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Cimabue, aux origines de la peinture italienne (10/10). Amours et désamours : Cimabue et la France

Adolf von Stürler, La Vierge peinte par Cimabué [sic] est transportée processionnellement à l’église Santa Maria Novella, en 1270, vers 1859. Huile sur toile, 261 x 350 cm. Montauban, musée Ingres Bourdelle.

Adolf von Stürler, La Vierge peinte par Cimabué [sic] est transportée processionnellement à l’église Santa Maria Novella, en 1270, vers 1859. Huile sur toile, 261 x 350 cm. Montauban, musée Ingres Bourdelle. © Montauban, musée Ingres Bourdelles – M. Jeanneteau

Sévèrement jugé par les premiers Français qui s’intéressèrent aux primitifs italiens, Cimabue trouva progressivement des défenseurs au cours du XIXe siècle.

Lorsqu’à la fin du XVIIIe siècle les collections nationales sont créées suite à la nationalisation des biens de la couronne puis du clergé et des nobles immigrés, l’art italien est bien représenté. Tout du moins celui qui s’ouvre à partir de Léonard de Vinci. La France, d’une manière générale, se caractérise alors par un désintérêt complet pour l’art italien des deux siècles qui précèdent ce peintre. Cimabue, comme les autres, est totalement absent des collections et n’est d’ailleurs que très rarement cité dans les catalogues de vente parisiens du XVIIIe siècle. L’intérêt pour cette période de l’histoire de la peinture de la péninsule ne renaît que lentement durant le siècle des Lumières et commence seulement à prendre corps vers 1800.

« “Cimabue” devient alors un lieu commun pour parler de l’histoire de la peinture italienne dans son ensemble »

Le père de la peinture

Cimabue semble alors en bonne position pour regagner rapidement une place de choix parmi les artistes que l’on appelle alors « primitifs italiens ». En effet, l’incontournable Vasari en fait le père de la peinture, et son nom, contrairement à beaucoup d’autres, reste alors, parfois à tort, associé à des tableaux toujours connus. « Cimabue » devient alors un lieu commun pour parler de l’histoire de la peinture italienne dans son ensemble, le sous-titre « De Cimabue à… » étant adopté pour plusieurs ouvrages. Au-delà de ce rôle de père fondateur qui lui est attribué, Cimabue est abondamment mentionné, non pas pour sa peinture, mais en raison de son plus illustre élève, Giotto. Dante l’écrivait déjà, Cimabue fut rapidement supplanté en gloire par ce dernier.

Aux origines de la légende

Au Salon à Paris, les sujets de tableaux tirés des vies d’artistes commencent à fleurir à partir de la fin du XVIIIe siècle et, avec le tournant du siècle, on voit se multiplier ceux qui s’inspirent des primitifs italiens. Parmi les scènes choisies par les peintres figure la rencontre de Cimabue avec un jeune berger du Mugello dessinant ses brebis sur un caillou : Giotto. Ce sujet apparaît dès le Salon de 1808 sous le pinceau de Nicolas Antoine Taunay, dans le tableau intitulé Le Cimabué et Giotto. Au fil des décennies, dans les expositions officielles comme dans la production plus intime des artistes, il demeure le principal, sinon le seul sujet qui mette en scène Cimabue, comme en témoigne L’Enfance de Giotto du peintre Révoil. Dans l’hémicycle de l’École des beaux-arts pour lequel Paul Delaroche imagine un portrait collectif des principaux peintres de tous les siècles et des différentes écoles européennes, Cimabue n’est qu’un profil à peine visible derrière Giotto, encore réduit par rapport à l’esquisse conservée au musée des Beaux-Arts de Nantes. Seuls de rares peintres comme Adolf von Stürler développèrent l’iconographie liée au peintre en allant puiser dans un autre épisode relaté par Vasari : la foule en liesse accompagnant le transfert de la Madone Rucellai de l’atelier de Cimabue jusqu’à Santa Maria Novella. Las ! le sujet est une fabrication vasarienne : le tableau est en réalité de Duccio !

Pierre Henri Révoil, L’Enfance de Giotto, 1840. Huile sur toile, 82 x 66 cm. Grenoble, musée.

Pierre Henri Révoil, L’Enfance de Giotto, 1840. Huile sur toile, 82 x 66 cm. Grenoble, musée. © Ville de Grenoble / Musée de Grenoble – J.-L. Lacroix

Même ceux qui, en France, comptent parmi les pionniers de la redécouverte des primitifs marquent très tôt une inclinaison plus vive pour Sienne et n’hésitent pas à critiquer Cimabue le Florentin. Artaud de Montor, grand collectionneur qui publie dès 1808 un ouvrage essentiel à la connaissance des primitifs, considère que Cimabue n’égalera jamais Guido da Siena, et Stendhal n’est pas plus respectueux à son endroit lorsqu’il déclare qu’il ne refera plus jamais un pas pour voir une de ses œuvres !

« Vivant Denon présente Cimabue comme celui qui incarne la renaissance de la peinture, et cette narration est, à sa suite, majoritairement relayée en France »

Vivant Denon et l’entrée de Cimabue au Louvre

Toutefois, Cimabue trouve son héraut français en la personne de Dominique Vivant Denon, premier directeur du musée accueillant les collections nationales au Louvre. Conscient du manque cruel d’œuvres précédant le XVIe siècle dans les collections, Denon obtient l’accord de Napoléon pour se rendre en Italie, alors sous domination française, afin de saisir un ensemble de tableaux des XIIIe, XIVe et XVe siècles. Le fruit de ce voyage est présenté à Paris en 1814 dans une exposition qui s’ouvre sur la grande Maestà peinte par Cimabue pour San Francesco de Pise, tableau arrivé à Paris en 1813. Dans le catalogue, Vivant Denon présente Cimabue comme celui qui incarne la renaissance de la peinture, et cette narration est, à sa suite, majoritairement relayée en France, où l’on sait encore très peu de choses de cette époque. Ainsi Cimabue devient-il enfin la figure incontournable des origines de la peinture. Sa Maestà ne fait pas partie, en 1815, des œuvres dont les commissaires toscans exigent le retour. Faut-il voir là un acte manqué ou au contraire la volonté de s’assurer qu’au musée du Louvre la place de « premier de tous les peintres » reste attribuée au Florentin ? L’histoire ne le dit pas.

Adolf von Stürler, La Vierge peinte par Cimabué [sic] est transportée processionnellement à l’église Santa Maria Novella, en 1270 (détail), vers 1859. Huile sur toile, 261 x 350 cm. Montauban, musée Ingres Bourdelle.

Adolf von Stürler, La Vierge peinte par Cimabué [sic] est transportée processionnellement à l’église Santa Maria Novella, en 1270 (détail), vers 1859. Huile sur toile, 261 x 350 cm. Montauban, musée Ingres Bourdelle. © Montauban, musée Ingres Bourdelles – M. Jeanneteau

De Stendhal à Théophile Gautier

Avec Vivant Denon, la position de Cimabue dans le récit français relatif à la peinture italienne s’ancre définitivement. En témoigne le texte de Théophile Gautier pour un guide destiné aux visiteurs de l’Exposition universelle de 1867, qui propose un parcours dans le musée du Louvre. Les premières pages sont en effet consacrées à Cimabue et au tableau du musée français. Le jugement sévère de Stendhal est alors oublié : « Voici d’abord Cimabue avec sa Vierge aux anges, un tableau qui ressemble à une icône russe et reproduit les formules byzantines, en apparence du moins, car les têtes encastrées dans leur épais nimbe d’or ont déjà une aspiration à la vie, et sous les plis symétriquement raides des draperies se dessine la forme humaine qui va se dégager de sa chrysalide grossière. […] Certes, cela est étrange, barbare et farouche, mais non sans grandeur, et cette imagerie à gaufrures d’or d’une immobilité hiératique produit souvent un effet religieux plus profond qu’une peinture achevée et douée de toutes les perfections».

1 Théophile Gautier, « Le musée du Louvre », Paris Guide par les principaux écrivains et artistes de la France. Première partie, la science – l’art, Paris, 1867 [p. 305-415], p. 351.