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Christian Krohg, peintre du peuple du nord (7/9). De la condition humaine : le naturalisme de Krohg

Christian Krohg, La Lutte pourl’existence [Kampen for tilværelsen] (détail), 1889. Huile sur toile, 300,7 x 226,2 cm. Oslo, Nasjonalmuseet.

Christian Krohg, La Lutte pourl’existence [Kampen for tilværelsen] (détail), 1889. Huile sur toile, 300,7 x 226,2 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo service de presse. Photo Nasjonalmuseet – B. Høstland

Dur, noir, le monde que décrit Christian Krohg porte l’ambition naturaliste à un sommet, au point qu’on a pu considérer le peintre comme un « Courbet norvégien ». Le regard qu’il porte sur la vie des classes populaires, où les pauvres et les malades ont la première place, ne laisse à ses contemporains aucune échappatoire.

Traduit de l’anglais par Armelle Fayol

Krohg fait partie de cette génération de modernistes radicaux qui a importé en Norvège les idées nouvelles nées et développées à Paris – phénomène qui a pris en Scandinavie le nom de « percée moderne ». Karl Madsen, peintre et historien de l’art, en résume ainsi l’ambition en 1887 : « Plus de vérité ! Plus de sérieux ! Une vraie sincérité !1 ». Parmi les grands sujets littéraires et picturaux explorés dans le cadre de la « percée moderne » figurent la morale sexuelle et l’égalité des genres, les questions de classes et la religion : un champ qui correpond à ce qu’on désigne, dans les arts de l’époque, sous le terme de « naturalisme ». Dans les années 1880, le naturalisme en Norvège s’inspire des théories d’Émile Zola ; Nana (1880) incarne ce que la littérature sexuelle peut faire de plus choquant. Nana et L’Assommoir (1887) sont du reste les deux ouvrages de Zola dont la presse parle le plus ; on les considère comme les plus grands exemples du radicalisme littéraire venu de France2. C’est sous l’influence de Zola et de Taine que les artistes scandinaves vont créer leur version, radicale elle aussi, du naturalisme.

« Avec son ami et collègue peintre Frits Thaulow, [Krohg] veut, selon les mots mêmes de Thaulow, “effrayer les bons bourgeois”, les agacer et “défier le bon goût”. »

Un peintre radical

Le 11 janvier 1888, Le Figaro publie un article signé Jacques Saint-Cère – pseudonyme du journaliste Armand Rosenthal – sous le titre « La polygamie en Scandinavie ». L’idée selon laquelle l’avant-garde artistique scandinave s’intéresse à la sexualité y est déjà manifeste. « Pour la polygamie, la monogamie, la question du mariage, la prostitution, écrit l’auteur, tout un ensemble qui a pris, dans la langue politique des pays scandinaves, le nom de “question sexuelle”. » Selon lui, les origines de ce discours se trouvent dans Une maison de poupées (1879) d’Henrik Ibsen et son personnage Nora. Il cite aussi les œuvres de Bjørnstjerne Bjørnson, August Strindberg, Hans Jæger et Christian Krohg, notamment Albertine, histoire d’une prostituée (1886), le roman de Krohg, dont il donne un petit résumé, évoquant l’interdiction du livre et les émeutes qui ont suivi sa publication.

Christian Krohg, L’Avertissement [Formaningen], 1886. Huile sur toile, 96,5 x 65,5 cm. Kristiansand, Kunstsilo.

Christian Krohg, L’Avertissement [Formaningen], 1886. Huile sur toile, 96,5 x 65,5 cm. Kristiansand, Kunstsilo. © O. Væring / Bridgeman Images

Les révoltés scandinaves

Depuis le milieu des années 1880, Christian Krohg est l’un des grands noms de la scène culturelle norvégienne, associé au naturalisme et à la percée moderne. Il appartient à un cercle intellectuel baptisé « les révoltés scandinaves3 » par l’historien Maurice Bigeon. Avec son ami et collègue peintre Frits Thaulow, il veut, selon les mots mêmes de Thaulow, « effrayer les bons bourgeois », les agacer et « défier le bon goût4 ». L’artiste danois Michael Ancher dit de Krohg qu’il est « le plus radical dans tous les domaines5 », et Lorentz Dietrichson, le plus grand historien de l’art de l’époque, voit en lui « la force dominante de [notre] extrême-gauche radicale sociale6 ». Sa peinture choque parce qu’elle trouve ses sujets chez les pauvres et les malades, les ouvriers et les socialistes. Souvent, les personnages de ses toiles défient l’observateur, éveillant de façon directe son empathie.

Christian Krohg, Socialistes [Sosialister], 1888. Huile sur toile, 67 x 55 cm. Collection particulière.

Christian Krohg, Socialistes [Sosialister], 1888. Huile sur toile, 67 x 55 cm. Collection particulière. © O. Væring / Bridgeman Images

Défier le spectateur

Jeune fille malade (1881) est aujourd’hui l’un des tableaux les plus célèbres et les plus populaires de Krohg, et pas seulement parce qu’on y voit la source d’inspiration directe de l’œuvre qui a révélé Edvard Munch, L’Enfant malade (1885). Ces deux œuvres témoignent autant de la proximité des deux artistes que de ce qui les sépare. Elles représentent toutes deux un enfant mourant de la tuberculose, thème cher aux naturalistes. Dans le tableau de Krohg, la rose posée sur les genoux de la fillette symbolise la fragilité de la vie et la mort qui se rapproche. Le monde extérieur après lequel elle soupire n’est plus accessible qu’à travers le reflet de la fenêtre sur les accoudoirs du fauteuil. Comme il le fait souvent dans ses toiles, Krohg attire le personnage près du cadre ; il fait cependant une chose inhabituelle en dirigeant le regard de la fillette droit dans celui du spectateur, comme un appel direct à la compassion. Krohg s’est emparé d’un motif classique pour en faire une image qui nous défie par sa l’originalité de sa composition, par ses formes assemblées de façon presque abstraite et par la représentation frontale de la malade plongeant son regard dans le nôtre. Les critiques jugeront le tableau mauvais, violent ou étrange ; seul l’un d’eux saura voir dans cette image une tête sans corps7.

Christian Krohg, Jeune fille malade [Syk pike], 1881. Huile sur toile, 102 x 58 cm. Oslo, Nasjonalmuseet.

Christian Krohg, Jeune fille malade [Syk pike], 1881. Huile sur toile, 102 x 58 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo service de presse. Photo Nasjonalmuseet – B. Høstland

Peindre l’épuisement

Krohg a peint une série de tableaux prenant pour sujet une couturière. Aube (1880) montre la travailleuse endormie ; la signification sociale de cette représentation apparaît clairement, mettant l’accent sur la fatigue d’une femme surmenée. Dans une version plus tardive, intitulée Fatiguée (1885), Krohg combine le motif de ses précédentes compositions sur le thème au projet qui l’occupe : Albertine. Ce tableau figure en effet parmi ceux qui se rattachent au roman : non seulement il a recours au même modèle, mais l’Albertine du roman est couturière. Fatiguée illustre la scène du livre au cours de laquelle le personnage s’endort en rêvant d’une vie meilleure. Par le biais d’une construction de l’espace efficace, l’observateur a l’impression d’entrer dans le tableau. La touche est assez souple, mais pleine d’assurance. Le dénuement de la scène nous transporte dans un intérieur typique de la classe ouvrière. On ne voit pas le vêtement que la jeune femme est en train de coudre ; on aperçoit simplement le tissu blanc posé sur ses genoux : Krohg n’a pas voulu trop insister sur le cliché de la pauvre fille qui confectionne un coûteux habit de soie. Il laisse au spectateur le soin de saisir le contexte social implicite.

Christian Krohg, Fatiguée [Trett], 1885. Huile sur toile, 80,2 x 61,5 cm. Oslo, Nasjonalmuseet.

Christian Krohg, Fatiguée [Trett], 1885. Huile sur toile, 80,2 x 61,5 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo Nasjonalmuseet – B. Høstland

Des tableaux qu’on n’oublie pas

Avec les œuvres mentionnées plus haut, Krohg s’est donc fait connaître comme le peintre des malades et des pauvres – véritable choc pour un monde des arts habitué à la beauté des paysages peints. Il bénéficie d’une grande exposition à Kristiania en 1885. À cette occasion, le critique du journal radical Dagbladet estime que c’est un peintre qui ne peut pas faire l’unanimité. Beaucoup pointent dans ses tableaux le manque de justesse du dessin et la laideur des sujets. Le critique Olaf Hansson considère qu’il est devenu au cours des dernières années « de plus en plus audacieux, à la fois dans le choix des sujets et dans la façon de les peindre8 ». Il raconte que le public juge brutale et agressive sa peinture lorsqu’elle décrit les pauvres et les gens qui souffrent, mais ajoute que ses tableaux ne s’oublient pas facilement : « Avec une intensité croissante et un souci de vérité plein d’empathie, il [Krohg] a représenté la lutte pour l’existence à travers un ensemble d’œuvres de grande qualité9. » En 1885, Krohg est ainsi le peintre le plus radical de toute la Scandinavie, avec ses sujets scandaleusement « laids » brossés à la manière des modernes français.

Christian Krohg, Madeleine, 1883. Huile sur toile, 53 x 45 cm. Lillehammer, Lillehammer Kunstmuseum.

Christian Krohg, Madeleine, 1883. Huile sur toile, 53 x 45 cm. Lillehammer, Lillehammer Kunstmuseum. Photo Lillehammer Kunstmuseum – J. Hagen

Un naturaliste protestataire

Comme l’a bien montré Gabriel P. Weisberg dans son ouvrage fondateur, Krohg s’inscrit dans le courant naturaliste international. Selon Weisberg, il est même le représentant le plus progressiste du naturalisme scandinave, et celui qui s’inspire avec le plus de force des théories de Zola – raison pour laquelle il le considère comme un « naturaliste radical ». Ce qui frappe le plus chez lui, c’est la façon dont il associe et s’approprie des idées et des voies ouvertes par les naturalistes (Jules Bastien-Lepage, Alfred Roll, Jean-François Raffaëlli), par les impressionnistes et par les avant-gardes (Manet). Pour reprendre les mots de Weisberg, dans la peinture de Krohg « les frontières qui séparent l’art scandinave, le naturalisme et l’impressionnisme s’évanouissent10 ». Cet aspect, combiné avec sa dimension sociale radicale, fait de lui un peintre naturaliste unique, pas seulement en Scandinavie mais dans toute l’Europe : il a « apporté au mouvement naturaliste une dimension protestataire qui ne s’est pas souvent manifestée dans les autres pays11 », écrit l’historien.

« le naturalisme moderne s’est placé sous la bannière du pessimisme et il souffre lui-même de cette maladie : ce faisant, il est à la fois l’enfant et le guide de son époque »

Lorentz Dietrichson, Betegner den moderne Naturalisme i Poesien et Fremskridt eller et Forfald?, Kristiania, 1882

Un monde sans espoir ?

À cette époque, beaucoup considèrent le naturalisme comme la traduction d’une vision pessimiste du monde – une vision entropique illustrée par Zola et Taine. Le professeur et historien de l’art Dietrichson décrit en 1882 la façon dont les artistes naturalistes, influencés par la lecture de Schopenhauer, ont dépeint le monde contemporain comme moralement mauvais et le futur comme dénué d’espoir – le recul de la culture et de la famille réduisant les hommes à l’état d’animaux, guidés par la nature et le pur instinct, qui finissent par se dissoudre et retourner à une « substance originelle12 ». Quand Dietrichson commente Aube de Krohg, il insiste sur la laideur de la pauvre fille et conclut qu’il s’agit de « l’ingrédient indispensable à l’école naturaliste13 ».

Christian Krohg, Aube [Daggry], 1880. Huile sur bois, 135 x 80,8 cm. Copenhague, Statens Museum for Kunst.

Christian Krohg, Aube [Daggry], 1880. Huile sur bois, 135 x 80,8 cm. Copenhague, Statens Museum for Kunst. Photo SMK

Laideur et pessimisme sont en effet les deux mots clefs que l’on retrouve dans tous les textes de l’historien relatifs au naturalisme. Il déplore que les représentants de ce mouvement aient considéré leur époque comme dure, pauvre, synonyme de déclin sans espoir et qu’ils aient associé ce pessimisme à la modernité, à la croissance urbaine qui entasse le prolétariat dans des quartiers bondés. Ce genre de vie, la lutte pour l’existence, engendre la maladie et la mort, l’alcoolisme et la prostitution. L’historien remarque que les réalistes traitent des mêmes sujets, mais avec un pessimisme qui n’est pas celui des naturalistes. Tandis que les réalistes ménagent un espace pour l’espoir, écrit-il, « le naturalisme moderne s’est placé sous la bannière du pessimisme et il souffre lui-même de cette maladie : ce faisant, il est à la fois l’enfant et le guide de son époque14 ». Dans la description que donne Dietrichson des combats qu’ils mènent, les hommes se changent en animaux, et seuls les plus forts survivent. Son analyse aborde là l’un des thèmes majeurs du naturalisme : dans un monde où, si l’on suit les positions darwinistes, seuls les plus forts survivent, comment les artistes pourraient-ils faire quoi que ce soit pour sauver les faibles ? Le combat contre la nature serait-il sans espoir ?

La Lutte pour l’existence

La Lutte pour l’existence (1889) de Krohg dépeint une scène qui se passe sur l’artère principale de Kristiania, l’avenue Karl Johan. Un boulanger distribue des restes de pain à un groupe de miséreux. Désespérés, ceux-ci se cramponnent les uns aux autres dans le froid de l’hiver, comme des bêtes affamées, tandis qu’un policier descend la rue – Krohg s’est pris lui-même comme modèle pour ce personnage. Ce grand tableau naturaliste est empreint de pessimisme : l’évolution n’a pas rendu les conditions d’existence des hommes meilleures, mais pires. En 1925, l’historien de l’art suédois Carl G. Laurin verra en Krohg un « Courbet norvégien ». Selon lui, dans les années 1880, il est « de tous les peintres scandinaves celui qui a le mieux réussi à exprimer ce que l’époque voulait dire et qui, à maints égards, en plus de cinquante ans de travail, a apporté la plus grande contribution à l’art nordique15 ».

Christian Krohg, La Lutte pourl’existence [Kampen for tilværelsen], 1889. Huile sur toile, 300,7 x 226,2 cm. Oslo, Nasjonalmuseet.

Christian Krohg, La Lutte pourl’existence [Kampen for tilværelsen], 1889. Huile sur toile, 300,7 x 226,2 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo service de presse. Photo Nasjonalmuseet – B. Høstland

1 Madsen K., « Foraarsudstillingen 1887 », Politiken, 22 avril, 1887. Texte original : “Mere Sandhed! Større Alvor! Dybere Ærlighed!”

2 La principale source du présent texte est : Sjåstad Ø., Christian Krohg’s Naturalism, Seattle, Washington University Press, 2017.

3 Voir Bigeon M., Les Révoltés scandinaves, Paris, 1894, ouvrage dédié « au maître » Émile Zola. Bigeon y évoque Georg Brandes, August Strindberg et Henrik Ibsen.

4 Cité dans Thue O., Christian Krohg, Oslo, Aschehoug, 1997, 55.

5 Cité dans Bøgh Jensen M., At male sit privatliv. Skagensmalernes selviscenesættelse, Skagen, Skagens Museum, 2005, p. 53. Texte original : “Krohg kom lige fra Max Klingers Kreds og var aller radikalest paa alle Omraader.”

6 Dietrichson L., Svundne Tider af en Forfatters Livserindringer, vol. 4, Kristiania, 1917, p. 298. Texte original : “Maleren Christian Krohg, som, da Jæger forsvandt fra Skuepladsen, blev den ledende Kraft paa denne vor sociale Radicalismes yderste venstre Fløj.”

7 Sur une discussion entre les critiques, voir Thue O., Christian Krohg, op. cit., p. 66.

8 Hansson O., “Krohgs og Werenskiolds Maleriudstilling,” Dagbladet, 22 mars 1885. Texte original : “Djærvere og djærvere er han bleven, og det baade i Valget af sine Motiver og i Udførelsen.”

9 Ibid. Texte original : “Med større og større Intensitet og med barmhjertig Sandhed har han gjennen en Række Kunstværker af høj Rang fremstillet Kampen for Livet.”

10 Weisberg G. P., Beyond Impressionism. The Naturalist Impulse, New York, 1992, p. 250.

11 Ibid., p. 273.

12 Dietrichson L., Betegner den moderne Naturalisme i Poesien et Fremskridt eller et Forfald?, Kristiania, 1882, p. 21.

13 Dietrichson L., Norges kunsts historie i det nittende århundre, Oslo, 1991, p. 168.

14 Dietrichson L., Betegner den moderne Naturalisme, p. 22. Texte original : “Den moderne Naturalisme har med Iver stillet sig under Pessimismens Faner og lider selv under dennes Sygdom: den er jo sin Tids Barn saavelsom dens Fører.”

15 Laurin C. G., Nordisk konst. Danmarks och Norges konst från 1880 till 1925, Stockholm, Norstedt, 1925, p. 228. Texte original : “Som 80-talets målare är han i hela Norden den, som bäst givit oss vad perioden önskade få sagt, och han har i sin över ett halvt sekel räckande produktion i vissa avseende gjort den största konstnärliga insatsen i nordisk konst.” Voir aussi Laurin C. G., Stamfränder, Stockholm, 1925, p. 209-10.

« Christian Krohg (1852-1925). Le peuple du nord » du 25 mars au 27 juillet 2025 au musée d’Orsay, Esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007 Paris. Tél. 01 40 49 48 14. www.musee-orsay.fr

Catalogue de l’exposition, coédition Musée d’Orsay / Hazan, 192 p., 39 €.