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Dans la lumière de Vermeer au Rijksmuseum (4/4). De 1866 à aujourd’hui, la redécouverte du « Sphinx de Delft »

Hendrik Cornelisz. Vroom, Vue de Delft depuis l’ouest, 1615. Huile sur toile. Delft, musée Prinsenhof, don de H.C. Vroom.

Hendrik Cornelisz. Vroom, Vue de Delft depuis l’ouest, 1615. Huile sur toile. Delft, musée Prinsenhof, don de H.C. Vroom. © T. Haartsen

Vermeer est-il ce génie absolu de l’Âge d’or hollandais ou simplement un pair parmi ses pairs dont l’œuvre longtemps resté très énigmatique a entretenu la légende ? En consacrant au « Sphinx de Delft » une exposition rassemblant vingt-huit de ses tableaux, soit les trois quarts de son corpus connu, le Rijksmuseum entend réaffirmer la singularité de l’art du maître ; à l’appui des nombreuses recherches et découvertes scientifiques récentes qui lèvent peu à peu le voile sur les mystères de sa peinture, il confirme aussi l’attribution à l’artiste de certains tableaux contestés.

La Lettre d’amour (détail), 1669-1670. Huile sur toile, 44 x 38,5 cm. Amsterdam, Rijksmuseum.

La Lettre d’amour (détail), 1669-1670. Huile sur toile, 44 x 38,5 cm. Amsterdam, Rijksmuseum. Photo courtesy Rijksmuseum, Amsterdam

Alors que les visiteurs contemporains se pressent pour admirer les quatre tableaux de Vermeer conservés au Rijskmuseum (La Laitière, La Lettre d’amour, la Femme en bleu lisant une lettre et La Ruelle), le décor de sa façade extérieure, réalisé dans les années 1880, témoigne de la célébrité récente de l’artiste : il met à l’honneur Honthorst, Jan Lievens, Jan Steen et bien d’autres qui étaient alors beaucoup plus connus que Vermeer, et n’accorde au maître de Delft qu’une place secondaire sous la forme de l’inscription (abrégée) de son nom.

L’étude fondatrice de Théophile Thoré

À la différence de la renommée dont Rembrandt jouissait de son vivant et qui n’a jamais diminué au cours des siècles, Vermeer n’a longtemps été connu que par de rares amateurs, même si ses toiles figuraient dans de prestigieuses collections. Ce n’est que progressivement à partir du XIXe siècle que son nom commence à sortir de l’ombre, sans toutefois que les rares documents d’archives ne lèvent entièrement le mystère qui l’entoure. D’où ce surnom de « Sphinx de Delft » qui lui est donné par Étienne Joseph Théophile Thoré (1807-1869), à qui l’on doit la redécouverte de Vermeer. Condamné à mort par contumace pour son rôle dans la révolution de 1848, cet avocat français dut s’exiler en Hollande. Il s’intéressa alors à l’art flamand et hollandais, écrivit des Guides en Belgique et en Hollande, Musées d’Amsterdam et de La Haye, Musées d’Anvers, et surtout consacra plusieurs années à un considérable travail de recherche sur Vermeer qu’il publia en 1866 sous le pseudonyme de William Bürger dans la Gazette des Beaux-Arts. À partir de la Vue de Delft, achetée en 1822 par le Mauritshuis de La Haye pour la somme importante de 2 900 florins et qui était le premier tableau de Vermeer acquis par un musée hollandais, Thoré s’attacha à retrouver les autres œuvres du peintre. Cette étude fondatrice fut à l’origine de toutes les recherches qui permirent peu à peu de rendre à Vermeer des œuvres longtemps attribuées à ses contemporains Gabriel Metsu ou Pieter de Hooch.

Vue de Delft, 1660-1661. Huile sur toile, 96,5 x 115,7 cm. La Haye, Mauritshuis.

Vue de Delft, 1660-1661. Huile sur toile, 96,5 x 115,7 cm. La Haye, Mauritshuis. Photo service de presse. © Mauritshuis, The Hague

Vermeer à Delft

Pour prolonger l’exposition du Rijksmuseum, une visite à Delft s’impose. Le musée Prinsenhof présente un panorama de la ville au Siècle d’or et recrée le climat économique, artistique, intellectuel et social que connut Vermeer. Le peintre, né et mort à Delft, passa probablement toute sa vie dans cette cité qui était alors un important foyer artistique. Des peintres majeurs comme Pieter de Hooch, Jan Steen, Gerard Houckgeest, Paulus Potter, Emanuel de Witte, Carel Fabritius, y ont séjourné plus ou moins longuement, et étaient membres, comme Vermeer, de la guilde de Saint-Luc. Ce fut également une période d’apogée pour la célèbre faïence de Delft. La ville comptait aussi des ateliers de tapisseries, comme celui de Maximiliaan van der Gucht, dont quelques beaux exemples se retrouvent dans certaines toiles de Vermeer. L’exposition souligne l’importance à Delft d’une petite élite scientifique qui menait des recherches en astronomie et en optique, deux domaines qui intéressaient particulièrement le peintre. Elle met également en avant l’entourage de Vermeer, comme sa belle-mère Maria Thins, grande collectionneuse qui possédait l’un des chefs-d’œuvre exposés, L’Entremetteuse de Dirck van Baburen, que le peintre a reproduit à l’arrière-plan de la Jeune Femme assise au virginal, son notaire Willem de Langue, ou ses commanditaires, le boulanger Hendrick van Buyten ou encore le couple formé par Pieter van Ruijven et Maria de Knuijt qui possédaient vingt tableaux de Vermeer dans leur collection. 

D’une vision romantique à la réalité des archives

La vision romanesque et romantique du génie méconnu persista pourtant au début du XXe siècle. Dans À la recherche du temps perdu. Proust le tient pour « un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer ». La connaissance de son œuvre restait encore placée sous le signe du mystère. Le corpus très réduit de ses tableaux continua à évoluer au gré de nouvelles attributions et désattributions ; la retentissante affaire des « faux Vermeer » réalisés par le peintre Han Van Meegeren défraya la chronique dans les années de l’après-guerre ; chaque nouvelle découverte au sujet du peintre devint un réel événement. Même des informations qui sembleraient anecdotiques pour tout autre artiste revêtent encore aujourd’hui un caractère exceptionnel lorsqu’il s’agit de Vermeer. Ainsi en est-il des deux documents d’archives retrouvés pour préparer l’exposition « La Delft de Vermeer » (voir encadré ci-dessus) : le registre funéraire de l’Oude Kerk a révélé que le peintre avait été enterré en grandes pompes, au cours d’une cérémonie religieuse beaucoup plus imposante que ce n’était habituellement le cas pour ses confrères. Cette information inédite a provoqué la surprise générale car on savait que le peintre était complétement ruiné au moment de sa mort. Les quelques détails fournis par le document, comme le nombre de quatorze porteurs pour le cercueil, montrent une grande similitude avec le faste des enterrements de son beau-frère Willem Bolnes et de sa belle-mère, Maria Thins, survenus quelques années plus tard. Il semblerait donc que la cérémonie ait été financée par sa belle-famille. L’autre découverte est également d’ordre financier. Un document d’archives prouve que la mère de Vermeer, Digna Baltens, a reçu un dédommagement pour les dégâts que l’explosion de la poudrière de Delft avait causés à l’auberge Mechelen dont elle avait repris la gestion à la mort de son mari. Ces deux nouvelles informations viennent compléter les maigres éléments biographiques connus et permettent d’éclairer un peu mieux le contexte de création des œuvres de Vermeer.

Hendrik Cornelisz. Vroom, Vue de Delft depuis l’ouest, 1615. Huile sur toile. Delft, musée Prinsenhof, don de H.C. Vroom.

Hendrik Cornelisz. Vroom, Vue de Delft depuis l’ouest, 1615. Huile sur toile. Delft, musée Prinsenhof, don de H.C. Vroom. © T. Haartsen

Chronologie comparée

1632 Naissance à Delft de Vermeer, second fils de Reynier Jansz, tisserand en étoffes de soie et marchand d’art, et de Digna Baltens.

1641 La famille s’établit dans l’auberge Mechelen, située sur la place du marché de Delft. Vermeer commence vraisemblablement à étudier la géométrie et le dessin dans une petite école de la Voldersgracht.

1642 Rembrandt peint La Ronde de Nuit.

1646-1650 Des artistes renommés comme les peintres Paulus Potter et Carel Fabritius s’installent à Delft.

1652 Mort de Reynier Jansz, le père de Vermeer.

1653 Vermeer est admis au sein de la guilde de Saint-Luc et épouse Catharina Bolnes.

12 octobre 1654 L’explosion d’une poudrière cause de nombreuses victimes, dont le peintre Carel Fabritius. Elle ravage une grande partie de Delft et touche l’auberge Mechelen.

1655 Pieter de Hooch s’établit à Delft.

1658-1659 La Laitière.

1660-1661 Vue de Delft.

1662 Vermeer est élu à la tête de la guilde de Saint-Luc.

Vers 1665 La Jeune Fille à la perle.

1669 Mort de Rembrandt.

1670 À la mort de sa mère, Johannes Vermeer reprend la gestion de l’auberge Mechelen. Il est réélu à la tête de la guilde de Saint-Luc, et peint Le Géographe et La Lettre d’amour.

1672 L’invasion des Pays-Bas par les troupes de Louis XIV provoque une grave crise économique. Les difficultés financières de Vermeer empirent.

1675 Mort de Vermeer. Il est enterré le 16 décembre à l’Oude Kerk (« Vieille église »). Le peintre, ruiné et accablé de dettes, laisse sa femme et ses onze enfants dans une situation financière difficile.

« Vermeer », du 10 février au 4 juin 2023 au Rijksmuseum, Museumstraat 1, Amsterdam. Tél. 00 31 20 6747 000. www.rijksmuseum.nl
Catalogue, Gregor J.M. Weber, Pieter Roelofs (dir.), Rijksmuseum/Hannibal Books, 320 p., 35 €.
Gregor J.M. Weber, Johannes Vermeer. Faith, Light and Reflection, Rijksmuseum, 168 p., 25 €. Dossiers de l’Art n° 305, éditions Faton, 80 p., 11 €.

« La Delft de Vermeer », du 10 février au 4 juin 2023 au musée Prinsenhof, Sint Agathaplein 1, Delft. Tél. 00 31 15 260 23 58. www.prinsenhof-delft.nl
Catalogue, Waanders, 144 p., 29,95 €.​​​​​​

Sommaire

Dans la lumière de Vermeer au Rijksmuseum

4/4. De 1866 à aujourd’hui, la redécouverte du « Sphinx de Delft »