Edvard Munch à la vie, à l’amour, à la mort au musée d’Orsay

Edvard Munch, Désespoir (détail), 1892. Huile sur toile, 100 x 81 cm. Stockholm, Thieslka Galleriet. © Actu-culture.com / OPM
Le musée d’Orsay propose cet automne une grande rétrospective consacrée à Edvard Munch. Embrassant l’ensemble de la carrière de l’artiste, elle souligne la cohérence d’un art trop souvent réduit au Cri et met en avant la place charnière qu’il occupe dans la modernité.
Si l’œuvre d’Edvard Munch (1863-1944) est loin d’être inconnue, l’exposition qui s’ouvre au musée d’Orsay ambitionne d’être une rétrospective représentative de son ampleur et de sa complexité. Il y a trente ans, en 1991, l’institution s’était intéressée aux années parisiennes de l’artiste, marquées par sa découverte de l’impressionnisme. En 2011, le Centre Pompidou avait, lui, décidé de se focaliser sur le Munch du XXe siècle et de revenir sur son expérience de la photographie, du cinéma et du théâtre. Cette fois, l’idée est d’embrasser la totalité de la carrière du Norvégien – depuis ses débuts jusqu’à sa mort, mais plus principalement des années 1880 aux années 1920. La commissaire Claire Bernardi, directrice du musée de l’Orangerie, entend ainsi éviter l’écueil d’une opposition réductrice entre un Munch symboliste et un Munch expressionniste pour mieux souligner la grande cohérence de son œuvre dans laquelle les motifs ne cessent d’être repris et déclinés sans jamais pour autant entraver l’évolution du langage plastique.
« La progression de son art procède en effet davantage de la spirale que de la droite. »
Munch en 100 œuvres
Grâce à un partenariat avec le Munchmuseet ainsi qu’à plusieurs prêts du Nasjonalmuseet d’Oslo ou encore du musée de Bergen, ce sont pas moins d’une quarantaine de peintures et d’une soixantaine d’estampes et dessins qui sont offerts au regard du visiteur. Aux yeux de l’artiste, toutes ces productions avaient la même importance : Munch ne faisait pas de discrimination de principe entre les différents médiums et pourvu qu’une œuvre exprime ce qu’il avait en tête et dans son cœur – gravure coloriée ou huile sur toile –, elle était son « enfant », pour reprendre son propre terme. Chronologique, le parcours de l’exposition n’en est pas pour autant linéaire puisqu’il est traversé par la question centrale du cycle : le peintre développant très tôt un rapport quasi obsessionnel aux mêmes thèmes, la progression de son art procède en effet davantage de la spirale que de la droite.
Edvard Munch, Les jeunes filles sur le pont, 1918. Gravure sur bois et zincographie, 49,6 x 43 cm. Oslo, Munchmuseet. Photo service de presse. © CC BY 4.0 / Munchmuseet
D’Oslo à Paris
Fils d’un médecin militaire, Munch grandit à Christiania (qui devient Oslo à partir de 1924). Son enfance est rapidement endeuillée par les morts de sa mère et de sa sœur aînée Sophie. En 1880, encore adolescent, il décide d’abandonner ses études à l’École technique pour devenir peintre. Son père se montre réticent mais ne l’en soutiendra pas moins par la suite. Entré à l’École royale de dessin, il attire rapidement l’attention des peintres Christian Krohg et Fritz Thaulow, lequel lui permet d’obtenir une bourse d’étude et de séjourner une première fois à Paris, en 1885. Munch y retourne quatre ans plus tard, fréquente quelques semaines l’atelier de Léon Bonnat à l’École des beaux-arts, avant de s’installer à Saint-Cloud où il peint la Seine dans des compositions inspirées de l’impressionnisme.
« Projet majeur de la carrière de Munch, ensemble à géométrie variable, toujours en mouvement et en évolution, “La Frise de la vie” forme le cœur de l’exposition. »
Retour au pays
À son retour en Norvège, il réalise plusieurs portraits de sa famille, en particulier de ses sœurs Inger et Laura – alors que celle-ci vient d’effectuer un séjour à l’asile psychiatrique –, mais également de ses amis, tel Hans Jæger, figure centrale de la bohème de Christiania qui exerce sur lui une grande influence. Bien vite cependant, Munch dépasse l’intime pour aller vers le symbole, comme le montrent les tableaux accrochés dans la deuxième salle. Les personnages de Désespoir (1892), de Puberté (1895) ou de L’Enfant malade (1896) sont désormais moins des individus identifiables que des incarnations de sentiments, d’états ou d’émotions universels. Comptant parmi les premières œuvres princeps de Munch, elles vont donner lieu à de multiples variations dans les années qui suivent. Mais c’est davantage la migration d’un motif à un autre, plus que la reprise, qui est ici montrée. Seuls Le Baiser et Les jeunes filles sur le pont sont représentés plus loin dans plusieurs versions, notamment gravées.
Edvard Munch, Puberté, 1894. Huile sur toile, 151,5 x 110 cm. Oslo, Nationalmuseum. © Nasjonalmuseet
« La frise de la vie »
Projet majeur de la carrière de Munch, ensemble à géométrie variable, toujours en mouvement et en évolution, « La Frise de la vie » forme le cœur de l’exposition. Naturellement, elle ne peut y figurer que par extraits et allusions. Ces dernières – des croquis de plan d’accrochage de 1902 et de 1917-1924 – n’en sont pas moins essentielles pour saisir l’ambition de l’artiste et la logique qu’il poursuit obstinément. C’est en 1910 que Munch emploie pour la première fois l’expression pour désigner une sélection d’œuvres mettant en exergue l’amour, l’angoisse et la mort, mais il développe en fait ces motifs existentiels dès les années 1890. Après une exposition personnelle qui y a fait scandale à l’automne 1892, Munch s’installe à Berlin de 1893 à 1895. Là, il entreprend plusieurs tableaux décisifs, écrivant au peintre et collectionneur danois Johan Rohde : « Je travaille […] à des études destinées à une série thématique. […] Des œuvres qui sont pour l’instant peu compréhensibles vont, je crois, devenir plus lisibles une fois rassemblées – elles traiteront d’amour et de mort1 ».
L’exploration des médiums
Grâce à la controverse suscitée par son exposition à l’Equitable Palast, Munch jouit désormais d’une notoriété qui lui assure un accès facile aux ateliers et des moyens financiers plutôt confortables. Une monographie lui est consacrée et il réalise ses premières eaux-fortes et lithographies. Vampire (1895), Mélancolie (1894-1896) ou Le Lit de mort (1895) sont quelques-uns des sujets constituant « La Frise de la vie » à être présentés dans cette section centrale. Celle-ci est enrichie par plusieurs lithographies (Le Cri, Madone) et xylographies (Angoisse, Tête d’homme dans les cheveux d’une femme), versions graphiques des huiles absentes ou compositions directement dérivées. Si l’artiste fut durement éprouvé par les décès de ses proches, la folie de sa sœur Laura et ses propres relations amoureuses tourmentées – celle avec Tulla Larsen se termine en 1902 par un coup de revolver et une blessure à la main –, il ne faudrait pas déduire de cette « frise » qu’elle est tout entière tournée vers le désespoir et l’affliction. Comme l’illustre Métabolisme, où la présence de l’Arbre de vie est au moins aussi importante que les avatars d’Adam et Ève, la Weltanschauung de Munch est en fait vitaliste et nietzschéenne, très proche de l’« éternel retour ». « De ma carcasse en décomposition jailliront des fleurs – et je serai elles – Éternité2 », note-t-il ainsi en écho au Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885) du philosophe allemand. L’homme fait partie de la nature et après sa mort, il y aura une renaissance, le début d’un nouveau cycle de la vie.
Edvard Munch, Vampire, 1895. Huile sur toile, 91 x 109 cm. Oslo, Munchmuseet. Photo service de presse. © CC BY 4.0 / Munchmuseet
Munch et le théâtre
La section suivante de l’exposition s’intéresse à la collaboration d’Edvard Munch avec le monde du théâtre. En 1906, le metteur en scène autrichien Max Reinhardt, basé à Berlin, le contacte pour lui demander de bien vouloir réaliser les décors des Revenants, une pièce d’Ibsen qu’il entend monter pour inaugurer la toute première saison de ses Kammerspiele. Munch hésite d’abord, mais comme très vite Reinhardt revient à la charge et ajoute à cette première commande celle d’un décor pour l’une des salles de réception de son nouveau théâtre, il finit par accepter. Il exécute donc des esquisses pour la pièce de son compatriote tout juste décédé, qu’il admire particulièrement et qu’il a déjà servi lors d’un séjour parisien en réalisant deux programmes pour le Théâtre de l’Œuvre d’Aurélien Lugné-Poe. Devant le succès des représentations berlinoises, Munch conçoit aussi les décors d’Hedda Gabler quelques mois plus tard, en même temps qu’il commence ce qui sera appelé plus tard la Frise Reinhardt, un ensemble de douze peintures murales de largeur variable mais de hauteur unique et surtout unifiées par un même thème : des hommes et des femmes sur la plage d’Åsgårdstrand, une nuit d’été.
Edvard Munch, Esquisse pour un décor des Revenants d’Ibsen, pièce mise en scène par Reinhardt, 1906. Tempera sur toile sans apprêt, 60,5 x 102 cm. Oslo, Munchmuseet. Photo service de presse. © Photo : CC BY 4.0 / Munchmuseet
Le temps de l’introspection
Tout ce travail entrepris aux Kammerspiele n’est pas sans incidence sur sa propre production. Son introspection comme son sens de la dramaturgie s’en trouvent singulièrement accrus. Plusieurs de ses autoportraits de cette période évoquent le personnage éponyme d’Ibsen, John Gabriel Borkman. Mais c’est surtout dans l’ensemble que Munch lui-même intitule La Chambre verte – en raison de la représentation d’un même intérieur tapissé de papier peint de cette couleur – que se ressent le plus l’influence de la mise en scène. Dans cette dizaine de tableaux peints à l’été 1907 à Warnemünde, petite station balnéaire située au nord de Rostock, Munch tente de se remettre de sa liaison tragique avec Tulla Larsen. Haine, Jalousie ou encore La Meurtrière (1907) sont quelques-unes des toiles dont le thème comme la composition évoquent le théâtre naturaliste. Un espace clos, enserré par les murs et le plafond, une porte qui s’ouvre à l’arrière, des meubles : le drame peut se jouer. La table au premier plan, en partie coupée par le cadre, nous fait entrer dans la peinture, comme si nous étions nous aussi attablés, présents dans la pièce. Ce dispositif fait écho à la volonté de Max Reinhardt d’abolir la distance entre la scène et la salle, entre les comédiens ou, mieux encore, les personnages et les spectateurs.
Edvard Munch, Jalousie, 1907. Huile sur toile, 89 x 82,5 cm. Oslo, Munchmuseet. Photo service de presse. © CC BY 4.0 / Munchmuseet
Les grands décors
La rétrospective, et c’est un point à saluer particulièrement, se termine par le pan le plus méconnu de l’œuvre de Munch – et pourtant nullement secondaire : les grands décors. Du fait de leur format immense, les œuvres concernées voyagent très rarement, voire jamais. Le musée d’Orsay n’a donc pas réussi l’impossible – faire venir à Paris le décor mural de l’université d’Oslo –, mais ses équipes ont permis la réunion de plusieurs esquisses préparatoires aux proportions déjà considérables (plus de deux mètres de large). Dans une lettre à l’historien d’art suédois Ragnar Hoppe de février 1929, Munch se demande si le tableau de chevalet n’est pas voué à disparaître : « Car tous ces grands cadres, c’est toujours un art bourgeois pour salon […] arrivé dans le sillage du triomphe bourgeois après la Révolution française. Maintenant, c’est le temps des travailleurs – peut-être que l’art va à nouveau appartenir à tout le monde ? et qu’à nouveau il va prendre place sur les grands murs des bâtiments publics ?3 ». Mais c’est dès la première décennie du XXe siècle que l’artiste répond à ses premières commandes de décoration.
Edvard Munch, Nuit étoilée, 1922-1924. Huile sur toile, 120,5 x 100,5 cm. Oslo, Munchmuseet. Photo service de presse. © CC BY 4.0 / Munchmuseet
Entre commandes privées et autoportraits
Elles lui viennent d’abord de particuliers, notamment du collectionneur Max Linde. Cet ophtalmologue de Lübeck lui demande des peintures pour une pièce de sa demeure occupée majoritairement par ses enfants. Mais la réalisation de Munch ne lui agrée pas, sans que l’on en sache exactement la raison : est-ce à cause d’un baiser jugé inconvenant pour le jeune public auquel il est destiné ? Ou bien parce que les couleurs de l’ensemble ont paru trop vives pour les dimensions de la pièce ? Le désaccord jettera un froid durable entre les deux hommes. La commande de Reinhardt, qui arrive peu après, fait accéder Munch à l’espace public, suivie, dans son pays natal cette fois, par la décoration de la toute nouvelle aula construite pour le centenaire de l’université de Christiania. Il lui faudra cependant attendre de nombreuses années pour que le projet se concrétise : les peintures murales (deux fois plus grandes que les études préparatoires qui sont montrées) ne prendront place dans la salle des fêtes qu’en 1916. En un très bref épilogue, cette belle exposition s’achève avec deux émouvants autoportraits, l’un en vieillard hirsute (1943), dans des tons et une touche expressionnistes, alors que Munch n’a plus qu’un an à vivre, et l’autre in absentia (1922-1924), puisque seule son ombre se projette dans un paysage nocturne empli de silence et de recueillement.
Alma Mater, 1929. Huile sur toile, 91,5 x 198,5 cm. Oslo, Munchmuseet. Photo service de presse. © CC BY 4.0 / Munchmuseet
1 Cité dans Edvard Munch. L’œuvre sur papier, dir. Magne Bruteig et Ute Kuhlemann Falck, cat. expo., Bruxelles, Fonds Mercator, 2013, p. 132.
2 Edvard Munch. Archetypes, cat. expo., Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza, 2015, p. 49.
3 Cité dans Gerd Woll, Edvard Munch. Complete Paintings, cat. raisonné, Londres, Thames & Hudson, 2009, p. 28.
« Edvard Munch. “Un poème de vie, d’amour et de mort” », du 20 septembre 2022 au 22 janvier 2023 au musée d’Orsay, 1 rue de la Légion d’honneur, 75007 Paris. Tél. 01 40 49 48 14. www.musee-orsay.fr
Catalogue, RMN-Grand Palais, 256 p., 45 €.
À lire : Dossiers de l’Art n° 301, 80 p., 9,90 €.