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Exposition Louis XV à Versailles (5/13). Un roi bâtisseur

Le pavillon français de Trianon.

Le pavillon français de Trianon. © Alamy banque d’images / UlyssePixel

Comme l’amour, la guerre et la chasse, les rois Bourbons ont toujours aimé l’art de bâtir, propre à assurer leur renommée et celle du royaume. Henri IV, avec les châteaux de Fontainebleau, de Saint-Germain-en-Laye et du Louvre, comme Louis XIV, avec le palais des Tuileries, Versailles, Trianon et Marly, ont donné à la Monarchie une solide armature de pierre. Avec son caractère propre, et une geste moins démonstrative, Louis XV n’échappe pas à cette tradition et mérite d’être salué pour l’héritage architectural qu’il a légué à la France.

La première moitié du règne, qui s’étire de la Régence à la mort du cardinal de Fleury, est un temps presque immobile dans l’architecture royale, situation due en partie aux lourdes dettes du règne précédent, et aussi à la sage administration du bon Hercule. Louis XV, qui a commencé son règne aux Tuileries, palais abandonné, retourne à Versailles en 1722. Pendant vingt ans, il y fait travailler seulement aux décors intérieurs, qui oscillent entre achèvement d’esprit louisquatorzien (salon d’Hercule) et création originale (la chambre à coucher et le bureau d’angle du roi…), décors inspirés où les Gabriel père et fils font merveille, avec l’ornemaniste Jacques Verbeckt.

L’aile dite Gabriel au château de Versailles.

L’aile dite Gabriel au château de Versailles. © Trizek – CC BY-SA 3.0

Le roi en ses demeures, entre Fontainebleau…

Durant cette période, seuls deux chantiers peuvent être mis au compte du roi. Le plus important touche le château de Fontainebleau, qui fait l’objet d’un projet d’envergure, conduit par Jacques V Gabriel, premier architecte du roi : d’une part, la reconstruction de l’aile droite de la cour du Cheval blanc (1739-1740, dite aujourd’hui aile Louis XV, récemment restaurée) et de nouvelles écuries aux Héronnières, qui attendent aujourd’hui une renaissance après des années d’abandon. Son fils Ange Jacques proposera plus tard, en vain, d’achever la reconstruction des autres ailes de la grande cour, ne réalisant finalement que le gros pavillon sur la cour de la Fontaine (1750-1755). Moins connu, le chantier de transformation de la Muette, ce petit château situé dans le bois de Boulogne que Louis XV avait fréquenté dans sa jeunesse, est organisé par reconstructions successives entre 1737 et 1746. L’édifice, qui a laissé son nom à un quartier de Paris, a complètement disparu au début du XXe siècle.

…Versailles…

Il faut attendre la fin des années 1740 et la paix d’Aix-la-Chapelle pour voir le roi prendre des initiatives plus importantes pour ses demeures. À Versailles, tout d’abord : travaux au Trianon de marbre ; création du pavillon du Jardin français (1749) puis du pavillon du Salon frais (1751), ; réalisation du Petit Trianon (1762-1769), le chef-d’œuvre d’Ange Jacques Gabriel apprécié du roi qui le cite comme modèle et dont le plan subtil marque le retour vers le « grand goût » (voir « Le Petit Trianon »), et de l’opéra royal, inauguré en 1770 (voir « L’opéra royal : l’ultime chantier du règne »). Pour finir relance du grand dessein touchant les cours du château, projet ambitieux qui sera commencé seulement en 1771 pour être arrêté quatre ans plus tard… En effet, lancé trop tard dans le règne, ce plan visant à reconstruire la façade du château sur l’entrée se brise dès 1775, laissant l’édifice dans un état de collage stylistiquement complexe.

Le pavillon du Jardin français à Trianon.

Le pavillon du Jardin français à Trianon. © Alamy banque d’images / UlyssePixel

… et Compiègne

À Compiègne également, vieille bâtisse où Louis XIV se trouvait logé « en paysan », le premier architecte reçoit la commande d’une reconstruction complète, sur un dessin austère proche de celui adopté à Versailles, chantier lancé en 1751 et qui s’étirera jusqu’en 1789. Le caractère de Louis XV le pousse à aimer cependant une échelle architecturale moins grandiose que son arrière-grand-père. Il achète ainsi en 1739 le château de Choisy, en bord de Seine, bâti deux générations plus tôt pour la Grande Mademoiselle par Gabriel IV, le grand-père d’Ange Jacques, et doté d’un grand jardin. Il s’y plaît tant qu’il le fait moderniser et lui ajoute un « petit château » (1754-1756, détruit). Le même Gabriel est l’auteur de la seule résidence bâtie a novo pour Louis XV, le château de Saint-Hubert (1755-1758), près de Rambouillet ; s’il a entièrement disparu, on en retrouve l’esprit de maison de chasse aux pavillons de la Muette et du Butard, heureusement conservés.

Ange Jacques Gabriel

Si l’on considère qu’être un bon courtisan n’empêche pas d’avoir du génie, Ange Jacques Gabriel est bien, comme Jules Hardouin-Mansart son lointain parent, un des plus grands architectes français. Issu d’une vieille famille normande de maîtres d’œuvre montés à Paris au XVIIe siècle, cousin des Mansart et fils d’un père parvenu à la charge de premier architecte du roi en 1735, Gabriel est, au sens propre comme au sens artistique, un héritier – ce que montre avec subtilité son buste par Lemoyne. Né à Paris en 1698, il a gravi tous les échelons de la carrière dans les Bâtiments du roi : inspecteur à Versailles en 1721, contrôleur des Bâtiments et académicien en 1728, il devient premier architecte en 1742 ainsi que directeur de l’Académie royale d’architecture. N’ayant jamais fait le voyage d’Italie, il jouit à l’inverse d’une vaste connaissance de l’architecture royale et en possède intimement toutes les qualités, au premier rang desquelles l’art de composer et plus encore celui de profiler. Attaqué de son vivant par la jeune génération d’architectes pétris de palladianisme et du goût à l’antique, il se retire à l’avènement de Louis XVI et meurt en 1782. Un siècle plus tard, le goût des élites pour le « style Gabriel » lui offrira une fortune posthume, dont témoignent le château de Voisins ou le musée Nissim de Camondo.

Jean-Baptiste II Lemoyne, Ange Jacques Gabriel, premier architecte du roi, vers 1750. Marbre, 76 x 59,5 x 32 cm. Paris, musée du Louvre.

Jean-Baptiste II Lemoyne, Ange Jacques Gabriel, premier architecte du roi, vers 1750. Marbre, 76 x 59,5 x 32 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN / Musée du Louvre – H. Lewandowski

Une capitale à reconquérir

Demeurée capitale du royaume malgré l’absence du roi, Paris n’échappe pas à ce phénomène de temps suspendu des débuts du règne, alors même qu’en province, Rennes, Bordeaux, et bientôt Nancy, rendaient hommage au souverain. Dans cette capitale sans chantiers royaux, à l’exception de la reconstruction de la Chambre des comptes du Palais (1738), la Monarchie tend ainsi à s’effacer de l’espace public, que Louis XIV avait si fortement marqué. Là encore, la paix d’Aix-la-Chapelle permet à la Couronne d’imaginer une reprise en main de la ville sur le plan monumental. Quatre chantiers que l’on pourrait qualifier d’identitaires sont lancés quasiment simultanément, attestant la nécessité pour le roi de réoccuper l’espace parisien, à défaut de pouvoir séduire son esprit. 

La place royale 

C’est d’abord celui d’une nouvelle place royale, dédiée à Louis « le Bien-Aimé », dont la Ville commande la statue équestre à Bouchardon. Quel emplacement lui donner ? La Couronne laisse une sorte de concours se développer, avant d’en venir à un terrain vague situé entre les Tuileries et l’avenue des Champs-Élysées, là où le duc d’Antin avait déjà rêvé d’une place royale en 1719… Après une consultation des architectes de l’Académie en 1753, Gabriel sera chargé de synthétiser deux ans plus tard les meilleures idées des projets pour aboutir à la place Louis XV, notre Concorde : l’espace est bordé au nord par deux palais monumentaux, dont l’un abritera le Garde-Meuble. L’ensemble est inauguré en 1770 avec les fêtes du mariage du Dauphin. Splendide échec urbain du règne, la place Louis XV est si vaste que la statue du souverain, pourtant sa raison d’être, est à peine perceptible au centre.

Nicolas Pérignon, Vue générale de la place Louis XV depuis la Seine, vers 1770. Plume et encre de Chine, aquarelle et gouache, 28,7 x 51,8 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France.

Nicolas Pérignon, Vue générale de la place Louis XV depuis la Seine, vers 1770. Plume et encre de Chine, aquarelle et gouache, 28,7 x 51,8 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France. © BnF

L’église de la Madeleine

À partir de 1757, une grande église dédiée à la Madeleine est projetée à l’extrémité nord de la rue Royale, dont est chargé l’architecte Pierre Contant d’Ivry. Une École militaire, voulue par Mme de Pompadour, est ensuite projetée en 1749 dans la plaine de Grenelle, comme un écho aux Invalides : confié à Gabriel, cet ensemble doit prendre place au sud d’un vaste terrain laissé en nature, le Champ-de-Mars, terrain d’exercice des élèves-officiers. Faute d’un financement stable, le chantier s’étire et ne prend forme qu’en 1769 avec la construction du bâtiment central, le « château ».

Le Louvre

En 1755, c’est au tour du Louvre de connaître des travaux, après un long sommeil de plus de 80 ans : apostrophée par Étienne La Font de Saint-Yenne dans L’Ombre du Grand Colbert (1749) sur l’inachèvement du palais parisien, la Couronne lance le dégagement et la restauration de la Colonnade, chef-d’œuvre invisible dont le dévoilement, immortalisé par le peintre Demachy, ajoute en quelque sorte un nouveau monument de Louis XIV en plein Paris de Louis XV.

« Sa Majesté ne respire qu’avec des plans et des dessins sur sa table. »

Marquis d’Argenson, 10 septembre 1752

Soufflot et la nouvelle génération

Si ces trois édifices sont fortement marqués du sceau de la continuité avec le Grand Siècle et les modèles de l’architecture royale qu’avait illustrée Jules Hardouin-Mansart, le quatrième et dernier chantier, celui de la nouvelle église abbatiale Sainte-Geneviève occupe une place à part. Elle est commandée non à Gabriel, mais à l’architecte Soufflot. Placé au sommet de la montagne Sainte-Geneviève, l’édifice, le plus ambitieux de l’architecture française et sans doute européenne du temps, domine la capitale, marquant le lieu du tombeau de la sainte patronne de Paris. Avec son plan en croix grecque, très rare, et sa façade en forme de portique de temple antique, la nouvelle Sainte-Geneviève marque une véritable rupture avec la grande tradition de l’architecture royale. Pour marquer l’importance de cette église, le roi vient en personne poser la première pierre, en compagnie de Marigny et de Soufflot. À cette occasion, une maquette de la future façade à l’échelle un a été dressée pour permettre au roi de visualiser l’effet attendu. Le roi intervient également, de manière moins lisible aujourd’hui, dans des chantiers que l’on pourrait faire relever de l’édilité. S’il n’est pour rien, ou presque, dans la réalisation du théâtre de l’Odéon, rive gauche, qui prend la place de l’ancien hôtel de Condé, on doit à la Couronne trois édifices liés à l’enseignement et à la science, toujours en fonction aujourd’hui : les écoles de droit de Soufflot (1769), face à Sainte-Geneviève, puissant édifice concave qui structure l’espace urbain devant l’église ; le nouveau Collège de France, dû au jeune architecte Chalgrin (1772) ; enfin le Collège de chirurgie (École de médecine), réalisé à partir de 1771 par Jacques Gondouin dans un style en nette rupture avec la tradition française. Ces deux derniers édifices seront achevés par Louis XVI.

Pierre Antoine Demachy, Cérémonie de la pose de la première pierre de la nouvelle église Sainte-Geneviève, le 6 septembre 1764, 1765. Huile sur toile, 81 x 129 cm. Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris.

Pierre Antoine Demachy, Cérémonie de la pose de la première pierre de la nouvelle église Sainte-Geneviève, le 6 septembre 1764, 1765. Huile sur toile, 81 x 129 cm. Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris. © CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris

Le marquis de Marigny

Né à Paris en 1727, élevé dans le milieu de la finance, Abel François Poisson est introduit à la cour en 1745 par sa sœur aînée, Mme  de Pompadour. Malgré ses origines roturières (il se fait alors appeler « M. de Vandières »), il devient proche du roi, qui lui donne en survivance la prestigieuse charge de directeur des Bâtiments du roi. C’est dans cette perspective qu’il effectue, de 1749 à 1751, un long séjour en Italie, destiné à former son goût, et qu’il parcourt la péninsule avec Cochin, l’abbé Leblanc et l’architecte Soufflot, dont il sera ensuite le puissant protecteur. Devenu effectivement directeur des Bâtiments en 1751, titré marquis de Marigny à partir de 1754, il déploie une grande activité et conduit les affaires de son département avec énergie et une intelligence que contrebalance un caractère ombrageux. Marigny est également un grand collectionneur et un amateur de peinture, fin connaisseur des tensions théoriques qui traversent alors la création artistique, entre tradition rénovée et revival antique ; il joue enfin un grand rôle dans les réflexions qui conduiront Louis XVI à fonder le musée du Louvre. À sa démission en 1773, il partage son temps entre Ménars, château hérité de sa sœur où il fait travailler Soufflot, et Paris, où il meurt, place des Victoires, en 1781. Son portrait par Louis Toqué le représente debout face au spectateur, théâtralisé à la Rigaud, incarnant la charge de directeur des Bâtiments du roi, richement vêtu, et désignant d’une main les plans de l’École militaire, un édifice commandé à Gabriel.

Louis Tocqué, Abel François Poisson, marquis de Marigny, 1755. Huile sur toile, 137,5 x 104 cm. Versailles, musée national du château de Versailles et de Trianon.

Louis Tocqué, Abel François Poisson, marquis de Marigny, 1755. Huile sur toile, 137,5 x 104 cm. Versailles, musée national du château de Versailles et de Trianon. © RMN / Château de Versailles – C. Fouin

Le goût du roi ?

À la différence de la peinture, de la sculpture ou du mobilier, saisir le goût personnel d’un souverain en matière d’architecture est délicat. Il faut pouvoir aller au-delà des modes du temps, du goût partagé d’une époque, enfin tenir compte de la mécanique complexe de fabrication de l’architecture royale, qui passe par bien des filtres administratifs et techniques, avant même l’esthétique. La question est d’autant plus difficile que le règne de Louis XV a été traversé de courants contraires et d’injonctions opposées, fragilisant fortement l’étiquette commode en apparence de « style Louis XV ». Celle-ci renvoie, de fait, à la première partie du règne, qui voit l’épanouissement jusqu’en 1750 environ des formules mises au point dans les années 1690-1700, autour de Jules Hardouin-Mansart et des Bâtiments du roi – en quelque sorte un long siècle de Louis XIV, peuplé d’édifices qui se ressemblent. Y dominent les monumentales façades de pierre blonde, que structurent des avant-corps concentrant les ordres et les ornements, sous de grands combles brisés couverts d’ardoises, souvent rythmés de dômes carrés ou à l’impériale. Hôtels particuliers, grandes abbayes ou châteaux en témoignent admirablement. La décoration intérieure, née dans la même période du règne tardif du Roi-Soleil, se fonde sur un système où triomphent les boiseries blanc et or, aux ornements sculptés de plus en plus virtuoses.

Vue du pavillon de Louveciennes, vers 1780. Plume et encre noire, aquarelle, 18 x 39,2 cm. Londres, British Library.

Vue du pavillon de Louveciennes, vers 1780. Plume et encre noire, aquarelle, 18 x 39,2 cm. Londres, British Library. © British Library / Bridgeman Images

Une nouvelle esthétique

Une rupture se produit au mitan du siècle, autant par épuisement des formules précédentes que par désir de nouveauté et curiosité archéologique. Lorsque le duc de Croÿ demande à Louis XV, en bon courtisan, en quel style il faut bâtir, le roi désigne comme modèle le pavillon du Jardin français, œuvre de Gabriel. Un manifeste du retour au grand goût versaillais, d’avant les excès de la rocaille et des fantaisies dont on se lasse dans les milieux proches de Marigny. Alors s’ouvre une période de tensions, qui voit émerger un nouveau style, marqué du sceau de l’antique et du palladianisme, vivifié par la jeune garde des architectes formés à Rome ou en rupture de tradition, comme Ledoux. Le roi, pourtant si proche de Gabriel, défend le parti audacieux du jeune architecte Claude Nicolas Ledoux qui se fait remarquer du souverain, fin connaisseur d’architecture, grâce au petit pavillon de Louveciennes où éclatent son talent et son goût palladien, avant de le soutenir à la saline d’Arc-et-Senans, dernier grand chantier du règne. Monument aussi utile que grandiose, la saline royale, établie en Franche-Comté, forme le contrepoint des chantiers des résidences royales franciliennes. Ce monument des Lumières marque le point de rupture entre deux époques et deux styles. Fascinant maître d’ouvrage que ce roi, qui aura commencé dans les grâces insouciantes de la rocaille pour finir avec les formidables bossages d’une fabrique où l’architecture devient métaphysique.

« Louis XV. Passions d’un roi », du 18 octobre 2022 au 19 février 2023 au château de Versailles, place d’Armes 78000 Versailles. Tél. 01 30 83 75 05. www.chateauversailles.fr

Catalogue sous la direction de Yves Carlier et Hélène Delalex, In Fine / Château de Versailles, 496 p., 49 €.