Claude Monet – Joan Mitchell à la Fondation Louis Vuitton : une conversation à la lisière de l’abstraction

Claude Monet, Nymphéas, reflets de saule (détail), 1916-1919. Huile sur toile, 200 x 200 cm. Paris, musée Marmottan Monet. © Bridgeman Images ; Joan Mitchell, Quatuor II for Betsy Jolas (détail), 1976. Huile sur toile, 279,4 x 680,7 cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne / Centre de création industrielle, en dépôt au musée de Grenoble. Photo service de presse. © The Estate of Joan Mitchell / Adagp, Paris, 2022
La Fondation Vuitton, en collaboration avec le musée Marmottan Monet, propose deux expositions exceptionnelles et complémentaires : une rétrospective de l’œuvre de Joan Mitchell d’une ampleur sans précédent en France se prolonge ainsi en un dialogue à la lisière de l’abstraction avec l’œuvre de Claude Monet.
Jamais, peut-être, les tableaux du musée Marmottan Monet n’ont paru aussi beaux qu’à la Fondation Louis Vuitton. Désencadrées, débarrassées de leurs dorures superfétatoires qui ont le fâcheux effet de circonscrire ce qui ne saurait avoir de limites, les nombreuses études de nymphéas qui aboutiront aux Grandes Décorations de l’Orangerie – et que Michel Monet, le fils cadet du peintre, légua en 1966 – apparaissent pour la première fois telles que les a travaillées, réfléchies et sans cesse remaniées le maître de Giverny. Inachevées parce qu’inachevables, les toiles frémissent d’une vie sensible qu’on souhaiterait ne plus jamais voir étouffée par des cadres d’un autre âge. Car la modernité du dernier Monet, du late Monet comme disent les Américains qui le redécouvrent dans les années 1950, éclate ici dans toute sa splendeur, et l’on comprend sans peine combien sa peinture a pu être un exemple pour les jeunes artistes qui, de l’autre côté de l’Atlantique, à New York, sont en train de poser les bases de l’expressionnisme abstrait. Parmi eux figure une jeune femme originaire de Chicago, née en 1925, soit un an avant que l’impressionniste ne décède : Joan Mitchell. Elle est la deuxième héroïne de cette exposition-fleuve, qui court sur les trois niveaux du bâtiment de Frank Gehry, et peut-être même la première tant son œuvre y est magistralement déployé. C’est pour le public français une véritable révélation. Jamais sa peinture n’avait eu droit à une si complète rétrospective : tout le rez-de-bassin de la Fondation lui est ainsi exclusivement consacré.
Joan Mitchell, La Grande Vallée XIV (For a little while), 1983. Huile sur toile, 280 x 600 cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne / Centre de création industrielle, en dépôt au musée de Grenoble. Photo service de presse. © The Estate of Joan Mitchell / Adagp, Paris, 2022
Joan Mitchell : de Chicago…
Fille d’un père médecin qui pratique la peinture en amateur et d’une mère poète et éditrice de la fameuse revue Poetry, Joan Mitchell grandit dans un environnement culturel privilégié qui favorise l’éclosion de ses talents artistiques. Hésitant un temps entre la littérature et la peinture, c’est finalement cette dernière qu’elle choisit à l’adolescence, avant d’entrer à l’école de l’Art Institute de Chicago en 1944.
« La liberté dans mon travail est assez contrôlée. Je ne ferme pas les yeux en espérant le meilleur… Je veux savoir ce que fait mon pinceau ».
Joan Mitchell
… à New York…
Elle déménage quelques années plus tard à New York, obtient une bourse qui lui permet de séjourner un an en France (à Paris et sur la Côte d’Azur), au terme duquel, de retour à Big Apple, elle se tourne définitivement vers l’abstraction. Marquée par la peinture de Franz Kline et de Willem de Kooning, qu’elle fait découvrir à Barney Rosset qu’elle vient d’épouser (et dont elle divorcera en 1952), elle entre dans le cercle de l’école de New York, participant au « Ninth Street Show », exposition fondatrice de l’expressionnisme abstrait. Ses œuvres se signalent d’emblée par une touche très visible et énergique, qui peut laisser croire à une exécution rapide et spontanée mais qui résulte en fait d’une démarche réfléchie : « La liberté dans mon travail est assez contrôlée. Je ne ferme pas les yeux en espérant le meilleur… Je veux savoir ce que fait mon pinceau ». En intitulant plusieurs tableaux City Landscape, Mitchell rappelle que, bien qu’abstraite, sa peinture n’en demeure pas moins aux prises avec le réel. En 1956, elle juxtapose deux toiles pour créer The Bridge, qui évoque aussi bien les ponts construits par son grand-père à Chicago que son premier appartement new-yorkais sous le pont de Brooklyn ou les ponts parisiens qui enjambent la Seine. C’est l’apparition du polyptyque dans son art, un format qui va devenir sa marque de fabrique. Très sensible à la poésie, Mitchell en nourrit sa peinture, ainsi que l’attestent Hemlock (1956), dont le titre et le sujet renvoient à un vers de Wallace Stevens, ou Evenings on 73rd Street (1957), qui évoque, dans des tons vifs, les soirées passées avec ses amis poètes et artistes.
Joan Mitchell, The Bridge, 1956. Huile sur toile, 116,2 x 178,8 cm. Fredriksen Family Art Collection. © The Estate of Joan Mitchell / Adagp, Paris, 2022
… puis Paris
Les années sont scandées par plusieurs allers-retours entre les États-Unis et la France, qui lui font penser qu’« il serait plus facile de vivre une vie de peintre » à Paris qu’à New York – si bien qu’en 1959, elle s’établit durablement dans la capitale française, rue Frémicourt (XVe arrondissement), avec son nouveau compagnon, le peintre canadien Jean Paul Riopelle. Peut-être sous son influence, son style change : les couleurs se mélangent sur la toile, projetées avec force ou étalées au chiffon, très diluées ou appliquées à peine sorties de leurs tubes. Dans Rock Bottom (1960-1961) ou Bonhomme de bois (1962), la matière picturale semble devenir le sujet même du tableau, à la confluence de l’expressionnisme abstrait américain et de la peinture lyrique européenne.
Joan Mitchell, Rock Bottom, 1960-1961. Huile sur toile, 198,1 x 172,7 cm. Blanton Museum of Art, The University of Texas at Austin, don de Mari et James A. Michener. © The Estate of Joan Mitchell / Adagp, Paris, 2022
Définir un sentiment : le feeling
Mais bien vite, Joan Mitchell se fraie sa propre voie. Se remémorant l’émotion ressentie devant un cyprès aperçu alors qu’elle naviguait autour de la Corse, elle réalise Gloria Triptych (1963). Son but ? « Faire quelque chose de plus spécifique que des films de [s]a vie quotidienne : définir un sentiment. » Si l’on peut deviner quelques éléments architecturaux, des arbres ou la mer, l’œuvre échappe à la figuration. Priment le sentiment, le sensible, le feeling. En 1967, la peintre fait l’acquisition de La Tour, un domaine à Vétheuil, à la lisière de la Normandie. Conquise par le paysage, elle s’y installe définitivement un an plus tard, pour le plus grand profit de son art.
« Je fais ce que je peux pour rendre ce que j’éprouve devant la nature. »
Claude Monet
Les grands formats selon Mitchell
La décennie 1970, marquée par l’émergence de très grandes compositions, la voit atteindre des sommets qu’elle ne quittera plus jusqu’à sa mort. On a le souffle coupé lorsqu’on découvre la première des salles qui présentent ces immenses tableaux : Plowed Field (1971), Ode to Joy (1970-1971), Bonjour Julie (1971) et Chasse interdite (1973) subjuguent littéralement. Plowed Field (1971), qui appartient à la Fondation Louis Vuitton – propriétaire de plusieurs toiles de Mitchell parmi les plus belles –, éblouit par son harmonie de verts et de jaunes à laquelle aucune reproduction, et c’est heureux, ne peut rendre justice. Ode to Joy, qui n’est pas sans évoquer les tons d’un Pierre Bonnard, témoigne à nouveau de l’importance de la poésie dans l’œuvre de l’Américaine. Dédié à son ami Frank O’Hara récemment disparu, le triptyque fait référence à l’un de ses poèmes, lui-même composé de trois strophes. Très comparable dans son esthétique et d’ailleurs exposée à ses côtés, La Ligne de rupture (1970-1971) est, elle, inspirée d’un poème de Jacques Dupin, dont Mitchell possédait le manuscrit plié en accordéon. Sa peinture évolue ensuite, délaissant les grands blocs de couleurs au profit d’un entrelacs de larges coups de brosse. Cette dernière manière, la plus durable et la plus célèbre, est certes bien montrée à la fin de la rétrospective, notamment dans ses hommages à Vincent van Gogh – No Birds (1987-1988), qui se souvient du Champ de blé aux corbeaux (1890) – et à Paul Cézanne – South (1989) qui laisse entrapercevoir la crête de la montagne Sainte-Victoire –, mais c’est surtout dans la deuxième partie de l’exposition qu’on peut le mieux l’admirer.
Joan Mitchell, Ode to joy (A Poem by Frank O’Hara), 1970-1971. Huile sur toile, 280,7 x 501 cm. Buffalo, University at Buffalo Art Galleries, don Rebecca Anderson. © The Estate of Joan Mitchell / Adagp, Paris, 2022
De l’impressionnisme visionnaire à l’expressionnisme abstrait
Les espaces du rez-de-bassin n’accueillent en effet que la première partie de l’exposition, la seconde, qui occupe les deux étages supérieurs, est consacrée à la confrontation des toiles de Joan Mitchell avec celles de Claude Monet. Est-ce un dialogue ? Les commissaires – Suzanne Pagé, Marianne Mathieu et Angeline Scherf – y croient et nous y font croire sans peine, malgré les dénégations quasi constantes de l’Américaine (« Ce n’est pas mon peintre […]. Je n’ai jamais tellement aimé Monet »). La comparaison ne date d’ailleurs pas d’hier : dès le milieu des années 1950, mais surtout à partir de la fin de la décennie suivante – lorsque Mitchell s’établit dans sa propriété de Vétheuil, qui offre une vue plongeante sur la maison de Monet à Giverny –, elle est développée par plusieurs critiques. En 1976, Pierre Schneider, qui tient son œuvre pour « l’une des plus puissantes de l’époque », affirme qu’elle « réinvente l’impressionnisme visionnaire de Monet à travers le langage de l’expressionnisme abstrait américain ». Les nombreux rapprochements opérés, qui font résonner autant d’échos et de contrepoints, confirment clairement cette lecture, qui, pour autant, n’amoindrit en rien la force et l’originalité de la peinture de Mitchell.
Claude Monet, La maison de l’artiste vue du jardin aux roses, 1922-1924. Huile sur toile, 81 x 92 cm. Paris, musée Marmottan Monet. Photo service de presse. © Musée Marmottan Monet
Une peinture de l’émotion
La parenté entre les œuvres des deux artistes tient d’abord à leur commune conception de ce que doit être un tableau. De même que Mitchell entend transposer la mémoire de ses émotions ressenties au contact de la nature, à la lecture d’un poème ou à l’audition d’une musique, Monet, le dernier Monet (« J’aime le Monet de la fin, mais pas celui des débuts », reconnaît-elle tout de même), se détourne de la traduction directe de ses impressions pour peindre, en atelier, les nymphéas, l’eau et ses reflets qu’il a observés au préalable dans son jardin de Giverny. « Si je ne le sens pas, je ne peins pas », dit l’une ; « Je fais ce que je peux pour rendre ce que j’éprouve devant la nature », écrit l’autre… qui ajoute : « pour arriver à rendre ce que je ressens, j’en oublie totalement les règles les plus élémentaires de la peinture, s’il en existe toutefois […] je laisse apparaître bien des fautes pour fixer mes sensations ». Sensations, feelings : l’émotion est au cœur des deux œuvres qui, de ce fait, déjouent les attentes et les conventions. Dans certains tableaux, tels que les étonnants Nymphéas de 1917-1919, la gestualité et la liberté de touche de l’impressionniste n’ont rien à envier à celles de l’Américaine – une expressivité favorisée par l’usage de toiles de très grandes dimensions.
Claude Monet, Nymphéas, reflets de saule, 1916-1919. Huile sur toile, 200 x 200 cm. Paris, musée Marmottan Monet. © Bridgeman Images
Polyptyques et formats monumentaux
Les deux artistes, en effet, se confrontent au format monumental – une constante chez Mitchell mais une nouveauté pour Monet qui, dans les deux dernières décennies de sa carrière, s’attaque, pour ses Grandes Décorations (1914-1926) à des compositions d’autant plus gigantesques qu’elles sont constituées, comme les polyptyques de Mitchell, de plusieurs toiles mises côte à côte. Le meilleur exemple en est donné par L’Agapanthe, présenté ici exceptionnellement dans son intégralité, puisque la Fondation Louis Vuitton en a réuni les trois panneaux, habituellement conservés dans trois musées différents du Midwest. Pour une raison que l’on ignore, ce triptyque magistral qui obséda littéralement son auteur (il y travailla plus de dix ans et on peut dénombrer jusqu’à huit couches de peinture !), ne rejoignit pas les Nymphéas de l’Orangerie ; sa postérité n’en fut pas moins très importante dans les États-Unis de l’après-guerre. La plante qui donne son nom à l’œuvre a fini par disparaître : le motif s’est dilué, dissout comme souvent dans les peintures du dernier Monet qui, incontestablement, préparent l’avènement de l’abstraction.
« Un paysage sans illustration »
Inversement, Joan Mitchell rappelait que si sa peinture était abstraite, elle était « aussi un paysage sans illustration » et que « dans tous [s]es tableaux il y a[vait] les arbres, l’eau, les herbes, les fleurs, les tournesols, etc., mais pas directement ». C’est ainsi le cas de son Quatuor II for Betsy Jolas (1976), inspiré autant par la nature qu’elle voit depuis sa terrasse à Vétheuil que par la partition de la compositrice. Le parallèle avec les Nymphéas de 1916-1919 est si saisissant que des détails des deux œuvres ont été retenus pour être fondus en une parfaite osmose sur l’affiche de l’exposition.
« Je peins toujours la fenêtre fermée. Je garde le souvenir de ce qui m’inspire mais je ne pourrais pas peindre une chose naturellement belle. »
Joan Mitchell
Synesthète, Mitchell ne peut s’empêcher d’associer des couleurs aux sons, comme elle le confie à son amie Gisèle Barreau, dont le Piano Piano la pousse à réaliser Two Pianos. Cette même amie sera, par le récit d’un souvenir, à l’origine d’un cycle, La Grande Vallée (1983-1984), auquel seules les Grandes Décorations de l’Orangerie peuvent être comparées. Le titre se réfère à un lieu d’enfance où Gisèle Barreau et son cousin avaient l’habitude de se rendre – un vallon que ce dernier avait souhaité revoir peu avant sa mort. Au même moment, Mitchell perd sa sœur Sally, et cette souffrance partagée l’amène à peindre, en un temps extrêmement court, pas moins de vingt et un tableaux, caractérisés par un all-over d’une très grande densité. Là encore, les commissaires de l’exposition ont réussi la prouesse de rassembler dix tableaux de l’ensemble, dont plusieurs polyptyques, dans l’ultime salle du parcours. Malgré le difficile contexte biographique, toutes ces toiles dégagent une prodigieuse vitalité – car, comme le disait Joan Mitchell, « la peinture, c’est l’inverse de la mort, elle permet de survivre, elle permet aussi de vivre ».
Joan Mitchell, Two Pianos, 1980. Huile sur toile, 279,4 x 360,7 cm. Collection particulière. Photo service de presse. © The Estate of Joan Mitchell / Adagp, Paris, 2022
« Monet-Mitchell », du 5 octobre 2022 au 27 février 2023 à la Fondation Louis Vuitton, 8 avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, 75116 Paris. Tél. 01 40 69 96 00. Fondation Louis Vuitton
À lire : Monet Mitchell, coédition Fondation Louis Vuitton / Hazan, 240 p., 39,90 €.
Joan Mitchell, coédition Fondation Louis Vuitton / Hazan, 394 p., 49,90 €.