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Gaudí incompris ? Entre biographie et historiographie

La façade de la Nativité de la Sagrada Familia.

La façade de la Nativité de la Sagrada Familia. © Alamy Banque d’Images – J. Kellerman

Auteur d’une œuvre parmi les plus singulières de toute l’histoire des arts, Gaudí est une figure auréolée d’obscurité et de mythes auxquels il a en partie contribué. Sa sortie du purgatoire, tardivement entamée, est encore en cours.

Antoni Gaudí est né le 25 juin 1852. Aucun document d’état-civil ne nous étant parvenu, le lieu de la naissance fait en revanche controverse, du fait même de l’intéressé. Pourquoi, en effet, déclara-t-il à la fin de l’année 1915 qu’il était originaire de Riudoms alors que jusqu’à cette date il se disait enfant de Reus et que moins de 10 km séparent ces deux communes appartenant à la même comarque, celle de Baix Camp ? Dans El gran Gaudí (1989), le professeur Joan Bassegoda i Nonell y voit une réaction de dépit de l’architecte, froissé par le refus de son projet de restauration d’un monument de Reus datant du XVIIe siècle : la chapelle de la Vierge de Miséricorde. Si telle est l’explication, qui peut faire sourire, elle n’en constitue pas moins une preuve supplémentaire de l’attachement viscéral de Gaudí au sol natal.

« Barcelone est tellement pour les lumières qu’elle a voulu, par dérision, avoir l’église la plus laide du monde. »

Henry de Montherlant, La Petite Infante de Castille, historiette, Paris, Bernard Grasset, 1929

Ce fils de chaudronnier et benjamin d’une famille de cinq enfants débute son éducation à Reus dans une petite école dirigée par Francesc Berenguer – le père de son futur collaborateur – avant d’entrer en 1863 chez les pères piaristes qui enseignaient au couvent de Saint-François. À l’automne 1868, il quitte Reus pour Barcelone. Il s’inscrit en qualité d’élève libre à l’institut Jaume Balmes, où il étudie notamment la physique et les sciences naturelles. L’année suivante, il entame un cursus à la faculté des sciences et, en 1873, il est admis à l’École provinciale d’architecture.

Portrait d’Antoni Gaudí en 1878. Reus, Museu de Reus.

Portrait d’Antoni Gaudí en 1878. Reus, Museu de Reus. Photo service de presse © Museu de Reus

Gaudí, adulé et honni

Pendant près d’un demi-siècle, de la fin des années 1870 à sa mort survenue le 10 juin 1926, ses chantiers jalonnent la genèse et l’épanouissement du modernisme catalan, qui élèvent Barcelone au rang de capitale de l’Art nouveau. Aussi l’étude de son œuvre a-t-elle subi les vicissitudes de la redécouverte de ce mouvement européen. Certes, ses assistants et amis lui furent d’une fidélité indéfectible. C’est grâce à leurs témoignages, souvent hagiographiques, que l’on peut pallier l’absence d’écrits du maître, que tous présentaient comme un brillant causeur. Dans L’art d’ensenyar Barcelona, paru à l’occasion de l’Exposition universelle de Barcelone en 1929, l’écrivain Carles Soldevila indiquait quelle attitude il convenait de tenir face aux aficionados de Gaudí, décédé trois ans auparavant : ne pas approuver leur jugement sans pour autant les contredire, et les laisser surtout discourir sur l’expressionnisme en architecture. Les détracteurs occupaient tout autant le terrain. Il ne saurait être question de donner la liste des critiques, pour ne pas dire des blâmes, qu’essuyèrent les créations de Gaudí. L’une des plus cruelles a pour auteur George Orwell : dans son Hommage à la Catalogne (1938), il regrettait qu’aux mois de juillet 1909 et 1936 les anarchistes aient fait preuve de mauvais goût en épargnant la Sagrada Familia. À leur tour, les historiens de l’architecture qui méprisaient l’Art nouveau participèrent à ce que l’on pourrait qualifier de conspiration du silence autour des réalisations gaudiennes.

« On se demande comment on peut construire un édifice comme ce temple de Sagrada Familia à Barcelone, dont une énorme maquette considérablement polychromée nous montre la façade. […] On imagine cette extraordinaire pièce montée apparaissant sur une table de Gargantua. Mais je n’y voudrais pas goûter ! Ces couleurs ne me disent rien qui vaille ! »

Jules Godefroy, architecte-ingénieur, article écrit à propos de l’exposition des œuvres de Gaudí au Salon de la Société nationale des beaux-arts et publié dans L’Architecture, 7 juillet 1910

Dès 1929 dans Modern Architecture : Romanticism and Reintegration Henry-Russell Hitchcock, professeur au Smith College et à l’université de New York, réduit l’Art nouveau à un court et curieux épisode de l’histoire de l’architecture. S’il se ravise trente ans plus tard dans Architecture : Nineteenth and Twentieth Century (1958), il n’y consacre que deux paragraphes à Hector Guimard et considère Gaudí comme un phénomène parallèle. Les travaux de Nikolaus Pevsner, exact contemporain de Hitchcock, et lui aussi considéré comme un auteur de référence, vont dans le même sens. Dans An Outline of European Architecture (1943), l’Art nouveau est laissé au bord du chemin au prétexte qu’il serait trop décoratif et parfois original jusqu’à l’excès, ce dernier jugement s’appliquant précisément à Gaudí. Une telle position1 s’explique par le choix de ne regarder l’Art nouveau qu’à travers le prisme déformant d’une « modernité » fondée sur l’orthogonalité et le refus du motif ornemental. Aussi en 1960, dans le catalogue de l’exposition du musée national d’Art moderne de Paris, Les Sources du XXe siècle. Les arts en Europe de 1884 à 1914, Pevsner n’hésite-t-il pas à affirmer haut et fort que l’originalité de Gaudí va « au-delà des limites de l’acceptable ». Quant à Siegfried Giedion, pour qui l’histoire de l’architecture est inséparable de celle du développement technique et scientifique2, il voyait avant tout dans l’Art nouveau un anti-mouvement assurant un intermède entre le XIXe siècle et le XXe.

Antoni Gaudí (conception), Josep Maria Jujol (polychromie), Maquette de la façade de la Nativité (en projection dans l’exposition du musée d’Orsay), 1910. Modèle original, restauré et polychromé, 330 x 162 x 53 cm. Barcelone, Fundació Junta Constructora del Temple Expiatori de la Sagrada Família.

Antoni Gaudí (conception), Josep Maria Jujol (polychromie), Maquette de la façade de la Nativité (en projection dans l’exposition du musée d’Orsay), 1910. Modèle original, restauré et polychromé, 330 x 162 x 53 cm. Barcelone, Fundació Junta Constructora del Temple Expiatori de la Sagrada Família. Photo service de presse © Fundació Junta Constructora del Temple Expiatori de la Sagrada Família – P. Daudé

Antoni Gaudí en 20 dates

1852 : Naissance le 25 juin à Reus près de Tarragone.

1869-1874 : Cours propédeutiques aux études d’architecture à la faculté des sciences de l’université de Barcelone.

1873-1877 : Gaudí étudie à l’École provinciale d’architecture de Barcelone. Dans l’atelier de Francisco de Paula de Villar, il participe aux travaux du monastère de Montserrat.

1878 : Gaudí dessine des lampadaires pour la ville de Barcelone ; c’est sa première commande publique. Il élabore un projet de cité ouvrière à Mataró. Il rencontre Eusebi Güell.

1883 : Début de la construction de la maison de Manuel Vicens i Montaner (achevée en 1888), parallèlement à celle de la villa El Capricho à Comillas.

1884 : Gaudí prend officiellement la direction du chantier de la Sagrada Familia. Il entame les travaux de la Finca Güell.

1886 : Début du chantier du palais Güell (achevé en 1889).

1887 : Gaudí s’attelle au palais épiscopal d’Astorga. Il abandonnera le chantier en 1893, à la mort de l’évêque, son protecteur.

1892 : Début de la construction de la façade de la Nativité de la Sagrada Familia.

1898 : Pour la colonie Güell fondée en 1892 à Santa Coloma de Cervelló, il travaille à la construction d’une église. Il construit la Casa Calvet, qui sera récompensée en 1900 par la Ville de Barcelone.

1900 : Début du chantier de construction du parc Güell et de celui de la résidence de campagne dite « Torre Bellesguard ».

1903 : Gaudí entame la restauration de la cathédrale de Palma de Majorque. Le chantier durera dix ans et demeurera inachevé.

1904 : Début de la restructuration complète de la Casa Batlló (achevée en 1906).

1906 : Gaudí entame la construction de la Casa Milà. Parallèlement, il emménage dans l’une des maisons du parc Güell.

1908 : Début des travaux de la crypte de la colonie Güell.

1909 : Construction de l’école paroissiale de la Sagrada Familia.

1910 : Au Grand Palais à Paris, plusieurs œuvres de Gaudí sont présentées à l’exposition de la Société nationale des beaux-arts.

1917 : L’architecte, qui se consacre désormais quasi exclusivement à la Sagrada Familia, dessine la façade de la Passion.

1925 : Gaudí s’installe au sein même de l’atelier de la Sagrada Familia, au plus près du chantier.

1926 : Il meurt le 10 juin après avoir été renversé par un tramway. Le 12, il est enterré dans la crypte de la Sagrada Familia.

Redécouvrir et comprendre Gaudí

Dans les années 1960 se dessine une résurgence d’intérêt chez les historiens, parallèle aux mouvements de contre-culture qui s’enthousiasment pour l’œuvre de Gaudí, à l’exemple des surréalistes une trentaine d’années auparavant. Il aura donc fallu attendre les années 1970 et 1980, et notamment les volumineux travaux de Joan Bassegoda i Nonell, titulaire de 1968 à 2000 de la chaire Gaudí créée en 1956, pour que Gaudí soit enfin présenté comme un protagoniste de l’histoire de l’architecture en général et de l’Art nouveau en particulier, protagoniste cependant animé de la volonté de s’inscrire dans l’histoire et les traditions de sa région. En 2001 est parue à Londres la première vraie biographie de l’artiste due à Gijs Van Hensbergen mais, depuis, une trentaine d’années, ce sont les travaux de Juan José Lahuerta3 qui ont permis de mieux comprendre les mécanismes sousjacents à l’œuvre de Gaudí grâce à une analyse approfondie de son environnement culturel et de son imaginaire.

Antoni Gaudí (à gauche) et Lluís Millet devant la Sagrada Familia en septembre 1920. Barcelone, Centre de Documentació de l’Orfeó Català.

Antoni Gaudí (à gauche) et Lluís Millet devant la Sagrada Familia en septembre 1920. Barcelone, Centre de Documentació de l’Orfeó Català. Photo service de presse © Centre de Documentació de l’Orfeó Català

Gaudí vu par Dalí

En décembre 1933 paraît dans la revue parisienne Minotaure le fameux article de Salvador Dalí qui, aux yeux des historiens de l’art, scelle l’annexion de l’Art nouveau par le surréalisme : « De la beauté terrifiante et comestible, de l’architecture modern’style. » C’est à Man Ray que le peintre, sur les conseils de Marcel Duchamp, s’était adressé pour photographier l’architecture de Gaudí. Le travail du photographe, dépourvu de tout caractère documentaire, véhiculait le regard que Dalí portait sur l’architecture gaudienne, précisé à l’aide de légendes bien peu orthodoxes : « Casa Milà : Les Vagues fossiles de la mer et L’Écume en fer forgé / Casa Batlló : Les os sont à l’extérieur / Park Güell : On pénètre dans les grottes par de tendres portes en foie de veau, La Super-névrose mammouth et La Névrose extrafine ondulante polychrome gutturale. » Par ailleurs, en associant à ces images des photographies de curiosités géologiques catalanes, Dalí soulignait non seulement ce que l’architecture de Gaudí devait aux paysages rocheux de la région de Barcelone mais aussi les liens qu’entretenait sa propre peinture avec les créations du maître. Citons en premier lieu la toile exécutée en 1929 et intitulée L’Énigme du désir – Ma mère, ma mère, ma mère (Munich, Staatsgalerie Moderner Kunst). La vaste paroi minérale, creusée de cavités, surgit au centre du tableau comme la Casa Milà sur le Passeig de Gràcia. Les anfractuosités irrégulières de la roche représentée par Dalí évoquent irrésistiblement les percements qui taraudent cet édifice ainsi que le développement cellulaire organique du plan de ses différents niveaux. En 1956, Dalí reprit partiellement son texte de Minotaure dans Les Cocus du vieil art moderne avec en frontispice un de ses dessins ainsi légendé : « Projet architectonique daté de 1929, époque où je défendis le génie sublime de Gaudí en face de la face protestante de Le Corbusier. »

Première page de l’article de Salvador Dalí « De la beauté terrifiante et comestible, de l’architecture modern’style » paru dans la revue Minotaure en 1933. Paris, Bibliothèque nationale de France.

Première page de l’article de Salvador Dalí « De la beauté terrifiante et comestible, de l’architecture modern’style » paru dans la revue Minotaure en 1933. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo © BnF © adagp, Paris 2022

1 Déjà formulée par l’auteur dans Pioneers of the Modern Movement (1936), elle fut réaffirmée dans Pioneers of Modern Design from William Morris to Walter Gropius (1949). Il faut cependant rappeler que Gropius avait une grande admiration pour la Sagrada Familia.

2 Son ouvrage Space, Time and Architecture. The Growth of a New Tradition, publié pour la première fois en 1941, connut plusieurs éditions.

3 Notamment dans Antoni Gaudí. Architecture, idéologie et politique, 1992 et Gaudí Universe, 2002. Soulignons que Juan José Lahuerta est commissaire général de l’exposition du MNAC de Barcelone et du musée d’Orsay à Paris, en 2022.

« Gaudí », du 12 avril au 17 juillet 2022 au musée d’Orsay, Esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007 Paris. Tél. 01 40 49 48 14. www.musee-orsay.fr