Dans la lumière de Vermeer au Rijksmuseum (1/4). Définir le génie de l’artiste

Le Géographe (détail), 1669. Huile sur toile, 51,6 x 45,4 cm. Francfort-sur-le-Main, Städel Museum. Photo courtesy Städel Museum, Frankfurt am Main
Vermeer est-il ce génie absolu de l’Âge d’or hollandais ou simplement un pair parmi ses pairs dont l’œuvre longtemps resté très énigmatique a entretenu la légende ? En consacrant au « Sphinx de Delft » une exposition rassemblant vingt-huit de ses tableaux, soit les trois quarts de son corpus connu, le Rijksmuseum entend réaffirmer la singularité de l’art du maître ; à l’appui des nombreuses recherches et découvertes scientifiques récentes qui lèvent peu à peu le voile sur les mystères de sa peinture, il confirme aussi l’attribution à l’artiste de certains tableaux contestés. Entretien avec Taco Dibbits, directeur général du Rijksmuseum, Gregor J.M. Weber, directeur du département des Beaux-Arts et des Arts décoratifs du Rijksmuseum, Pieter Roelofs, directeur de la section des Peintures et des Sculptures du Rijksmuseum.
Propos recueillis par Mathilde Dillmann
Pourriez-vous nous présenter l’enjeu de cette exposition ?
Taco Dibbits : C’est la première fois de toute son histoire que le Rijksmuseum organise une exposition consacrée exclusivement à Vermeer. Nous sommes extrêmement heureux d’avoir réussi à rassembler vingt-huit de ses œuvres, ce qui est considérable compte tenu du corpus très restreint de l’artiste. On estime que Vermeer a peint seulement une quarantaine ou une cinquantaine d’œuvres, dont trente-sept sont connues à ce jour. Il s’agit donc de la plus grande exposition jamais consacrée au maître de Delft.
« La technique picturale de Vermeer conserve toujours une grande part de mystère. Comment réussit-il à accomplir ce miracle de lumière et de couleur ? […] Vermeer est à mon sens le meilleur peintre de la lumière de tout l’art du XVIIe siècle. »
Pieter Roelofs : L’exposition bénéficie de prêts exceptionnels consentis par treize musées et collections privées du monde entier. Elle comprend les grands chefs-d’œuvre, La Jeune Fille à la perle et la Vue de Delft du Mauritshuis de La Haye, Le Géographe du Städel Museum de Francfort, La Dentellière du musée du Louvre, La Femme à la balance de la National Gallery of Art de Washington, et bien d’autres… La Frick Collection de New York a pour la première fois accepté de prêter en même temps ses trois œuvres de Vermeer, Le Concert interrompu, Officier et jeune femme riant et La Jeune Femme avec une servante tenant une lettre. Parmi les vingt-huit tableaux réunis dans l’exposition, sept n’avaient encore jamais été présentés aux Pays-Bas, comme La Liseuse de la Gemäldegalerie Alte Meister de Dresde qui vient d’être magnifiquement restaurée. Le rassemblement inédit de toutes ces œuvres cherche à donner la vision la plus complète de l’art de Vermeer, à comprendre au mieux son génie.
La Lettre d’amour, 1669-1670. Huile sur toile, 44 x 38,5 cm. Amsterdam, Rijksmuseum. Photo courtesy Rijksmuseum, Amsterdam
La Liseuse : quand apparaît un tableau dans le tableau…
Magnifiée par la lumière qui pénètre par la fenêtre ouverte, une jeune fille semble entièrement absorbée par la lecture d’une longue lettre. Son subtil reflet sur le vitrage constitue une extraordinaire prouesse artistique. Une minutieuse restauration, menée de 2017 à 2021, a permis de faire réapparaître un grand tableau montrant Cupidon, son arc à la main, foulant au pied les deux masques de l’hypocrisie et de la tromperie. Dissimulé sous un repeint, il avait laissé la place à un mur entièrement nu devant lequel la jeune fille semblait encore plus isolée dans un univers intérieur. Dès 1979, la radiographie avait révélé l’existence de ce tableau caché, mais c’est seulement en 2017 que des examens plus approfondis ont permis, avec certitude, de dater ce repeint du XVIIIe siècle. Il ne pouvait donc pas être de la main de Vermeer comme on l’avait pensé jusqu’alors, à la différence du grand rideau vert à droite venu masquer un verre de vin et une chaise. La présence de ce tableau dans le tableau ne modifie pas seulement la composition de l’œuvre mais aussi son sens. Elle semble éclairer d’une nouvelle signification la lettre reçue par la jeune fille en la plaçant sous le signe du véritable amour qui triomphe par sa loyauté et sa fidélité. Ce tableau de Cupidon se retrouve avec des variantes à l’arrière-plan de la Jeune Femme debout au virginal et peut-être également de La Servante assoupie et du Concert interrompu. Il pourrait correspondre à une œuvre, encore non identifiée et localisée à ce jour, qui appartenait à Vermeer et qui figurait dans l’inventaire de ses biens.
La Liseuse, 1657-1659. Huile sur toile, 83 x 64,5 cm. Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister. Photo service de presse. © Gemäldegalerie Alte Meister Dresden
En quoi réside précisément le génie de Vermeer ? Comment expliquer la fascination qu’exercent ses œuvres ?
Gregor J.M. Weber : La technique picturale de Vermeer conserve toujours une grande part de mystère. Comment réussit-il à accomplir ce miracle de lumière et de couleur ? La question se pose encore aujourd’hui, malgré toutes les recherches entreprises à ce sujet. Vermeer est à mon sens le meilleur peintre de la lumière de tout l’art du XVIIe siècle.
T.D. : Le génie de Vermeer repose également sur l’atmosphère si particulière de ses scènes dans lesquelles semblent régner le silence, le calme, la paix et l’harmonie. L’artiste parvient à capturer un moment éphémère, fugace, et à le rendre éternel en donnant l’impression d’un temps suspendu. À la différence des peintres de Leyde qui voulaient rendre la réalité le plus minutieusement possible, Vermeer a cherché à restituer la perception de l’œil humain sur le monde ; d’où l’aspect illusionniste de ses toiles.
P.R. : On peut aussi souligner son art du cadrage qui se rapproche presque de l’art d’un cinéaste. La comparaison avec le cinéma peut aussi s’étendre à son usage de la lumière et à sa manière de mettre en scène une véritable histoire. Comme dans La Lettre d’amour, l’un des plus exceptionnels de ses derniers tableaux : une servante vient de remettre une lettre à sa maîtresse qui arrête de jouer du luth et la regarde, surprise. Quel peut bien être le contenu de la lettre ? Que va-t-il se passer ensuite ? Aucun autre peintre du XVIIe siècle n’est capable de créer ce genre de merveilleuses petites histoires.
Chronologie comparée
1632 Naissance à Delft de Vermeer, second fils de Reynier Jansz, tisserand en étoffes de soie et marchand d’art, et de Digna Baltens.
1641 La famille s’établit dans l’auberge Mechelen, située sur la place du marché de Delft. Vermeer commence vraisemblablement à étudier la géométrie et le dessin dans une petite école de la Voldersgracht.
1642 Rembrandt peint La Ronde de Nuit.
1646-1650 Des artistes renommés comme les peintres Paulus Potter et Carel Fabritius s’installent à Delft.
1652 Mort de Reynier Jansz, le père de Vermeer.
1653 Vermeer est admis au sein de la guilde de Saint-Luc et épouse Catharina Bolnes.
12 octobre 1654 L’explosion d’une poudrière cause de nombreuses victimes, dont le peintre Carel Fabritius. Elle ravage une grande partie de Delft et touche l’auberge Mechelen.
1655 Pieter de Hooch s’établit à Delft.
1658-1659 La Laitière.
1660-1661 Vue de Delft.
1662 Vermeer est élu à la tête de la guilde de Saint-Luc.
Vers 1665 La Jeune Fille à la perle.
1669 Mort de Rembrandt.
1670 À la mort de sa mère, Johannes Vermeer reprend la gestion de l’auberge Mechelen. Il est réélu à la tête de la guilde de Saint-Luc, et peint Le Géographe et La Lettre d’amour.
1672 L’invasion des Pays-Bas par les troupes de Louis XIV provoque une grave crise économique. Les difficultés financières de Vermeer empirent.
1675 Mort de Vermeer. Il est enterré le 16 décembre à l’Oude Kerk (« Vieille église »). Le peintre, ruiné et accablé de dettes, laisse sa femme et ses onze enfants dans une situation financière difficile.
« Vermeer », du 10 février au 4 juin 2023 au Rijksmuseum, Museumstraat 1, Amsterdam. Tél. 00 31 20 6747 000. www.rijksmuseum.nl
Catalogue, Gregor J.M. Weber, Pieter Roelofs (dir.), Rijksmuseum/Hannibal Books, 320 p., 35 €.
Gregor J.M. Weber, Johannes Vermeer. Faith, Light and Reflection, Rijksmuseum, 168 p., 25 €. Dossiers de l’Art n° 305, éditions Faton, 80 p., 11 €.
« La Delft de Vermeer », du 10 février au 4 juin 2023 au musée Prinsenhof, Sint Agathaplein 1, Delft. Tél. 00 31 15 260 23 58. www.prinsenhof-delft.nl
Catalogue, Waanders, 144 p., 29,95 €.
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