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Christian Krohg, peintre du peuple du nord (6/9). Les hommes et la mer

Christian Krohg, Vent du nord [Nordenvinden], 1887. Huile sur toile, 102 x 125 cm. Oslo, Nasjonalmuseet.

Christian Krohg, Vent du nord [Nordenvinden], 1887. Huile sur toile, 102 x 125 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo Nasjonalmuseet – A. Hansteen

Abordés d’une manière franche et directe et avec un constant souci du cadrage, les scènes de navigation, le mode de vie austère dans les régions côtières de Norvège ou du Danemark constituent autant de thèmes récurrents pour Krohg, des débuts jusqu’à la production tardive.

L’intérêt durable sinon continu de Christian Krohg pour les sujets « marins » se comprend sans mal. Un tropisme pour le thème de la mer réunit nombre d’artistes du monde scandinave. Il tient d’abord à l’ampleur des zones côtières de ces contrées, naturellement – et culturellement – tournées vers le littoral et l’océan. Il tient aussi à l’importance relative ou absolue des flottes commerciales, de pêche, etc., des différents royaumes concernés et à l’importance politique, sociale, économique de leur exploitation. Toutes choses qui demeurent d’actualité dans la Norvège moderne.

Christian Krohg, Un homme à la mer ! [Mann over bord!], 1906. Huile sur toile, 120 x 140 cm. Stockholm, Nationalmuseum.

Christian Krohg, Un homme à la mer ! [Mann over bord!], 1906. Huile sur toile, 120 x 140 cm. Stockholm, Nationalmuseum. Photo service de presse. Photo Nationalmuseum

Régions côtières

Le peintre, qui venait de compléter sa formation en Allemagne, se fit d’abord connaître, entre la fin des années 1870 et le début des années 1880, à Kristiania (Oslo) puis, forme de consécration, au Salon de Paris, grâce au bon accueil critique fait à ses robustes scènes de la vie maritime dont Bâbord !. Une autre étape décisive dans la trajectoire d’un artiste quasi trentenaire fut le premier de ses multiples séjours, en 1879, au sein d’une colonie de peintres danois, mais aussi norvégiens et suédois, venus jouir dans le modeste village de pêcheurs de Skagen, sur la côte sableuse du Jutland (Danemark), d’une lumière et de sites côtiers d’une beauté saisissante. Des affinités et des rapports d’émulation se tissèrent entre des artistes appartenant à des nations profondément intriquées et qui avaient en partage l’intérêt pour le naturalisme (notamment celui pratiqué en France dans le sillage de l’école de Barbizon), une révérence pour l’héritage de la peinture hollandaise du XVIIe siècle et un rejet profond des conventions, jugées éculées et fallacieuses, de l’académisme. Le groupe de Skagen, qui atteint son apogée entre les années 1870 et le tournant du siècle, se signala par ses nombreux peintres de la mer originaux et souvent d’une grande intensité poétique. On citera, parmi les plus connus, Peder Severin Krøyer (1851-1909), évidemment, et Michael Ancher (1849-1927), avec lequel notre peintre fut lié.

Christian Krohg, Attention devant ! Le port de Bergen [Se forut, Bergens våg], 1884. Huile sur toile, 62,5 x 86 cm. Oslo, Nasjonalmuseet.

Christian Krohg, Attention devant ! Le port de Bergen [Se forut, Bergens våg], 1884. Huile sur toile, 62,5 x 86 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo service de presse. Photo Nasjonalmuseet – J. Lathion

Les travailleurs de la mer

Les sites fréquentés par le peintre autant que son orientation idéologique tributaire de l’influence de Zola et de Taine, son adhésion, enfin, au « réalisme », renforcée par un premier séjour en France à partir de 1881, le conduisirent à privilégier la représentation d’une population laborieuse qui se trouvait être composée de pêcheurs et de leur entourage immédiat (telle la famille Gaihede, à Skagen, qui offrira à Krohg maints sujets « domestiques »). Au même titre que Bâbord !, La Barre sous le vent !, exécuté en 1882, présente les solides qualités qui assureront le succès des tableaux de Krohg dans plusieurs capitales européennes (Paris, Bruxelles) : réalisme « anthropologique » sans concession des types humains, vigueur d’une touche rapide, allusive, qui suggère efficacement sans s’attarder à des minuties vétilleuses, et surtout cadrage efficace, resserré, qui place le public (y compris celui, à lorgnon, du Salon) in media res, au cœur d’une action difficile et éventuellement périlleuse et dans une intimité inhabituelle avec ce peuple de la mer dur au mal, pugnace.

Christian Krohg, La Barre sous le vent ! [Hardt le], 1882. Huile sur toile, 50 x 60 cm. Oslo, Nasjonalmuseet.

Christian Krohg, La Barre sous le vent ! [Hardt le], 1882. Huile sur toile, 50 x 60 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo service de presse. Photo Nasjonalmuseet – J. Lathion

Un héroïsme prosaïque

Inscrit dans un projet radical – radicalité qui frappa ses collègues à Skagen, notamment Ancher, dont l’œuvre paraît souvent plus proche de la sienne et qui rendit compte de cet aspect crucial du personnage –, Krohg marquera une certaine prédilection pour les scènes plaçant les marins face à un environnement antagoniste, hostile, illustrant un héroïsme prosaïque, voire banal. On en trouve un exemple dans cette scène, prêtée à Orsay par le Norsk Maritimt Museum d’Oslo, Vers le ciel, qui montre un marin procédant de manière acrobatique au ferlage (consistant à rassembler la voile en plis et à la serrer au moyen de garcettes) sur la bôme d’un navire, dans des conditions météorologiques susceptibles de rendre cette tâche fatale. Le climat chic et élégiaque de la peinture d’un Krøyer demeurera certes fermé à Krohg, mais la mer présente parfois un aspect plus apaisé chez lui. C’est notamment le cas d’une scène portuaire située à Bergen, Attention devant ! Le port de Bergen, qui évoque une sorte de réplique norvégienne, avec son cadrage « inclusif », aux scènes de canotage d’un Gustave Caillebotte (on songe en particulier à la Partie de bateau, 1878, Orsay). Quant à cet autre prêt du Nasjonalmuseet d’Oslo, Vent du nord, à la touche heurtée, divisionniste, dont le cadrage prive le spectateur de tout élément de contexte, il consiste autant en l’évocation d’une vie âpre qu’en un éloge de la liberté (y compris artistique) qui a toujours eu partie liée avec la mer. Un contemporain éclairé, le critique Andreas Aubert, y vit, d’emblée, un jalon crucial dans l’introduction de « l’impressionnisme » dans l’art norvégien à la fin des années 1880.

Christian Krohg, Vers le ciel [Til værs]. Huile sur papier collé surtoile, 54 x 45 cm. Oslo, Norsk Maritimt Museum.

Christian Krohg, Vers le ciel [Til værs]. Huile sur papier collé surtoile, 54 x 45 cm. Oslo, Norsk Maritimt Museum. Photo Norsk Maritimt Museum

Les malheurs de Leif Erikson

Parmi les œuvres que les visiteurs de la rétrospective d’Orsay ne verront pas figure un grand sujet maritime de Krohg adoptant le format, monumental, propre à la peinture d’histoire. C’est regrettable eu égard à l’intérêt intrinsèque de ce tableau atypique et à la vive controverse soulevée lorsque fut annoncée en 2023 sa relégation dans les réserves du Nasjonalmuseet d’Olso. En 1891, la Leif Erikson Memorial Association, rassemblant une partie des (nombreux) citoyens étasuniens d’origine norvégienne, organisa un concours de peinture sur le thème de l’arrivée de l’explorateur islandais Leif Erikson sur les côtes nord-américaines vers l’an 1000. Krohg remporta la compétition avec une composition qui figura dans le pavillon de la Norvège à l’Exposition universelle de Chicago (1893) commémorant le 400e anniversaire de la traversée de l’Atlantique par Christophe Colomb (il s’agissait évidemment de faire pièce aux prétentions des Italo-Américains…). La réception du tableau ne fut pourtant pas celle qui était attendue, ce dernier étant jugé bien trop moderne esthétiquement et d’un esprit trop peu « héroïque ». Il fut d’ailleurs renvoyé en Norvège dès 1900. Or, c’est pour des raisons exactement opposées qu’en 2023 cette œuvre, désormais accusée « d’européocentrisme » et soupçonnée d’exalter le colonialisme, fut jugée malséante dans un musée rénové qui prétendait aligner ses collections sur la doxa1. On croyait que la mission de l’histoire de l’art était précisément de donner à voir et à comprendre (sans anachronisme) et non de purger les collections.

Christian Krohg, Leif Erikson découvrant l’Amérique [Leiv Eiriksson oppdager Amerika], 1893. Huile sur toile, 313 x 470 cm. Oslo, Nasjonalmuseet.

Christian Krohg, Leif Erikson découvrant l’Amérique [Leiv Eiriksson oppdager Amerika], 1893. Huile sur toile, 313 x 470 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo Nasjonalmuseet – B. Høstland, A. Bjørgli

1 Facteur aggravant, pendant l’occupation nazie de la Norvège, le tableau orna une salle du musée centrée sur un buste de Vidkun Quisling, le chef du gouvernement collaborationniste (régime très friand de références vikings).

Marines

Le genre ancien, codifié, de la marine appela aussi les rénovateurs de la peinture, et Christian Krohg réalisa quelques tableaux représentant des bâtiments manœuvrant en mer qui se rapprochent de cette catégorie spécifique, non sans en modifier substantiellement les règles. Il est d’ailleurs significatif qu’un autoportrait tardif, passé en vente ces dernières années, le représente effectivement en « peintre de marines » dont le corps s’inscrit entièrement au sein d’une forte houle verdâtre1. Tableau ambitieux, parfaitement réussi et offrant les dimensions propres au genre (plus de deux mètres de large), Le Haut-Fond du Kode Art Museum de Bergen consiste certes à mettre en tension un voilier et une balise, mais le cadrage décentré, antiacadémique et non narratif du tableau modifie les équilibres traditionnels d’une composition classique. Faisant superbement alterner opacité et transparence, l’œuvre donne matière, au premier chef, à une restitution particulièrement virtuose de l’univers marin mouvant à travers l’exploitation, quasi abstraite, d’une palette qui utilise à peu près toutes les valeurs possibles de bleu marbré de blanc écumeux.

Christian Krohg, Le Haut-Fond [Kobbegrunnen], vers 1897. Huile sur toile, 140 x 200 cm. Bergen, Kode Bergen Art Museum.

Christian Krohg, Le Haut-Fond [Kobbegrunnen], vers 1897. Huile sur toile, 140 x 200 cm. Bergen, Kode Bergen Art Museum. Photo Kode – D. Fosse

La mer dans l’œuvre tardif

D’un genre très différent, Un homme à la mer ! (1906), prêt du Nationalmuseum de Stockholm à l’exposition d’Orsay, et Le Projet est étudié (1910) venu du Lillehammer Kunstmuseum attestent la fidélité du peintre à ses thèmes de prédilection au début du XXe siècle : l’extrême rudesse de l’exposition des marins à la violence de la mer et un regard plein d’acuité, mais jamais condescendant, sur le « peuple de la mer ». On y retrouve formellement ce souci permanent d’un cadrage moderne, photographique, que des arts nouveaux de l’image populariseront plus tard en en faisant leur grammaire fondamentale. Dans le tableau de Stockholm, la violence, la rapidité de l’instant priment. Comme dans un moment de crise, on ne distingue l’action que par bribes. Un anonyme se précipite avec une bouée salvatrice, le corps en forte torsion. On ne sait rien de l’avant ni de l’après. Le fil narratif n’est pas déroulé. Point d’anecdote. Le projet est étudié est moins dramatique et précipité, mais dans les deux cas le spectateur est « embarqué » dans l’action, fait corps avec elle. Le basculement du cadre témoigne d’une houle ou d’un roulis qui exclut le confort et peut-être la sûreté. L’un des deux hommes est d’ailleurs revêtu d’une tenue protectrice luisante qui suggère le gros temps. Quant à l’autre, le contraste entre la robustesse de sa carrure, l’énorme main qui interroge le document et sa perplexité enfantine a quelque chose de touchant. Cette bienveillance descriptive jointe à une solide science de la composition sont bien les signes du peintre.

Christian Krohg, Le projet est étudié [Draftet leses], 1910. Huile sur toile, 45 x 66 cm. Lillehammer, Lillehammer Kunstmuseum.

Christian Krohg, Le projet est étudié [Draftet leses], 1910. Huile sur toile, 45 x 66 cm. Lillehammer, Lillehammer Kunstmuseum. Photo service de presse. Photo Lillehammer Kunstmuseum – J. Lathion

1 Oslo, Grev Wedels Plass, vente 26 mai 2020, lot 70.

« Christian Krohg (1852-1925). Le peuple du nord » du 25 mars au 27 juillet 2025 au musée d’Orsay, Esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007 Paris. Tél. 01 40 49 48 14. www.musee-orsay.fr

Catalogue de l’exposition, coédition Musée d’Orsay / Hazan, 192 p., 39 €.

Sommaire

Christian Krohg, peintre du peuple du nord

6/9. Les hommes et la mer

8/9. Albertine dans la salle d’attente du médecin de la police (à venir)

9/9. Un tempérament de portraitiste (à venir)