Dans la lumière de Vermeer au Rijksmuseum (3/4). De spectaculaires découvertes

La Laitière (détail), 1658-1659. Huile sur toile, 45,5 x 41 cm. Amsterdam, Rijksmuseum. Photo courtesy Rijksmuseum, Amsterdam
Vermeer est-il ce génie absolu de l’Âge d’or hollandais ou simplement un pair parmi ses pairs dont l’œuvre longtemps resté très énigmatique a entretenu la légende ? En consacrant au « Sphinx de Delft » une exposition rassemblant vingt-huit de ses tableaux, soit les trois quarts de son corpus connu, le Rijksmuseum entend réaffirmer la singularité de l’art du maître ; à l’appui des nombreuses recherches et découvertes scientifiques récentes qui lèvent peu à peu le voile sur les mystères de sa peinture, il confirme aussi l’attribution à l’artiste de certains tableaux contestés. Entretien avec Taco Dibbits, directeur général du Rijksmuseum, Gregor J.M. Weber, directeur du département des Beaux-Arts et des Arts décoratifs du Rijksmuseum, Pieter Roelofs, directeur de la section des Peintures et des Sculptures du Rijksmuseum.
Propos recueillis par Mathilde Dillmann
Johannes Vermeer, d’après Felice Ficherelli, Sainte Praxède, 1655. Huile sur toile, 101,6 x 82 cm. Tokyo, The National Museum of Western Art / Kufu Company Inc. Photo service de presse. © The National Museum of Western Art, Tokyo / Kufu Company Inc.
La préparation de l’exposition s’est accompagnée de nouvelles recherches scientifiques grâce à des technologies de pointe. Quels en sont les résultats ?
Taco Dibbits : Ces études scientifiques ont été menées en collaboration avec le Mauritshuis de La Haye et l’université d’Anvers. Elles ont permis une analyse approfondie des sept tableaux conservés aux Pays-Bas, mais aussi d’autres œuvres de Vermeer. Les techniques d’imagerie les plus modernes, en particulier le balayage de fluorescence aux rayons X macro (MA-XRF) et la spectroscopie d’imagerie par réflexion infrarouge (RIS), ont permis d’accélérer la recherche sur Vermeer. Les conservateurs, les restaurateurs et les scientifiques ont travaillé ensemble afin de parvenir à mieux comprendre ses techniques picturales. C’est tout son processus créatif que nous cherchons à cerner : sa manière de préparer ses compositions, de tracer des esquisses, d’agencer les zones claires et les zones sombres, de poser les couleurs, de faire jouer la lumière, d’ajouter ou d’enlever des détails pour aboutir à la perfection qu’il recherchait.
« Les nouvelles technologies d’analyse scientifique ont permis des découvertes spectaculaires, en particulier pour La Laitière. Elles ont révélé la présence de dessins préparatoires sous-jacents qui éclairent d’une autre lumière le travail de Vermeer. »
Pieter Roelofs : Les nouvelles technologies d’analyse scientifique ont permis des découvertes spectaculaires, en particulier pour La Laitière. Elles ont révélé la présence de dessins préparatoires sous-jacents qui éclairent d’une autre lumière le travail de Vermeer. Elles prouvent que le peintre esquissait d’abord rapidement sa composition par un épais trait noir et envisageait le tableau selon des tonalités lumineuses et sombres. La vitesse d’exécution et l’épaisseur du tracé viennent nuancer l’image qui a longtemps prévalu d’un peintre élaborant lentement et soigneusement ses œuvres ; elles montrent que Vermeer expérimentait beaucoup plus que ce que l’on a pu penser pendant longtemps.
La Laitière, 1658-1659. Huile sur toile, 45,5 x 41 cm. Amsterdam, Rijksmuseum. Photo courtesy Rijksmuseum, Amsterdam
De nouvelles découvertes au sujet de La Laitière
Les dernières analyses, réalisées à l’aide des techniques d’imagerie scientifique les plus modernes, ont montré plusieurs repentirs. Vermeer avait d’abord peint derrière la jeune femme une planche de bois servant à suspendre des pichets et placé sur le sol un grand panier d’osier contenant un brasero. Ces deux objets, fréquents au XVIIe siècle, figurent dans la célèbre maison de poupée de Petronella Oortman et sont mentionnés dans l’inventaire après-décès de Vermeer. Le peintre les a ensuite recouverts afin de simplifier la composition et de concentrer l’attention sur la jeune femme. Elle se détache ainsi de manière plus monumentale sur le fond neutre du mur. La forme légèrement torsadée du lait qui se déverse dans le récipient traduit le seul mouvement qui anime tout le tableau. Cette modeste scène de la vie quotidienne est sublimée par la lumière qui lui confère à la fois une douce tranquillité et une grande solennité. Les interprétations de l’œuvre sont nombreuses. La jeune femme pourrait incarner de hautes valeurs morales, à moins que les petits cupidons représentés sur les carreaux de faïence (rajoutés seulement dans un second temps, par-dessus le panier à feu effacé) ne donnent une autre interprétation à la scène. Les récentes analyses qui ont également mis au jour sa composition préparatoire prouvent que le peintre procédait beaucoup plus par expérimentations successives que ne le laisse supposer la perfection technique de ses toiles. L’épais trait noir sousjacent, rapidement esquissé au niveau du bras gauche de la jeune femme, vient contredire l’idée admise depuis longtemps selon laquelle Vermeer travaillait toujours avec lenteur et méticulosité.
Détail de la réflectographie infrarouge : on y distingue l’étagère rapidement esquissée par Vermeer à la peinture noire. Photo courtesy Rijksmuseum, Amsterdam
Ces études scientifiques ont conduit à proposer de nouvelles attributions et à élargir le corpus très restreint des œuvres de Vermeer. Quels sont ces tableaux qui sont à présent attribués au peintre ?
Gregor J.M. Weber : L’attribution de certains tableaux à Vermeer est discutée depuis très longtemps. Dans le cas de Sainte Praxède, la signature de Vermeer, qui n’est présente que sur de rares tableaux, a longtemps été contestée, car ce tableau au sujet religieux, très inspiré par la peinture italienne, ne correspondait pas à l’idée qu’on pouvait se faire de l’art de Vermeer. De récentes analyses prouvent que la signature est bien authentique et que la technique correspond tout à fait à celle employée par le peintre au début de sa carrière. Quant au sujet religieux, il se comprend mieux grâce à l’importance du catholicisme chez Vermeer qui a fait l’objet de nouvelles recherches au cours de ces dernières années. Pour Jeune Fille à la flûte, c’est sa technique, aux grands coups de pinceau tracés à la hâte, qui avait incité la National Gallery of Art de Washington à considérer que ce tableau ne pouvait pas être de la main de Vermeer et à l’attribuer à un très hypothétique « atelier de Vermeer » ou à un suiveur qu’on serait bien en peine d’identifier. Mais les récentes analyses menées sur d’autres œuvres comme La Laitière viennent de prouver que Vermeer était capable de peindre de cette manière très rapide.
Jeune Fille à la flûte, vers 1669-1675. Huile sur bois, 20 x 17,8 cm. Washington, National Gallery of Art. Photo courtesy National Gallery of Art, Washington
Quant à La Fille au chapeau rouge, la couleur verte très singulière de l’ombre portée sur son visage me semble absolument caractéristique de l’art de Vermeer. Cette teinte très originale ne se retrouve à cette époque que dans d’autres toiles de ce peintre qui s’en servait seulement pour réaliser des ombres. Nous présenterons nos recherches au sujet de ces nouvelles attributions lors d’un grand colloque international en lien avec l’exposition qui se tiendra le mois prochain et qui nous permettra d’échanger avec nos collègues sur ce sujet majeur.
La Fille au chapeau rouge, 1664-1667. Huile sur bois, 22,8 x 18 cm. Washington, National Gallery of Art. Photo courtesy National Gallery of Art, Washington
Vermeer utilisait-il une camera obscura ?
Le secret de l’art de Vermeer résiderait-il dans l’usage de la camera obscura ? Ou seule sa maîtrise de la perspective et des effets lumineux parviendrait-elle à expliquer l’aspect presque illusionniste de ses toiles ? L’emploi par le peintre d’une chambre noire, dispositif optique qui peut prendre la forme d’une boîte portative et permet de projeter sur une paroi une image de la réalité afin de pouvoir l’étudier (ou même la reproduire directement sur un support) a longtemps fait débat. L’aspect flouté des objets placés au premier plan de La Dentellière ou du panier de La Laitière pourrait s’expliquer par l’usage de cet instrument d’optique. Le récent ouvrage de Gregor J.M. Weber, Johannes Vermeer. Faith, Light and Reflection, apporte de nouveaux éléments à cette thèse en mettant en évidence les liens du peintre avec des jésuites établis à Delft, précisément à côté de la maison de Vermeer dans l’Oude Langendijk. L’un d’entre eux, Isaac van der Mye, était également peintre. La récente analyse d’un dessin de sa main représentant sainte Apollonie conservé au Rijksmuseum incite à penser qu’il a été réalisé à l’aide d’une camera obscura. Les jésuites menaient en effet de nombreuses recherches optiques, en lien avec l’importance du concept théologique de lumière divine. La correspondance de dates avec les œuvres de Vermeer est un élément supplémentaire qui permettrait d’affirmer que le peintre a bien commencé à utiliser une camera obscura grâce à Isaac van der Mye.
Vos recherches ont également porté sur la vie de Vermeer et en particulier sur les conséquences de sa foi catholique dans son art. Elles ont notamment mis en évidence l’influence de l’ordre des jésuites de Delft sur le peintre.
G.J.M.W. : Oui, étudier de manière plus approfondie la vie de Vermeer, sa position sociale, son entourage, les relations qu’il entretenait avec les autres peintres de son temps, permet de poser un regard renouvelé sur son art. L’importance de l’ordre des jésuites de Delft dans l’art de Vermeer, protestant d’origine, est en effet beaucoup plus grande qu’on ne l’estimait jusqu’à maintenant. Un établissement jésuite se trouvait dans le voisinage immédiat de la maison de Vermeer. C’est vraisemblablement par leur intermédiaire que Vermeer a découvert et utilisé la camera obscura. L’importance de la notion de lumière divine a incité les jésuites à entreprendre des recherches dans le domaine de l’optique. En outre, la foi catholique de Vermeer a une grande importance pour la compréhension de son œuvre. C’est absolument manifeste dans l’Allégorie de la foi catholique qui reprend des motifs fréquents dans la littérature de dévotion jésuite. Mais aussi dans d’autres tableaux comme La Femme à la balance avec ce tableau représentant le Jugement dernier qui figure à l’arrière-plan, ou de manière moins immédiatement visible dans de nombreuses autres œuvres dont l’interprétation peut être enrichie par une lecture religieuse et morale, comme La Jeune Fille au collier de perles et La Femme à l’aiguière.
P.R. : Les recherches sur Vermeer vont se poursuivre pendant et après l’exposition. Les résultats de l’ensemble des études scientifiques seront présentés lors d’un colloque international qui se tiendra au Rijksmuseum en 2025, à l’occasion du 350e anniversaire de la mort de Vermeer. Ce symposium dévoilera également les résultats des recherches menées par d’autres musées, notamment la National Gallery of Art de Washington et le Mauritshuis de La Haye.
Chronologie comparée
1632 Naissance à Delft de Vermeer, second fils de Reynier Jansz, tisserand en étoffes de soie et marchand d’art, et de Digna Baltens.
1641 La famille s’établit dans l’auberge Mechelen, située sur la place du marché de Delft. Vermeer commence vraisemblablement à étudier la géométrie et le dessin dans une petite école de la Voldersgracht.
1642 Rembrandt peint La Ronde de Nuit.
1646-1650 Des artistes renommés comme les peintres Paulus Potter et Carel Fabritius s’installent à Delft.
1652 Mort de Reynier Jansz, le père de Vermeer.
1653 Vermeer est admis au sein de la guilde de Saint-Luc et épouse Catharina Bolnes.
12 octobre 1654 L’explosion d’une poudrière cause de nombreuses victimes, dont le peintre Carel Fabritius. Elle ravage une grande partie de Delft et touche l’auberge Mechelen.
1655 Pieter de Hooch s’établit à Delft.
1658-1659 La Laitière.
1660-1661 Vue de Delft.
1662 Vermeer est élu à la tête de la guilde de Saint-Luc.
Vers 1665 La Jeune Fille à la perle.
1669 Mort de Rembrandt.
1670 À la mort de sa mère, Johannes Vermeer reprend la gestion de l’auberge Mechelen. Il est réélu à la tête de la guilde de Saint-Luc, et peint Le Géographe et La Lettre d’amour.
1672 L’invasion des Pays-Bas par les troupes de Louis XIV provoque une grave crise économique. Les difficultés financières de Vermeer empirent.
1675 Mort de Vermeer. Il est enterré le 16 décembre à l’Oude Kerk (« Vieille église »). Le peintre, ruiné et accablé de dettes, laisse sa femme et ses onze enfants dans une situation financière difficile.
« Vermeer », du 10 février au 4 juin 2023 au Rijksmuseum, Museumstraat 1, Amsterdam. Tél. 00 31 20 6747 000. www.rijksmuseum.nl
Catalogue, Gregor J.M. Weber, Pieter Roelofs (dir.), Rijksmuseum/Hannibal Books, 320 p., 35 €.
Gregor J.M. Weber, Johannes Vermeer. Faith, Light and Reflection, Rijksmuseum, 168 p., 25 €. Dossiers de l’Art n° 305, éditions Faton, 80 p., 11 €.
« La Delft de Vermeer », du 10 février au 4 juin 2023 au musée Prinsenhof, Sint Agathaplein 1, Delft. Tél. 00 31 15 260 23 58. www.prinsenhof-delft.nl
Catalogue, Waanders, 144 p., 29,95 €.
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