohg à la Bohème de Kristiania et à l’anarchiste et écrivain Hans Jaeger, qui en est le chef de file. Celui-ci la qualifie de « princesse bohème ». On peut voir dans le portrait réalisé par son mari en 1888 un reflet fantasmé de cette Oda coquette.
Style pictural
La peinture d’Oda Krohg se caractérise par des expérimentations stylistiques et techniques. L’artiste se fait connaître du public norvégien en 1886 en présentant Une lanterne japonaise à l’Exposition d’automne. Les œuvres qu’elle réalise à cette période associent composition picturale et éléments décoratifs. Elle est l’une des premières artistes norvégiennes à intégrer dans ses tableaux des motifs japonisants. Plusieurs de ses œuvres dépeignent le quotidien familial, comme celles où figurent ses enfants. Après 1900, elle se concentre sur les portraits d’artistes et d’écrivains. Souvent, elle souligne l’état psychologique de son modèle par le biais de gestes et d’attitudes, dramatisant la scène par les contrastes d’ombre et de lumière. Christian et Oda Krohg travaillaient souvent côte à côte ; ils se sont aussi pris pour modèles à maintes reprises.
Oda Krohg, Une lanterne japonaise, 1886. Huile sur toile, 100,7 x 67,5 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo Nasjonalmuseet – B. Høstland / J. Lathion
1 Voir à ce propos : Wichstrøm A., Oda Krohg. Et kunstnerliv, Oslo, Gyldendal, 1988 ; Borgmann V. et Laukötter F. (dir.), Oda Krohg. Malerin und Muse im Kreis um Edvard Munch, cat. exp., Cologne, Wienand, 2011.
De Berlin à Paris
La famille Krohg arrive à Berlin en 1893. Elle a ses habitudes à la taverne tenue par Gustav Türke, au coin de l’avenue Unter den Linden et de la Neue Wilhelmstrasse ; un établissement qu’August Strindberg (1849-1912) rebaptise bientôt « Zum schwarzen Ferken », « Au porcelet noir », en raison du sac à vin suspendu à l’entrée de la taverne, qui lui fait penser à un petit cochon. C’est dans ces lieux que se réunissent le couple Krohg, Strindberg, Munch, le sculpteur Gustav Vigeland, les auteurs Dagny Juel et Stanisław Przybyszewski pour parler de sujets tels que les écrits de Nietzsche ou le symbolisme. À Berlin, Krohg peint un portrait expressif de Strindberg, acheté par Henrik Ibsen en personne en 1895 – ce sera l’œuvre la plus moderne jamais acquise par l’écrivain collectionneur. Ibsen aurait affirmé qu’il travaillait mieux sous le regard démoniaque de Strindberg et ajouté : « C’est mon ennemi mortel ; il doit rester accroché là et regarder ce que j’écris. »
Anders Beer Wilse, Christian Krohg, 1918. Diapositive coloriée à la main. Oslo, Norsk Teknisk Museum. Photo Dextra Photo – Anders Beer Wilse / Norsk Teknisk Museum
Les Krohg vivent à Paris de 1901 à 1909. L’artiste passe l’essentiel de son temps à donner des cours à l’académie Colarossi, sans peindre beaucoup lui-même. Quand il n’est pas devant ses élèves, il consacre son temps à écrire des articles et des interviews pour des journaux norvégiens et devient bientôt un journaliste reconnu. Très au fait des recherches de l’avant-garde, il s’intéresse beaucoup aux nouvelles formes d’art. Bon nombre de ses écrits paraissent dans des ouvrages ; en 1920-1921, ils seront réunis en quatre volumes sous le titre La Lutte pour l’existence [Kampen for tilværelsen].
Les dernières années
En 1909, Krohg rentre à Kristiania où il prend la direction de la nouvelle académie d’art qui vient d’ouvrir ses portes. C’est l’occasion pour lui de revenir sérieusement à la peinture et d’amorcer une période marquée par de nouveaux sujets et un expressionnisme accru. Parmi les œuvres les plus impressionnantes de cette période tardive figurent de nombreux autoportraits, où transparaît souvent un grand sens de l’humour. L’Autoportrait au fauteuil en osier (1917) nous montre Krohg dans son atelier, entouré de tableaux peints à divers moments de sa carrière. Il se tourne vers nous comme si nous venions d’entrer. Le peintre considérera cette œuvre comme son testament artistique. Lorsqu’il meurt quelques années plus tard, en 1925, c’est un artiste aussi respecté qu’apprécié en Norvège.
Christian Krohg, Autoportrait au fauteuil en osier, 1917. Huile sur toile, 99 x 85 cm. Collection particulière. © O. Væring / Bridgeman Images
« Christian Krohg (1852-1925). Le peuple du nord » du 25 mars au 27 juillet 2025 au musée d’Orsay, Esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007 Paris. Tél. 01 40 49 48 14. www.musee-orsay.fr
Catalogue de l’exposition, coédition Musée d’Orsay / Hazan, 192 p., 39 €.
Sommaire
Christian Krohg, peintre du peuple du nord
4/9. Itinéraire d’un Norvégien européen
6/9. Les hommes et la mer (à venir)
7/9. De la condition humaine, le naturalisme de Krohg (à venir)
8/9. Albertine dans la salle d’attente du médecin de la police (à venir)