Le média en ligne des Éditions Faton

Plongée au cœur du mystère Georges de La Tour au musée Jacquemart-André

Georges de La Tour (1593-1652), La Madeleine pénitente (détail), vers 1635-1640. Huile sur toile, 113 x 92,7 cm. Washington, National Gallery of Art.

Georges de La Tour (1593-1652), La Madeleine pénitente (détail), vers 1635-1640. Huile sur toile, 113 x 92,7 cm. Washington, National Gallery of Art. Photo service de presse. © Courtesy National Gallery of Art, Washington

Après les deux grandes expositions organisées au musée de l’Orangerie en 1972 et au Grand Palais en 1997 qui ont contribué à la redécouverte de Georges de La Tour, le musée Jacquemart-André réunit plus de la moitié de son corpus connu à ce jour. Des scènes diurnes aux célèbres nocturnes, il tente d’éclairer l’œuvre d’un des peintres les plus fascinants et les plus énigmatiques du XVIIe siècle.

Surgissant de l’obscurité, les figures de Georges de La Tour appartiennent à un monde en clair-obscur où les détails les plus modestes de la vie quotidienne, sublimés par une lueur mystérieuse, semblent prendre une valeur spirituelle.

Une lueur mystérieuse

Dès la première salle de l’exposition, La Femme à la puce impose sa présence magistrale. La représentation de cette humble servante qui écrase une puce entre ses ongles se transforme en un tableau de méditation. La simple chandelle qui illumine la scène la nimbe d’une atmosphère mystique et semble faire advenir le divin dans cette scène prosaïque. La riche symbolique de la lumière se révèle à travers les vingt-deux tableaux de Georges de La Tour (1593-1652) réunis dans l’exposition du musée Jacquemart-André. Aux côtés de quelques copies d’atelier et de tableaux de ses contemporains, ils forment plus de la moitié de l’œuvre de l’artiste lorrain identifié à ce jour. La présentation thématique explore tous ses sujets de prédilection, de ses scènes de genre diurnes aux nocturnes qui firent sa réputation.

« Dès la première salle de l’exposition, La Femme à la puce impose sa présence magistrale. »

Georges de La Tour (1593-1652), La Servante à la puce, dit aussi La Femme à la puce, vers 1632-1635. Huile sur toile, 123,3 x 89 cm. Nancy, palais des ducs de Lorraine – Musée lorrain.

Georges de La Tour (1593-1652), La Servante à la puce, dit aussi La Femme à la puce, vers 1632-1635. Huile sur toile, 123,3 x 89 cm. Nancy, palais des ducs de Lorraine – Musée lorrain. Photo service de presse. © palais des ducs de Lorraine – Musée lorrain, Nancy / photo Thomas Clot

Peintre des petits et des miséreux

Peintre de la réalité, Georges de La Tour décrit sans concession la misère et la détresse de ses Mangeurs de pois et de son Vielleur au chien. Il transcrit avec minutie leurs visages ravagés par la souffrance et leur confère une grande dignité et une profonde humanité, évitant autant le sentimentalisme que la caricature.

Georges de La Tour (1593-1652), Le Vielleur au chien, vers 1622. Huile sur toile, 186 x 120 cm. Bergues, musée du Mont-de-Piété.

Georges de La Tour (1593-1652), Le Vielleur au chien, vers 1622. Huile sur toile, 186 x 120 cm. Bergues, musée du Mont-de-Piété. Photo service de presse. © Philip Bernard – musée du Mont-de-Piété, Bergues

La redécouverte d’un peintre énigmatique

Après le décès de l’artiste, le nom de Georges de La Tour tomba dans l’oubli au point que ses tableaux furent attribués à Caravage, Rembrandt, Vermeer, Honthorst, Le Nain, Velázquez, Ribera, Zurbarán… L’œuvre de l’artiste ne fut redécouvert qu’au début du XXe siècle par l’historien Hermann Voss qui réussit à établir un lien entre Le Nouveau-Né du musée des Beaux-Arts de Rennes, Le Reniement de saint Pierre et L’Ange apparaissant à saint Joseph conservés au musée d’Arts de Nantes, et les recherches menées par Alexandre Joly au XIXe siècle dans les archives lorraines. Une quarantaine de tableaux a depuis été réattribuée à l’artiste, notamment grâce à l’exposition « Les peintres de la réalité en France au XVIIe siècle » en 1934, puis aux deux grandes expositions monographiques organisées au musée de l’Orangerie en 1972 et au Grand Palais en 1997. Aucun dessin préparatoire n’est attesté avec certitude, malgré quelques tentatives d’attribution. L’exposition du musée Jacquemart-André ne montre qu’une feuille récemment rattachée au corpus de l’artiste : le dessin d’un visage tourmenté d’un vieillard en prière, conservé à l’École nationale des Beaux-Arts de Paris, qui pourrait être rapproché des tableaux figurant le repentir de saint Pierre.

L’art du coloris et de la lumière

L’artiste utilise le même traitement frontal pour ses représentations de saints. Entre portraits idéalisés et images de dévotion, les figures isolées, souvent grandeur nature, semblent figées dans une attitude de recueillement, éclairées par une lumière froide sur un fond neutre. Avec une remarquable économie de moyens, Georges de La Tour parvient à transcrire une spiritualité intense. Son art de coloriste a été souligné par de récentes analyses selon lesquelles il aurait employé seulement quatre pigments (le blanc de plomb, le noir de carbone, l’ocre jaune et le vermillon) pour le Saint Thomas du Louvre. Le peintre a poussé la virtuosité jusqu’à rendre les nuances bleu ardoise du manteau de l’apôtre grâce à un subtil mélange de ces quatre teintes. Cette découverte permet d’expliquer en partie l’harmonie de l’œuvre. Parmi les bustes présentés dans l’exposition, le Saint Grégoire prêté par le Museu Nacional de Arte Antiga de Lisbonne constitue l’une des plus récentes réattributions à son atelier.

Georges de La Tour (1593-1652), Saint Thomas, vers 1636. Huile sur toile, 70 x 62 cm. Paris, musée du Louvre.

Georges de La Tour (1593-1652), Saint Thomas, vers 1636. Huile sur toile, 70 x 62 cm. Paris, musée du Louvre. © GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Mathieu Rabeau

Deux versions du Saint Jérôme pénitent

Le succès de ses toiles conduisit l’artiste à en réaliser un certain nombre de répliques, approfondissant toujours davantage ses sujets. La confrontation entre deux versions du Saint Jérôme pénitent, prêtées par le musée de Grenoble et le Nationalmuseum de Stockholm, fait ressortir un certain nombre de variations. Si, dans les deux toiles, une lumière crue souligne le corps décharné du saint, le tableau de Grenoble met davantage en valeur son dénuement, visible dans ses vêtements élimés, tandis que la version de Stockholm, probablement exécutée pour le cardinal de Richelieu auquel ferait allusion le chapeau cardinalice, présente des étoffes moins grossières, dans une gamme de couleurs plus éclatante.

Georges de La Tour et le caravagisme européen

Georges de La Tour aurait-il voyagé en Italie ? Se serait-il rendu aux Pays-Bas où des artistes comme Gerrit van Honthorst furent profondément influencés par le ténébrisme de Caravage ? La question de la formation du peintre lorrain continue de faire débat. Mais ses séjours à Paris où circulaient les œuvres d’artistes italiens et flamands, ainsi que la présence de L’Annonciation de Caravage dans la cathédrale de Nancy, ont certainement compté dans l’évolution de son art. Les tableaux virtuoses de Mathieu Le Nain (Le Reniement de saint Pierre), Jean Le Clerc (Concert nocturne), Hendrick ter Brugghen (Saint Pierre repentant), Adam de Coster (Le Reniement de saint Pierre) présentés dans l’exposition montrent l’importance de la veine caravagesque dans la peinture européenne du début du XVIIe siècle. Cette comparaison souligne la singularité avec laquelle Georges de La Tour adapte le clair-obscur dramatique, le réalisme sans concession ainsi que les sujets profanes et sacrés du maître italien pour les transformer en un langage personnel épuré. Il substitue une vision plus retenue, nimbée d’une profonde spiritualité intérieure, à l’emphase dramatique caractéristique de Caravage.

Le peintre des « nuits »

Plus encore que les scènes diurnes, ce furent les nocturnes qui émerveillèrent les contemporains de Georges de La Tour. Selon Dom Augustin Calmet, l’un des rares auteurs à évoquer le peintre dans sa Bibliothèque ou Histoire des hommes illustres qui ont fleuri en Lorraine publiée en 1751, « La Tour, natif de Lunéville, excellait dans les peintures des nuits. Il présenta au roi Louis XIII un tableau de sa façon, qui représentait un saint Sébastien dans une nuit ; cette pièce était d’un goût si parfait que le roi fit ôter en sa chambre tous les autres tableaux pour n’y laisser que celui-là ». Aujourd’hui disparu, ce chef-d’œuvre n’est connu que par des copies, comme le Saint Sébastien soigné par Irène prêté par le musée des Beaux-Arts d’Orléans.

Georges de La Tour (1593-1652), Les Joueurs de dés, vers 1640-1652. Huile sur toile, 92,5 x 130,5 cm. Stockton-on-Tees, Preston Park Museum and Grounds.

Georges de La Tour (1593-1652), Les Joueurs de dés, vers 1640-1652. Huile sur toile, 92,5 x 130,5 cm. Stockton-on-Tees, Preston Park Museum and Grounds. Photo service de presse. © Preston Park Museum and Grounds / Photograph by Simon Hill / Scirebröc

« En faisant de la lumière le véritable sujet de ses nocturnes, Georges de La Tour parvient à leur insuffler une profonde intensité spirituelle. »

Une multiplication d’effets

En faisant de la lumière le véritable sujet de ses nocturnes, Georges de La Tour parvient à leur insuffler une profonde intensité spirituelle. Il multiplie les effets, plaçant une bougie au premier plan, en position centrale, pour créer un clair-obscur dramatique dans Job raillé par sa femme, ou cachant la source lumineuse, dissimulée par le bras ou la main d’un personnage dans Les Joueurs de dés ou Le Reniement de saint Pierre, ou encore masquant à moitié une chandelle dans La Madeleine pénitente. Il en tire des jeux de transparence et de contre-jour, encore complexifiés par des vibrations lumineuses ou des reflets dans un miroir. Sa virtuosité technique culmine dans la représentation des flammes, droites ou vacillantes, mais toujours irisées de multiples nuances.

Georges de La Tour (1593-1652), La Madeleine pénitente, vers 1635-1640. Huile sur toile, 113 x 92,7 cm. Washington, National Gallery of Art.

Georges de La Tour (1593-1652), La Madeleine pénitente, vers 1635-1640. Huile sur toile, 113 x 92,7 cm. Washington, National Gallery of Art. Photo service de presse. © Courtesy National Gallery of Art, Washington

Un nourrison qui ne dit pas son nom

Dans Le Nouveau-Né, la clarté semble émaner directement du nourrisson, transformant cette scène domestique, dépourvue de toute référence religieuse explicite, en une représentation de la Vierge à l’Enfant avec sainte Anne. L’immobilité des figures et la palette restreinte, limitée aux bruns et aux rouges qui se détachent sur un fond neutre, accentuent cette atmosphère de recueillement dans un silence presque palpable.

Georges de La Tour (1593-1652), Le Nouveau-né, vers 1645. Huile sur toile, 76,7 x 95,5 cm. Rennes, musée des Beaux-Arts.

Georges de La Tour (1593-1652), Le Nouveau-né, vers 1645. Huile sur toile, 76,7 x 95,5 cm. Rennes, musée des Beaux-Arts. Photo service de presse. © Rennes, musée des Beaux-Arts

« Dans Le Nouveau-Né, la clarté semble émaner directement du nourrisson, transformant cette scène domestique, dépourvue de toute référence religieuse explicite, en une représentation de la Vierge à l’Enfant avec sainte Anne. »

Une stylisation accrue

Les derniers tableaux de Georges de La Tour montrent l’évolution toujours plus radicale de sa technique picturale. Ils se caractérisent par une stylisation accrue des formes, aux accents presque modernes. Les volumes simplifiés du corps du Saint Jean-Baptiste dans le désert, rendus par un camaïeu de bruns et d’ocres, surgissent de l’obscurité grâce à un mystérieux éclairage latéral dont la source demeure invisible. Cette œuvre ultime manifeste au plus haut degré l’art de l’ombre et de la lumière qui constitue l’essence même de l’art de Georges de La Tour.

Une chronologie encore obscure

La chronologie de l’œuvre de Georges de La Tour demeure incertaine car on ne compte que trois tableaux portant des dates lisibles : Les Larmes de saint Pierre (Cleveland, Museum of Art) daté de 1645, Le Souffleur à la pipe (Tokyo, Tokyo Fuji Art Museum, cf. notre couverture) de 1646 et Le Reniement de saint Pierre (Nantes, musée d’Arts) de 1650. Si on a longtemps estimé que Georges de La Tour avait peint des scènes diurnes au début de sa carrière, puis s’était spécialisé à partir des années 1630 dans les nocturnes qui firent sa renommée, il semblerait que cette distinction doive être nuancée.
Le cas de L’Argent versé (Lviv, Borys Voznytskyi Lviv National Art Gallery) est emblématique de ces difficultés de datation. Les analyses scientifiques ont mis au jour une technique préparatoire caractéristique des œuvres de jeunesse pour cette scène nocturne, animée par un spectaculaire clair-obscur. Différentes hypothèses ont été avancées pour tenter d’élucider cette question : s’agirait-il du premier chef-d’œuvre nocturne de Georges de La Tour, ce qui pourrait remettre en cause les dates supposées des autres « peintures de nuits » ? Ou faudrait-il privilégier une datation plus tardive pour l’exécution de ce tableau ? Malheureusement les deux derniers chiffres de la date (1621 ou 1634 ?) qui accompagne la signature demeurent illisibles, malgré tous les examens techniques.

« Georges de La Tour. Entre ombre et lumière », jusqu’au 26 janvier 2026 au musée Jacquemart-André, 158 boulevard Haussmann, 75008 Paris. Tél. 01 45 62 11 59. www.musee-jacquemart-andre.com

Catalogue, éditions Hazan, 208 p., 39 €.