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De Monaco à Chantilly. Une princesse des Lumières en quête de liberté 

D’après Anton Raphael Mengs (1728-1779), Portrait de Marie Catherine de Brignole-Sale (détail), non daté, XVIIIe siècle. Huile sur toile. Monaco, Nouveau musée national de Monaco.

D’après Anton Raphael Mengs (1728-1779), Portrait de Marie Catherine de Brignole-Sale (détail), non daté, XVIIIe siècle. Huile sur toile. Monaco, Nouveau musée national de Monaco. Photo service de presse. © Archives du palais princier de Monaco – Loïc Repiquet

La nouvelle exposition du château de Chantilly explore la vie romanesque et la commande artistique d’une figure au destin hors du commun, entre Siècle des Lumières et Révolution, Marie Catherine de Brignole-Sale, princesse de Monaco.

Cette figure tout à fait méconnue de notre histoire forme un trait d’union entre deux princes importants du XVIIIe siècle, Honoré III de Monaco et Louis Joseph de Bourbon-Condé. Originaire de Gênes, Marie Catherine de Brignole-Sale (1738-1813) épouse le prince Honoré III de Monaco en 1757. Leur mariage rapidement malheureux aboutit à une séparation retentissante, suscitée, entre autres, par les sentiments que la princesse nourrit pour le prince de Condé, seigneur de Chantilly. Désormais indépendante, Marie Catherine devient une princesse des Lumières et une mécène engagée. De Betz à Chantilly, en passant par son hôtel de Monaco à Paris, elle encourage des formes singulières d’art, avant la Révolution qui entraîne son émigration.

Attribué à Louis Tocqué (1696-1772), Honoré III de Monaco, portrait au genou (détail). Huile sur toile. Monaco, palais princier.

Attribué à Louis Tocqué (1696-1772), Honoré III de Monaco, portrait au genou (détail). Huile sur toile. Monaco, palais princier. Photo service de presse. © Monaco, Archives du palais princier – Geoffroy Moufflet

Une alliance lucrative

Née à Gênes le 16 septembre 1738, fille unique du marquis de Brignole-Sale et nièce du doge, Marie Catherine est issue de l’une des plus puissantes familles de cette influente république méditerranéenne. Élevée à Paris, la jeune femme est remarquée par le prince Honoré III de Monaco (1720-1795), qui fréquente alors sa mère… Bien qu’ayant espéré une alliance plus prestigieuse au sein de la noblesse française, le prince se résout à envisager ce parti plus lucratif. Les négociations, notamment financières, sont âpres mais finissent par aboutir.

Dessin préparatoire d’arc de triomphe dressé à l’occasion des cérémonies du mariage, 1757. Plume et encre brune sur traits de crayon noir. Monaco, Archives du palais princier.

Dessin préparatoire d’arc de triomphe dressé à l’occasion des cérémonies du mariage, 1757. Plume et encre brune sur traits de crayon noir. Monaco, Archives du palais princier. © Palais de Monaco

La princesse venue de la mer

Les noces fastueuses du 15 juin 1757 à Monaco deviennent le théâtre de crispations protocolaires de bien mauvais augure. La nouvelle princesse de Monaco arrive dans la principauté depuis Gênes par la mer. Les Gênois souhaitent qu’Honoré III vienne en personne chercher sa promise. Mais, pétri de sa dignité de souverain, le prince n’entend pas dépasser le ponton. Après plusieurs jours de discussion, on finit par construire un deuxième pont depuis la galère pour rejoindre ce ponton ! Les jeunes mariés et leur cortège peuvent alors admirer des arcs de triomphe éphémères édifiés à l’emplacement des principales étapes du cheminement prévu. Ce mariage marque l’apogée du cérémonial princier monégasque et dépasse en éclat les grandes festivités dynastiques antérieures.

D’après Anton Raphael Mengs (1728-1779), Portrait de Marie Catherine de Brignole-Sale, non daté, XVIIIe siècle. Huile sur toile. Monaco, Nouveau musée national de Monaco.

D’après Anton Raphael Mengs (1728-1779), Portrait de Marie Catherine de Brignole-Sale, non daté, XVIIIe siècle. Huile sur toile. Monaco, Nouveau musée national de Monaco. Photo service de presse. © Archives du palais princier de Monaco – Loïc Repiquet

Une séparation retentissante

Marie Catherine est d’abord une épouse amoureuse et donne naissance à deux petits princes. Elle tient son rang au sein de l’hôtel de Matignon, résidence de style Régence du couple à Paris, et se lance dans le monde, fréquentant notamment le salon de Mme Geoffrin à Paris. L’ennui qui gagne progressivement « la plus jolie femme de France » (selon Walpole), les rumeurs de sa liaison avec le prince de Condé, son refus de se rendre à Monaco en raison d’une santé qui n’en supporte pas le climat, le caractère ombrageux et jaloux d’Honoré III, ses mauvais traitements rapportés par des témoins mènent à l’impensable.

« Les témoignages des proches et des domestiques se révèlent accablants pour Honoré III. »

Le 26 juillet 1770, à 7h30 du soir, Marie Catherine quitte en cachette l’hôtel de Matignon. Elle se réfugie au couvent de Bellechasse, puis à celui de l’Assomption jusqu’au 16 janvier 1771, le temps d’intenter une procédure de séparation de corps et de biens devant le Parlement de Paris qui suscite une véritable bataille d’influence. Les témoignages des proches et des domestiques se révèlent accablants pour Honoré III. En 1767, il menace par exemple plusieurs fois son épouse de la jeter dans les fossés du château de Chantilly lors d’une fête justement donnée par le prince de Condé… Le 31 décembre 1770, le Parlement, affidé au prince de Condé, tranche : « Madame la princesse héréditaire de Monaco pourra si elle le désire choisir une habitation autre que celle de son mari et dans le lieu qu’il lui plaira ».

Louis Carrogis, dit Carmontelle (1717-1806), Louis Joseph de Bourbon, prince de Condé, 1762. Mine de plomb, aquarelle, sanguine et gouache. Chantilly, musée Condé.

Louis Carrogis, dit Carmontelle (1717-1806), Louis Joseph de Bourbon, prince de Condé, 1762. Mine de plomb, aquarelle, sanguine et gouache. Chantilly, musée Condé. Photo service de presse. © GrandPalaisRmn (Domaine de Chantilly) / René-Gabriel Ojéda

L’hôtel de Monaco

Ayant récupéré sa dot, Marie Catherine reprend sa liberté et devient une mécène des arts. L’hôtel de Monaco à Paris s’impose comme la vitrine de cette nouvelle indépendance. La princesse jette en effet son dévolu en 1772 sur un vaste terrain voisin du Palais Bourbon où réside le prince de Condé, au bout de la rue Saint-Dominique. Elle fait appel à l’architecte Brongniart qui propose un hôtel isolé au fond d’une cour. Aujourd’hui ambassade de Pologne à Paris, l’hôtel de Monaco a été en grande partie remanié et démoli en 1837. Seuls des gravures et des dessins permettent de connaître le chantier dirigé par l’architecte Brongniart. Les deux façades, sur cour et sur jardin, déploient un vocabulaire néoclassique alors en plein essor. La pureté des lignes, qui ne laisse pas de place au décor sculpté, y est de mise, et contraste avec les riches intérieurs composés de pilastres, colonnes et figures sculptées.

Alexandre Théodore Brongniart (1739-1813), Élévation de la façade sur la cour de l’hôtel de Monaco, vers 1774. Pointe sèche, plume et encre noire, lavis. Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris.

Alexandre Théodore Brongniart (1739-1813), Élévation de la façade sur la cour de l’hôtel de Monaco, vers 1774. Pointe sèche, plume et encre noire, lavis. Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris. Photo CC0 Paris Musées / musée Carnavalet – Histoire de Paris

« [la princesse de Monaco] est la promotrice d’une aspiration nouvelle, rousseauiste, d’un retour à la nature, mais aussi du goût pour les fabriques pittoresques »

Une frénésie de construction

Condé et Monaco vivent ouvertement leur amour. Auréolé par les rares victoires françaises de la guerre de Sept Ans, Louis Joseph, alors veuf, est l’un des princes les plus fastueux de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Tous deux s’adonnent à la même frénésie de construction de résidences ou d’aménagement de jardins et s’inspirent réciproquement. Non loin de Chantilly mais à une certaine distance tout de même, Marie Catherine élit le château de Betz (Oise) comme son ultime refuge. Là, en miroir de ce que le prince de Condé imagine au Palais Bourbon ou à Chantilly, elle est la promotrice d’une aspiration nouvelle, rousseauiste, d’un retour à la nature, mais aussi du goût pour les fabriques pittoresques, ornant les jardins qu’on appelle « anglo-chinois ». Les sentiments que ce couple de princes esthètes partagent sont immortalisés dans ces constructions ornementales qui, d’un parc à l’autre, se répondent.

Alexandre Théodore Brongniart (1739-1813), Projet de décoration pour la chambre à coucher de Madame de Monaco, vers 1774. Plume et encre. Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris.

Alexandre Théodore Brongniart (1739-1813), Projet de décoration pour la chambre à coucher de Madame de Monaco, vers 1774. Plume et encre. Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris. Photo CC0 Paris Musées / musée Carnavalet – Histoire de Paris

L’Amour embrassant l’Amitié

C’est ainsi qu’à Betz est aménagé un temple de l’Amitié de style gréco-romain abritant une copie en plâtre du groupe sculpté L’Amour embrassant l’Amitié. Ce chef-d’œuvre de Pigalle a été commandé en 1754 par la marquise de Pompadour et revendu après sa mort au prince de Condé qui le place dans les jardins de son hôtel du Palais Bourbon à Paris. La commande d’une copie par la princesse de Monaco fait évidemment écho à sa relation avec Condé. Le copiste, Claude Dejoux, exécute par la même occasion le plus beau portrait de la princesse, alliant délicatesse du modelé du visage, virtuosité de la chevelure, expression détachée révélant une sensibilité intérieure un peu mélancolique alliée à une certaine hauteur aristocratique.

Jean Baptiste Pigalle (1714-1785), L’Amour embrassant l’Amitié, 1758. Marbre. Paris, musée du Louvre.

Jean Baptiste Pigalle (1714-1785), L’Amour embrassant l’Amitié, 1758. Marbre. Paris, musée du Louvre. Photo service de presse. © GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Michel Urtado

La naissance de l’esthétique néogothique

En cette fin de XVIIIe siècle, la visite de jardins est devenue un passe-temps à la mode, et ceux qui, comme la princesse de Monaco, ne peuvent se rendre à la cour, utilisent leurs jardins pour s’attirer la compagnie de personnalités en vue.

« Les thèmes de l’absence, de la souffrance et de la fidélité évoquent l’amour que porte la princesse de Monaco au prince de Condé. »

Betz devient l’un des lieux précurseurs des jardins structurés autour d’expériences. Entre 1781 et 1788, la princesse, aidée de son amant qui se décrit comme un « bourgeois de Betz », y fait aménager un jardin paysager unique en son temps, où se marient au sein de fabriques des vestiges anciens et des œuvres d’art créées de toutes pièces. Il est imaginé à partir d’un récit fictif qui le rattache à un chevalier croisé du XIIIe siècle, Thibaud de Nanteuil, tué en Palestine en 1270, et de sa fidèle épouse, Adèle de Crépy, laquelle l’attendait à Betz, où elle finit par le pleurer et lui offrir une sépulture. Les thèmes de l’absence, de la souffrance et de la fidélité évoquent l’amour que porte la princesse de Monaco au prince de Condé.

Hubert Robert et la princesse de Monaco

Pour accomplir son dessein, Marie Catherine fait appel à Hubert Robert. Ce dernier est marqué par les destructions de bâtiments médiévaux dont il est témoin à Paris et imagine une fabrique pittoresque d’un genre nouveau. On accédait par un pont en bois délabré à une haute tour. Après avoir grimpé les escaliers en ruine puis courageusement franchi le pont de bois grinçant sous les pas, le visiteur découvrait une vaste salle de réception médiévale miraculeusement intacte. Il pouvait aussi grimper au sommet de l’édifice qui offrait des points de vue panoramiques sur les jardins et le paysage.

Un projet dessiné par Hubert Robert, montrant une forteresse ruinée où les armoiries de la princesse de Monaco figurent au-dessus du pont-levis, prépare cette fabrique néogothique de Betz. Celle-ci est accompagnée par un pastiche d’ermitage où un « ermite d’ornement », faisant écho aux idéaux de solitude et de mélancolie développés par Rousseau, incarne l’authenticité factice des lieux mais sert aussi de guide touristique pour les visiteurs du jardin. Il suit un règlement édicté par la princesse et semble même s’y être plu car il demeure dans l’ermitage de Betz pendant la Révolution et observe même le règlement jusqu’à sa mort en 1811, à l’âge de 79 ans !

Hubert Robert (1733-1808), Vue animée d’une forteresse aux armes de la princesse de Monaco : projet pour les jardins de Betz, vers 1785. Pierre noire et estompe. Chantilly, musée Condé.

Hubert Robert (1733-1808), Vue animée d’une forteresse aux armes de la princesse de Monaco : projet pour les jardins de Betz, vers 1785. Pierre noire et estompe. Chantilly, musée Condé. Photo service de presse. © GrandPalaisRmn (Domaine de Chantilly) / Michel Urtado

L’émigrée Monaco…

La Révolution française frappe la princesse de Monaco et le prince de Condé de plein fouet. Dès le 17 juillet 1789, Condé, sa famille et la princesse de Monaco quittent Chantilly pour émigrer. Après Bruxelles et Turin, ils se rendent à Worms où l’implacable prince du sang prend rapidement la tête de l’une des principales armées de la contre-révolution ; la princesse de Monaco soutient la cause et suit Condé sur les routes d’une émigration ballottée dans l’Europe entière. La campagne de 1792 mène ainsi l’armée de Condé au cœur de l’Allemagne. En 1797, alors que l’Autriche fait la paix avec la France, le tsar Paul Ier de Russie propose à Condé d’entrer à son service avec les 4 500 hommes dont il dispose encore.

Claude Dejoux (1732-1816), Marie Catherine de Brignole-Sale, princesse de Monaco, 1783. Terre cuite sur piédouche en marbre. Paris, musée du Louvre.

Claude Dejoux (1732-1816), Marie Catherine de Brignole-Sale, princesse de Monaco, 1783. Terre cuite sur piédouche en marbre. Paris, musée du Louvre. Photo service de presse. © GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Franck Raux

… devenue princesse de Condé

Après la Russie et la Pologne, les épreuves ne cessent vraiment qu’à la faveur des dernières années plus pacifiques en Angleterre (1801-1813). C’est alors l’heure de la retraite pour le « vieux Condé en cheveux blancs ». Le couple s’installe à Wanstead House, une majestueuse et inconfortable demeure de style palladien, construite au début du XVIIIe siècle, située près de Londres dans le comté de l’Essex. Le 24 décembre 1808, alors qu’Honoré III de Monaco est mort en 1795, sa veuve peut enfin se remarier. Le prince de Condé a 72 ans et la princesse de Monaco 70. L’union des éternels amants est célébrée dans l’intimité à Wanstead House. L’émouvant contrat de mariage couronne plus de quarante ans d’un amour insensible aux épreuves et qui ne se dissipe qu’avec la mort de la princesse en 1813.

« De Monaco à Chantilly. Une princesse des Lumières en quête de liberté », jusqu’au 4 janvier 2026 au cabinet d’arts graphiques prince Amyn Aga Khan du musée Condé, château de Chantilly, 60500 Chantilly. Tél. 03 44 27 31 80. www.chateaudechantilly.fr

Catalogue, sous la direction de Mathieu Deldicque et Thomas Fouilleron, In Fine éditions d’art, 208 p., 35 €.