Cimabue, aux origines de la peinture italienne (9/10). De Cimabue à Giotto, un héritage florentin

Giotto di Bondone, Polyptyque de Badia (détail), vers 1295. Détail. Tempera et or sur bois, 91 x 334 cm. Florence, galerie des Offices. © Scala, Florence, dist. RMN / image Scala
Florence est probablement l’un des lieux où l’écho des révolutions initiées par Cimabue fut le plus durable. L’élan que ces dernières firent naître fut tel qu’aux dires de Dante le peintre, qui croyait occuper la première place, fut rapidement détrôné par l’un de ses élèves… Giotto.
Lorsque Cimabue revient à Florence après ses séjours romains et pisans, les peintres de la ville sont encore profondément marqués par l’héritage byzantin. Le tableau de procession à l’effigie de sainte Agathe du Maestro di Sant’Agata (Museo dell’Opera del Duomo) en est un excellent témoignage, où la sainte est revêtue d’un costume hérité des fastes de la cour de Byzance et de la liturgie de l’église orientale. Le style est également encore profondément marqué par la transcription graphique des volumes, sans chercher particulièrement à disposer les formes dans l’espace. Suivant les principes de la peinture chrétienne orientale, la figure est également accompagnée de l’inscription qui mentionne son nom. Cependant, les années 1280 sont une période de fort renouvellement : tandis que Cimabue pousse toujours plus avant sa recherche de perfection dans l’exécution de ses œuvres, autour de lui émerge une nouvelle génération d’artistes nourris par son regard.
Giotto di Bondone, Isaac et Ésaü, vers 1290. Fresque. Assise, basilique supérieure San Francesco. © D.R.
Assimiler la leçon de Cimabue
Parmi les peintres de premier plan qui, de manière précoce à Florence, se font l’écho dès les années 1280 des inventions de Cimabue, le Maestro della Maddalena tient une place de choix. Toujours sans identification précise, son nom fait référence à un retable hagiographique, tableau d’autel représentant sainte Madeleine et des épisodes de sa vie (Florence, Offices). L’une de ses plus ambitieuses créations est aujourd’hui conservée au musée des Arts décoratifs de Paris. La Vierge à l’Enfant trônant entre saint André et saint Jacques est encadrée par six scènes tirées de sa vie. Les bâtiments comme les costumes font directement référence à la tradition byzantine, mais l’artiste tente de s’approprier certaines expériences mises en œuvre par Cimabue en termes de représentation de l’espace. Tandis que le trône et le buste de la Vierge sont figurés de face, les jambes de cette dernière adoptent un point de vue de côté, coulissant, comme dans la Maestà de Cimabue conservée au Louvre. Le détail du manteau tombant par-dessus l’accotoir révèle également l’effort pour intégrer à l’image des motifs observés qui, toutefois, chez ce peintre, ne semblent pas dériver d’une étude directe du réel mais plutôt d’un mimétisme à partir d’œuvres de Cimabue ou d’autres artistes. Ce faisant, la réception des nouveautés picturales toscanes reste ici modeste.
Maestro della Maddalena, Vierge à l’Enfant trônant entre saint André et saint Jacques, vers 1275-1280. Tempera sur bois, fond d’or, 93 x 133 cm. Paris, musée des Arts décoratifs – MAD. © MAD, Paris / akg-image – J. Tholance
Giotto sur le chantier d’Assise
C’est aussi dans les années 1280 que Giotto di Bondone s’émancipe de l’atelier de Cimabue et commence à produire de manière autonome, reprenant à son compte la manière de son maître en y ajoutant de nouveaux éléments élaborés à partir d’une vision personnelle, plus synthétique. Longtemps débattues, les fresques de la basilique d’Assise représentant Isaac ont amené jadis les historiens à créer pour elles un maître indépendant nommé Maestro di Isaaco. La plupart des spécialistes reconnaissent désormais que ces œuvres correspondent aux premiers pas indépendants de Giotto sur ce chantier. L’art de Cimabue est encore très frais dans l’esprit du jeune peintre, qui utilise toujours la même manière de modeler les carnations et recourt à des types physiques proches de ceux de son maître. Toutefois, les drapés révèlent une nouvelle appréhension des corps dont ils soulignent la présence dans l’espace. La petite Madone de Borgo San Lorenzo comme la monumentale Madone de San Giorgio alla Costa sont également d’excellents témoignages du travail florentin de Giotto sur la représentation humaine durant cette décennie décisive.
Le renouveau du polyptyque
Le disciple de Cimabue poursuit la maturation de sa peinture durant les années 1290. S’il perfectionne ses recherches formelles touchant à la représentation du corps, il contribue aussi à faire évoluer le format des tableaux. Ainsi le Polyptyque de Badia, créé vers 1295 à Florence, est le prototype du retable en plusieurs panneaux à fil vertical. L’invention de ce type de décor venu occuper le dessus de l’autel, encore récente à cette date, avait d’abord donné lieu au simple transfert du devant d’autel sur le dessus de la table, puis à la création de tableaux formellement proches du panneau rectangulaire qui ornait le devant des autels. Plusieurs tentatives de conquête de l’axe vertical avaient vu le jour, sans bouleverser matériellement la création de ces ensembles ; ceux-ci étaient toujours fabriqués sur le modèle d’une table, par l’union de plusieurs planches à fil horizontal. Pour le Polyptyque de Badia, Giotto invente avec les menuisiers florentins le format du polyptyque gothique en plusieurs panneaux individuels à fil vertical disposant chacun d’un cadre et unifiés par un jeu de traverses à l’arrière. L’écran que compose ce polyptyque devient comme un écho à la façade de l’église, et chaque cadre est une fenêtre ouvrant sur un monde tangible où chaque figure paraît prête à plonger dans l’espace réel.
Giotto di Bondone, Polyptyque de Badia, vers 1290-1300. Tempera et or sur bois, 91 x 334 cm. Florence, galerie des Offices. © Scala, Florence, dist. RMN / image Scala
Giotto peintre du Christ en croix
Parallèlement, dans le monumental Crucifix de Santa Maria Novella, Giotto prend aussi ses distances avec l’enseignement de Cimabue. Ici le corps du Christ n’a plus la courbure sinueuse de celui peint par Cimabue pour Santa Croce (voir « Le peintre et l’art sacré de son temps : nouvelles formes, nouveaux usages »), où la dimension symbolique semble encore prévaloir. Son corps paraît véritablement suspendu aux clous sur la croix et abandonné à la pesanteur. Par ailleurs, l’observation attentive de la lumière révèle aussi une conception tout à fait différente de celle de Cimabue. À Santa Croce, ce dernier fait encore appel à une lumière diffuse d’origine divine qui magnifie de manière uniforme le corps. À Santa Maria Novella, Giotto immerge brutalement le corps sans vie du Christ dans le monde terrestre en optant pour une lumière à point focal unique qui sculpte les formes entre ombre et lumière. Souvent décrite comme un progrès, cette différence relève en réalité d’une autre façon de concevoir ce que l’art du peintre doit produire. De nombreux artistes relaient bientôt la vision novatrice de Giotto, plébiscitée par les commanditaires religieux et laïcs. Quelques-uns toutefois, comme Lippo di Benivieni, refusent une évolution qui peut aussi sembler déposséder l’image de sa capacité à exprimer le divin.
Giotto di Bondone, Crucifix de Santa Maria Novella, vers 1288. Tempera et or sur bois, 578 x 406 cm. Florence, basilique Santa Maria Novella. © Scala, Florence, dist. RMN / image Scala
Le Maestro della Santa Cecilia
Parmi les premiers peintres actifs entre Assise et Florence qui s’inscrivent dans les pas de Giotto, le Maestro della Santa Cecilia est l’une des figures les plus éclatantes. Toujours anonyme, cet artiste intervenu sur le chantier d’Assise est connu comme l’auteur de plusieurs œuvres florentines. Il fait probablement partie des rares artistes ayant suivi Giotto en Ombrie et travaillé avec lui à Assise. Son nom est issu de l’important panneau représentant sainte Cécile et huit épisodes de sa vie, provenant de l’église Santa Cecilia de Florence et aujourd’hui conservé aux Offices. Sept de ces huit scènes sont placées dans des architectures construites comme des sortes de boîtes où s’élabore une forme de perspective, emprunt direct au langage mis au point par Giotto à Assise. Le trône de la sainte révèle un regard neuf : adieu, le mobilier en bois tourné d’ascendance byzantine ; ici la structure devient une véritable architecture antiquisante où le peintre dompte l’espace par le biais de raccourcis.
Maestro della Santa Cecilia, Sainte Cécile, 1300-1309. Tempera et or sur bois, 85 x 181 cm. Florence, galerie des Offices. © Scala, Florence – Courtesy of the Ministero Beni e Att. Culturali e del Turismo, dist. RMN / image Scala
Grifo di Tancredi
La représentation dans l’espace n’atteint toutefois pas la finesse qu’elle a chez Giotto : la lumière tombant sur ce trône est diffuse, un peu à la manière de ce que faisait Cimabue, et n’obéit pas au point de vue unique que suivent les compositions de Giotto. L’impulsion donnée par ce dernier s’illustre en revanche de façon saisissante chez un peintre comme Grifo di Tancredi. Le coffret (collection particulière) qu’il peint dans les années 1280 est tout empreint des leçons de Cimabue, et la façon dont il compose les drapés est surtout celle d’un émule du Maestro della Maddalena. Au contraire, le polyptyque qu’il exécute vers 13101 montre non seulement que Grifo di Tancredi a adopté la typologie du Polyptyque de Badia, mais aussi qu’il a assimilé une nouvelle compréhension des corps et des drapés, en observant probablement la Madone de San Giorgio alla Costa ou les fresques d’Isaac à Assise.
Grifo di Tancredi, coffret peint avec le Christ en homme de douleur, la Vierge et saint Jean l’évangéliste, une sainte, dix saintes martyres et dix anges, dernier quart du XIIIᵉ siècle. Tempera et or sur panneau,28 x 23,5 x 30,5 cm. Collection particulière. © ZUMA Press, ZUMA Press, Inc. / Alamy / Hemis
Une nouvelle génération issue de l’atelier de Giotto
Après de nombreux voyages dans la péninsule, Giotto achève sa vie à Florence, et l’on voit émerger dans les années 1320 une dernière génération d’élèves directs du peintre. Les deux plus importants, dont les ateliers présideront aux principales orientations de la peinture florentine à venir, sont Bernardo Daddi et Taddeo Gaddi. Daddi était originaire des environs de Florence et fut formé dans l’atelier de Giotto avant d’être officiellement inscrit à la corporation des peintres, l’Arte dei Medici e degli Speziali, dès 1319. L’une des premières œuvres qui nous soient parvenues de ce peintre date des années 1320 : il s’agit de l’ensemble du décor peint de la chapelle Pulci-Berardi dans la basilique franciscaine florentine Santa Croce. Il y représente des épisodes de la vie de saint Étienne et de saint Laurent. La dimension spatiale qu’il donne au martyre de ce dernier, condamné au supplice de la grille, atteste l’influence du renouveau insufflé par Giotto au début du siècle. Les architectures ne sont plus, comme à Assise ou chez le Maestro della Santa Cecilia, de simples boîtes spatiales à la fonction signifiante. Au contraire, désormais le peintre donne une dimension scénique, presque théâtrale, à la construction du décor. Les figures sont pleinement incarnées et en parfaite interaction les unes avec les autres au sein d’un espace commun. Daddi développa un important atelier qui reçut de très nombreuses commandes pour les églises de la ville ; il contribua également à une production abondante de petits triptyques dédiés à la dévotion privée.
Bernardo Daddi, Le Martyre de saint Laurent, vers 1320-1325. Fresque. Florence, basilique Santa Croce, chapelle Pulci-Berardi. © Scala, Florence, dist. RMN / image Scala
Taddeo Gaddi figure lui aussi dans l’atelier de Giotto dès les années 1310, et c’est également de la décennie suivante que datent les premiers témoignages de son art. Dans le polyptyque autrefois conservé dans la collection Davenport-Brumley, il suit précisément les préceptes mis en place par Giotto pour le Polyptyque de Badia. Gaddi se distingue toutefois par un sens dramatique affûté qui s’exprime notamment dans ses visages aux arêtes tranchantes et par le biais d’un clair-obscur suraccentué autour des yeux. Son atelier, et en particulier ses fils, peintres comme lui, vont développer ce puissant pathos pendant une grande partie du Trecento, sur une scène florentine où l’écrasante majorité des peintres se revendique de Giotto, évinçant pour longtemps la renommée de Cimabue. Le prochain renouveau de l’art à Florence n’interviendra qu’au début du siècle suivant autour de Lorenzo Monaco, Fra Angelico, Masolino et Masaccio.
Taddeo Gaddi, Christ de pitié entouré de saint Pierre, saint François d’Assise, saint Paul et saint André, dit aussi PolyptyqueDavenport-Bromley, vers 1320. Peint sur bois, panneau central : 107,8 x 58,5 cm, panneaux latéraux : 90 x 48 cm. Localisation actuelle inconnue. Photo fournie par la photothèque de la fondation Federico Zeri
1 Figurant au début du XIXe siècle dans la collection parisienne d’Artaud de Montor, l’œuvre est aujourd’hui démembrée et divisée entre le musée des Beaux‑Arts de Chambéry et la National Gallery de Washington.
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