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Exposition Louis XV à Versailles (7/13). L’épanouissement de la rocaille

Extrémité de la galerie de l’hôtel de Toulouse à Paris, aujourd’hui siège de la Banque de France.

Extrémité de la galerie de l’hôtel de Toulouse à Paris, aujourd’hui siège de la Banque de France. © Photo12 – G. Targat

Le goût rocaille, qui connut un apogée sous le règne de Louis XV, est l’un des courants artistiques les plus complexes qui soient. Porté par le renouveau du décor intérieur qui accompagna les chantiers architecturaux des années 1720-1740, il s’épanouit dans les boiseries d’ornement avant de déployer sa fantaisie dans tous les arts décoratifs.

La rocaille doit son nom à un motif décoratif emprunté à l’art des jardins et connu depuis l’époque de la Renaissance. Propre à la France, on l’appelle au XVIIIe siècle le goût « pittoresque » ou « gothique ». On la distingue clairement aujourd’hui du rococo européen qui en est comme le prolongement. On ne peut l’associer complètement au règne de Louis XV car ses premières occurrences apparaissent sous la Régence et, dès le milieu des années 1750, une vive réaction à ses excès se produit, sous la forme du goût « à la grecque », la première phase du néoclassicisme français.

Façade sur cour de l’hôtel de Matignon.

Façade sur cour de l’hôtel de Matignon. © Photo12 – G. Targat

Paris sous la Régence : un nouveau théâtre

Le goût rocaille, c’est d’abord un état d’esprit qui naît à Paris sous la Régence et bénéficie de nombreuses circonstances favorables. Dès la mort de Louis XIV, en 1715, se produit en effet un premier rejet du style de la fin du Grand Siècle, jugé solennel et compassé. Les dernières années du règne ont vu disparaître presque tous les descendants directs du roi. Le mécénat royal s’est beaucoup ralenti alors que s’achève le dernier grand chantier versaillais du règne, celui de la chapelle royale. Versailles n’est plus désormais le principal foyer artistique du royaume, remplacé par Paris qui a reconquis son rôle de capitale, à la suite de la décision du régent de s’installer au Palais-Royal. Malgré les soubresauts provoqués par l’échec du système de Law, la période de la Régence est extrêmement propice à la reprise économique. La France est le pays le plus peuplé d’Europe et l’un des plus prospères. Paris devient alors la capitale européenne de l’architecture et des métiers d’art, et il n’est pas un grand seigneur ou un financier de renom qui n’y fasse élever un hôtel ou même un palais. On construit beaucoup à Paris dans le premier tiers du XVIIIe siècle. L’hôtel de Matignon, élevé par Jean Courtonne de 1722 à 1724, peut être considéré par ses partis pris architecturaux comme l’un des premiers exemples de cette frénésie nouvelle. La province n’est pas en reste, à Bordeaux où Jacques V Gabriel élève entre 1729 et 1742 l’admirable place Royale, actuelle place de la Bourse, mais aussi à Rennes, à Nantes, à Lyon ou encore à Dijon qui bénéficient des initiatives de princes du sang, d’intendants, de parlementaires ou de fermiers généraux particulièrement actifs.

 La place de la Bourse à Bordeaux.

La place de la Bourse à Bordeaux. © Alamy banque d’images – R. Mullan

Le nouveau statut du décor intérieur

Tous ces grands chantiers sont à l’origine de commandes nouvelles de mobilier et d’un renouvellement profond du décor. Le goût rocaille s’épanouit alors que la distribution intérieure de ces nouvelles demeures devient de plus en plus complexe et un vrai sujet d’étude pour les théoriciens de l’architecture comme Jacques François Blondel. Un raffinement inédit et un souci nouveau du confort et de la commodité contribuent largement à cette évolution. La spécialisation des lieux et le goût naissant pour l’intimité font apparaître des espaces jusque-là inconnus dans les appartements et aboutissent à une plus grande diversité des pièces de mobilier et à la création de nouveaux types de décor : lambris sculptés peints ou dorés, mais aussi bronze doré, désormais omniprésent dans le décor, le mobilier et les objets d’art. L’orfèvrerie, la céramique, les textiles bénéficient aussi de cette évolution qui fait une large place à l’asymétrie, à la courbe et à la contre-courbe. Un répertoire extrêmement fantaisiste d’ornements naturalistes, zoomorphes ou exotiques est développé par des architectes, des ornemanistes, des sculpteurs ou des orfèvres de talent, comme Germain Boffrand, Gilles Marie Oppenordt, Nicolas Pineau, Alexis Peyrotte, Jacques de Lajoüe ou encore Juste Aurèle Meissonnier, qui diffusent leurs travaux dans toute l’Europe par le biais de la gravure ou par les commandes dont ils bénéficient.

 Nicolas Pineau, Projet de cartouche orné de rocailles et fleurs, vers 1735. Graphite, plume et encre noire sur papier vergé, 21,8 x 16 cm. Paris, MAD – musée des Arts décoratifs.

Nicolas Pineau, Projet de cartouche orné de rocailles et fleurs, vers 1735. Graphite, plume et encre noire sur papier vergé, 21,8 x 16 cm. Paris, MAD – musée des Arts décoratifs. © MAD Paris / akg-images

 

Un répertoire ornemental d’une fantaisie inouïe

La plupart des historiens s’accordent aujourd’hui pour penser que le goût rocaille se développe de manière décisive dans le décor intérieur et les arts décoratifs parisiens dans les années 1730, mais qu’une partie de son répertoire ornemental et un goût nouveau pour les lignes sinueuses et chantournées qui lui est intimement associé étaient déjà apparus dans l’architecture à l’époque de la Régence. L’intrusion la plus éclatante et la plus précoce de ce nouveau répertoire dans le décor intérieur réside dans la transformation radicale de la galerie de l’hôtel de Toulouse, menée sous la direction de Robert de Cotte par Mathieu Le Goupil et François Antoine Vassé pour Louis Alexandre de Bourbon, comte de Toulouse, de 1713 à 17181. Les charges d’amiral de France et de grand veneur du commanditaire sont à la source des sujets marin et cynégétique et de l’extraordinaire bestiaire qui ponctuent les lambris situés aux extrémités et tout au long des travées de la galerie, où des coquilles de toutes sortes font une entrée remarquée.

Galerie de l’hôtel de Toulouse à Paris, aujourd’hui siège de la Banque de France.

Galerie de l’hôtel de Toulouse à Paris, aujourd’hui siège de la Banque de France. © Photo12 – G. Targat

L’exemple de l’hôtel de Soubise

Au début du règne de Louis XV, l’un des exemples parisiens les plus emblématiques de ce recours aux lignes courbes concerne les aménagements réalisés dans les années 1730 à l’hôtel de Soubise. Celui-ci, élevé entre 1705 et 1708 par l’architecte Jean Delamair pour François de Soubise, est remanié en profondeur trente ans plus tard par Germain Boffrand pour son fils, le prince Hercule Mériadec de Rohan-Soubise. Dans le salon de la princesse, au premier étage, les boiseries exécutées par Jacques Verbeckt sur les dessins de Boffrand constituent un écrin d’une extrême modernité, où une corniche virevoltante ne joue plus qu’un rôle décoratif destiné à magnifier le cycle de Charles Natoire dédié à l’histoire de Psyché.

Les boiseries exécutées par Jacques Verberckt d’après Boffrand pour le salon de l’hôtel de la princesse de Soubise encadrent les peintures de Charles Natoire sur l’histoire de Psyché.

Les boiseries exécutées par Jacques Verberckt d’après Boffrand pour le salon de l’hôtel de la princesse de Soubise encadrent les peintures de Charles Natoire sur l’histoire de Psyché. © Archives nationales de France

La rocaille à Versailles

Le goût rocaille s’introduit en revanche avec prudence à Versailles à l’occasion des aménagements voulus à partir de 1729 par le jeune Louis XV et menés par le premier architecte, Robert de Cotte, dans la chambre de la Reine, puis de façon beaucoup plus éclatante à partir de 1738 dans l’appartement intérieur du Roi, aménagé dans l’ancien appartement de collectionneur de Louis XIV sous la houlette d’Ange Jacques Gabriel.

 Un trumeau de la chambre de la Reine à Versailles.

Un trumeau de la chambre de la Reine à Versailles. © RMN / Château de Versailles – C. Fouin

Variations sur la nature

Une composante essentielle du goût rocaille réside dans l’imitation de la nature et se manifeste par la présence d’une multitude d’ornements naturalistes dans des domaines très variés comme le mobilier de menuiserie ou d’ébénisterie, les boiseries, le bronze doré, l’orfèvrerie, la porcelaine, la faïence, le textile… Les œuvres sont truffées de fleurs peintes ou sculptées, de rocailles, de coquilles, de palmes et de palmiers, de cartouches, de dragons, de chimères…, bénéficiant d’un goût prononcé pour l’exotisme en plein développement. Dans le Dictionnaire universel de 1752, le mot rocaille désigne « un assemblage de plusieurs coquillages avec des pierres inégales et mal polies, qui se trouvent autour des rochers et qui les imitent. C’est une composition d’architecture rustique, qui imite les rochers naturels, et qui se fait de pierres trouées, de coquillages et de pétrifications de diverses couleurs comme on en voit aux grottes et bassins de fontaine ».

Jacques-François Blondel, d’après Nicolas Pineau, Décoration de Cheminée, accompagnée d’un riche lambris, propre pour une Gallerie. À Paris chez Mariette rue S. Jacques aux Colonnes d’Hercules. Planche 2 de la série Décoration de Cheminée pour un grand Apartement, tirée de J. Mariette, Architecture Françoise, t. III, Paris, 1738. Eau-forte, 33 x 23 cm. Paris, bibliothèque de l’INHA.

Jacques-François Blondel, d’après Nicolas Pineau, Décoration de Cheminée, accompagnée d’un riche lambris, propre pour une Gallerie. À Paris chez Mariette rue S. Jacques aux Colonnes d’Hercules. Planche 2 de la série Décoration de Cheminée pour un grand Apartement, tirée de J. Mariette, Architecture Françoise, t. III, Paris, 1738. Eau-forte, 33 x 23 cm. Paris, bibliothèque de l’INHA. © INHA / Licence ouverte Etalab

Distorsion des formes

La coquille, déjà connue – notamment dès 1701 dans l’antichambre de l’Œil-de-Bœuf à Versailles –, se trouve désormais déclinée en une multitude d’expressions par les ornemanistes. Ce motif permet le mouvement, l’asymétrie, la distorsion. Les formes zoomorphes ou fantastiques font aussi partie intégrante du goût rocaille comme le montrent à la fois le décor de la Grande Singerie de Chantilly, peint en 1737 par Christophe Huet, et l’extraordinaire surtout de table du prince de Condé, exécuté par Jacques Roëttiers en 1736. Peu à peu, écrevisses, mollusques, cygnes, dragons, etc., deviennent de véritables poncifs du bronze doré contemporain. Le goût rocaille se caractérise enfin par la fantaisie des lignes, l’irrégularité, le pittoresque, la courbe, la contre-courbe, l’asymétrie, le chantournement, l’excès, voire la déformation des ornements. L’art de la rocaille, autre similitude avec l’art des jardins, est aussi celui de la surprise et de l’étonnement.

Jacques Nicolas Roëttiers, surtout de table pour Louis-Henri de Bourbon, prince de Condé, 1736. Argent, 62 x 94 x 62 cm. Paris, musée du Louvre.

Jacques Nicolas Roëttiers, surtout de table pour Louis-Henri de Bourbon, prince de Condé, 1736. Argent, 62 x 94 x 62 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN / Musée du Louvre – P. Fuzeau

Un mobilier nouveau et raffiné

Le goût rocaille culmine dans les arts décoratifs, stimulé par une recherche de raffinement inédite. Bronze doré, mobilier et objets d’art bénéficient pleinement de cette évolution. Les fondeurs-ciseleurs, les orfèvres, les ébénistes et les menuisiers, qui rivalisent d’invention et d’habileté, atteignent ainsi dans les années 1730 une maîtrise exceptionnelle. Le goût du confort et le raffinement de la distribution intérieure des demeures n’ont jamais été aussi développés. La clientèle n’a jamais été aussi exigeante. Un désir d’intimité succède aux fastes du règne de Louis XIV. De nouveaux espaces de vie appellent des meubles nouveaux, comme la commode, issue du bureau en commode du règne précédent, ou la console d’applique dont les pieds rivalisent de fantaisie. Le goût de la commodité suscite l’apparition de petites tables volantes, à écrire ou en cabaret, dotées parfois d’usages multiples et de mécanismes ingénieux dont on n’avait pas idée auparavant, mais aussi de sièges de plus en plus confortables. L’urbanité et l’intimité l’emportent désormais sur l’apparat. Certains meubles meublants deviennent ainsi des meubles courants.  

Fontaine à parfum. Porcelaine recouverte d’une glaçure céladon craquelé et céramique brune, Jingdezhen, Chine, dynastie Qing, début de l’époque Qianlong (1736-1795) ; monture en bronze doré, Paris, vers 1743, H. 58 ; D. du vase 34 cm. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon

Fontaine à parfum. Porcelaine recouverte d’une glaçure céladon craquelé et céramique brune, Jingdezhen, Chine, dynastie Qing, début de l’époque Qianlong (1736-1795) ; monture en bronze doré, Paris, vers 1743, H. 58 ; D. du vase 34 cm. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon © RMN / Château de Versailles – C. Fouin

Le triomphe du bronze doré

Le bronze doré occupe désormais une place essentielle dans le décor du mobilier d’ébénisterie, contribuant à l’accentuation de son caractère naturaliste ou exotique, comme le montrent les commodes d’Antoine Robert Gaudreaus ou la commode aux enfants exécutée par Charles Cressent. On doit également à ce dernier, qui avait reçu primitivement une formation de sculpteur, de somptueux modèles de cartels, de bras de lumière, de chenets et de lustres en bronze doré d’un style rocaille affirmé. Les montures de bronze doré les plus extravagantes exaltent désormais la rareté d’un vase de Chine ou la préciosité d’un bouquet de fleurs de Vincennes, comme la terrasse du célébrissime vase de la Dauphine, conservé aujourd’hui à Dresde (voir « La manufacture royale de Vincennes-Sèvres »). On doit également à Bernard Van Risen Burgh II (B.V.R.B.) l’un des plus grands ébénistes du règne de Louis XV, certains des meubles les plus aboutis du goût rocaille (voir « Le roi voulait dans chaque discipline être un expert »​​​​​​​) et, à l’instigation de marchands merciers comme Thomas Joachim Hébert, l’introduction de matériaux nouveaux dans l’ébénisterie comme les laques du Japon puis les plaques de porcelaines de Sèvres. Ces matériaux demeureront très prisés par les grands amateurs jusqu’à la fin du siècle, même après l’abandon du goût rocaille dans les arts décoratifs français.

1 Voir à ce sujet Arnaud Manas, La galerie dorée de la Banque de France, RMN, 2018, p. 135.

« Louis XV. Passions d’un roi », du 18 octobre 2022 au 19 février 2023 au château de Versailles, place d’Armes 78000 Versailles. Tél. 01 30 83 75 05. www.chateauversailles.fr

Catalogue sous la direction de Yves Carlier et Hélène Delalex, In Fine / Château de Versailles, 496 p., 49 €.