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​Jacques-Louis David : un monument au Louvre

Jacques-Louis David, Autoportrait (détail), 1794. Huile sur toile, 81 x 64 cm. Paris, musée du Louvre.

Jacques-Louis David, Autoportrait (détail), 1794. Huile sur toile, 81 x 64 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN (musée du Louvre) – A. Didierjean / S. Chan-Liat

Pour avoir peint Marat assassiné, Bonaparte à cheval et le sacre de Napoléon, David est entré pour toujours dans nos livres d’histoire. Député de la Convention, son nom est associé à l’une des périodes les plus brûlantes qu’ait traversées la France mais aussi au renouveau du grand genre, cette fameuse « école française » dont on a vu en lui le père. En se mesurant à ce véritable monument, dont la carrière a traversé six régimes, l’exposition du Louvre éclaire d’un jour nouveau les choix esthétiques d’un homme qui voulut agir sur son temps, les pinceaux à la main.

Entretien avec Sébastien Allard, directeur du département des Peintures du musée du Louvre, commissaire de l’exposition. Propos recueillis par Armelle Fayol

Pour reprendre l’image que vous utilisez dans le catalogue de l’exposition, comment s’attaque-t-on au « monument » qu’est David ? 

David est un monument, en effet. Depuis le XIXe siècle, il est considéré comme le père de ce qu’on a appelé « l’école française » : une sorte d’origine, donc. Il a lui-même participé à la construction de ce récit. Au Louvre, cela prend une dimension particulière puisque ce sont ses tableaux qui ouvrent les collections du XIXe siècle. À cela s’ajoute que sa peinture même a un caractère monumental ; ses œuvres les plus célèbres sont, pour certaines, d’un format considérable, difficilement saisissable d’un seul coup d’œil. Par ailleurs, son art se caractérise par une extraordinaire économie de moyens. Si vous regardez Marat assassiné, le vide y occupe presque la moitié de la toile. Aussi une fois que vous l’avez vu, ce tableau s’inscrit dans votre mémoire, et la frontière entre le tableau et l’image devient floue. L’une des ambitions de l’exposition est de montrer au public que ces œuvres ne sont pas (ou pas seulement) des images, mais bien de la peinture.

Jacques-Louis David (atelier), Marat assassiné, 13 juillet 1793, 1793-94. Copie. Huile sur toile, 157,5 x 135,7 cm. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

Jacques-Louis David (atelier), Marat assassiné, 13 juillet 1793, 1793-94. Copie. Huile sur toile, 157,5 x 135,7 cm. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. Photo service de presse. © RMN (château de Versailles) – F. Raux

La restauration de Mme Récamier ou de l’Autoportrait le révèle avec éclat. Une autre difficulté tient au fait que l’on est confronté, avec David, à un personnage très engagé dans l’histoire de son temps. Son existence traverse les quarante dernières années de l’Ancien Régime, la Révolution, le Directoire, le Consulat, l’Empire, la Restauration : c’est non seulement l’une des périodes les plus riches de l’histoire de France, mais c’est aussi une période fondatrice pour notre modernité. Acteur de la Révolution, député à la Convention, proche de Robespierre entre 1792 et 1794, ayant voté la mort du roi, c’est le premier artiste à jouer un tel rôle politique, le premier artiste engagé au sens moderne du terme. Il était important de tenter de reconstituer cette longue trajectoire, ses choix à la lumière des enjeux, de l’énergie, des contradictions, de la violence même de l’époque qui fut la sienne, une époque où une société nouvelle était à construire.

Jacques-Louis David, Juliette Récamier, née Bernard, 1800. Huile sur toile (inachevée), 174 x 224 cm. Paris, musée du Louvre.

Jacques-Louis David, Juliette Récamier, née Bernard, 1800. Huile sur toile (inachevée), 174 x 224 cm. Paris, musée du Louvre. Photo service de presse. © RMN (musée du Louvre) – A. Didierjean / S. Chan-Liat

« Il nous a donc paru nécessaire d’articuler, sans tomber dans le psychologisme, l’homme et l’œuvre sur la longue période, en se gardant de tout jugement moral »

Comment le rôle politique de David a-t-il pesé sur son historiographie ? 

L’action politique de David pendant ce qu’on a appelé la Terreur n’a cessé de diviser au XIXe et même au XXe siècle, car elle pose pour certains le dilemme suivant – et ce, de son vivant même : comment sauver « le père de l’école française », celui qui a introduit une révolution picturale, sans pour autant accepter son activisme politique en 1793-1794 ? Lorsque Louis XVIII revient sur le trône après la chute de Napoléon, il crée le premier musée des artistes vivants, au palais du Luxembourg : le parcours s’ouvre précisément avec les tableaux de David, alors exilé à Bruxelles pour avoir, en 1793, voté la mort de Louis XVI, le frère de Louis XVIII. Les historiens vont donc s’attacher à distinguer l’homme de l’œuvre, mais, ce faisant, en la privant des enjeux historiques, ils ont eu tendance à la dévitaliser.

L’adjectif « néoclassique », que nous n’utiliserons pas, en est le témoin, la renvoyant à un formalisme froid. Il nous a donc paru nécessaire d’articuler, sans tomber dans le psychologisme, l’homme et l’œuvre sur la longue période, en se gardant de tout jugement moral, de traquer les continuités chez cet artiste citoyen ou au contraire ses hésitations, ses incertitudes. Nous voulions éviter de morceler la carrière de David selon les périodes historiques, comme on l’a longtemps fait, en proposant plutôt de la traverser dans ses continuités et ses ruptures. On a dit qu’après avoir été proche de Robespierre, David avait été un opportuniste au service de Napoléon. Il y a plutôt une forme de continuité dans sa fascination pour le jeune Bonaparte comme celui qui est capable d’achever la Révolution, mais, probablement aussi, une certaine distance qui s’instaure lorsque Bonaparte, l’homme d’action, devient Napoléon, le fondateur d’une nouvelle dynastie.

Jacques-Louis David, Bonapartefranchissant les Alpes au Grand Saint-Bernard, 1800. Huile sur toile, 260 x 221 cm. Rueil-Malmaison, musée national des châteaux de Malmaison et Bois‑Préau.

Jacques-Louis David, Bonapartefranchissant les Alpes au Grand Saint-Bernard, 1800. Huile sur toile, 260 x 221 cm. Rueil-Malmaison, musée national des châteaux de Malmaison et Bois‑Préau. © RMN (châteaux de Malmaison et Bois‑Préau) – F. Raux

Au retour des Bourbons, David est condamné à l’exil et refuse les propositions d’amnistie du gouvernement royal. Il y a dans ces choix une cohérence que nous avons essayé de montrer. Ce faisant, David apparaît comme un peintre qui n’abandonne jamais rien définitivement. Il ne finit pas le Serment du Jeu de paume – parce que l’histoire va plus vite que la peinture –, mais en 1798, après ses incarcérations, il a l’intention de l’achever. Autre exemple : à la fin de sa vie, en exil à Bruxelles, il renoue avec une veine anacréontique qu’il avait explorée dans Pâris et Hélène en 1788. Et toujours revient l’influence du caravagisme, cette propension au réalisme qui lui avait permis, au début de sa carrière, de se libérer du goût rocaille.

Jacques-Louis David, Les Amours de Pâris et d’Hélène, 1789. Huile sur toile, 146 x 181 cm. Paris, musée du Louvre.

Jacques-Louis David, Les Amours de Pâris et d’Hélène, 1789. Huile sur toile, 146 x 181 cm. Paris, musée du Louvre. Photo service de presse. © RMN (musée du Louvre) – A. Didierjean

David entre véritablement dans son temps avec Le Serment des Horaces, peint à l’Académie de France à Rome en 1784. Que représente ce tableau, pour lui d’abord, pour l’époque ensuite ? 

Le Serment des Horaces que David a peint à Rome a frappé l’opinion publique européenne par sa modernité. On n’avait jamais vu une interprétation aussi radicale de l’antique, servie par une gestuelle très théâtrale, une austérité de la composition, une recherche de primitivisme dans le rendu de l’architecture, une énergie dans l’action réduite à l’essentiel, l’absence de tout effet superflu. Le tableau, exposé à Rome avant Paris, remporte un véritable triomphe. Les cardinaux, l’ambassadeur de Venise viennent le voir, l’Europe entière se presse pour l’admirer dans l’atelier du peintre. Il arrive donc à Paris précédé de cette réputation extraordinaire. On parlera bientôt du Serment des Horaces comme de « l’an un de la peinture moderne ».

Jacques-Louis David, Le Serment des Horaces, 1784. Huile sur toile, 330 x 425 cm. Paris, musée du Louvre.

Jacques-Louis David, Le Serment des Horaces, 1784. Huile sur toile, 330 x 425 cm. Paris, musée du Louvre. Photo service de presse. © RMN (musée du Louvre) – M. Urtado

Les historiens feront de cette œuvre le manifeste du néoclassicisme, terme associé à David pendant près de deux siècles, mais qui apparaît peu dans le catalogue. Pourquoi l’avoir évité ? 

C’est un terme connoté qui a tendance à plomber la perception et la compréhension de son art en le renvoyant à un formalisme abstrait, qui plongerait ses racines dans le XVIIe siècle, en particulier dans l’art de Poussin. La réalité est beaucoup plus complexe. D’une part, l’influence de Poussin, toute importante qu’elle est, n’est qu’une de ses sources (et pas la plus originale à l’époque car elle était valorisée par l’Académie). David ne copie pas, il intensifie les sources auxquelles il se réfère : Poussin mais aussi Fragonard, Greuze, l’antique et la peinture contemporaine européenne comme celle de l’Écossais Hamilton ou de l’Allemand Mengs ; et il les combine jusqu’à trouver sa propre originalité. Regardez La Douleur d’Andromaque : David rend Poussin sensible par l’exemple de Greuze et Greuze noble par celui de Poussin.

Jacques-Louis David, La Douleur et les Regrets d’Andromaque sur le corps d’Hector, Salon de 1783, morceau de réception de David à l’Académie royale de peinture et de sculpture. Paris, Écolenationale supérieure des beaux-arts, dépôt au musée du Louvre. Huile sur toile, 275 x 230 cm.

Jacques-Louis David, La Douleur et les Regrets d’Andromaque sur le corps d’Hector, Salon de 1783, morceau de réception de David à l’Académie royale de peinture et de sculpture. Paris, Écolenationale supérieure des beaux-arts, dépôt au musée du Louvre. Huile sur toile, 275 x 230 cm. Photo service de presse. © RMN (musée du Louvre) – M. Rabeau

D’autre part, sa référence à l’antique, la pureté de son dessin, la rigueur austère de ses compositions constituent une manière de mettre de l’ordre dans une période agitée, traversée de conflits, violente ; bref, une façon de proposer un avenir aux soubresauts d’une société nouvelle en train de naître, tandis qu’émerge la notion de citoyen libre. Il ne peint pas l’assassinat de Marat par Charlotte Corday, mais le corps du journaliste qui, comme l’écrit Baudelaire, « repose dans le calme de sa métamorphose ». David cherche la manière de parler à son temps. C’est la raison pour laquelle je préfère employer le terme de « choix classique ». Enfin, la peinture de David n’a rien de froid : voyez l’empathie qu’il met dans son Marat, l’énergie qu’il met à brosser les fonds de ses portraits, celui de Mme Trudaine ou celui de Mme Récamier que nous venons de restaurer, l’intensité dramatique des Sabines brandissant leurs bébés au milieu des combats. Les Sabines est l’un de ses grands chefs-d’œuvre, en partie conçu pendant son incarcération et achevé en 1799. Ce qui est extraordinaire, c’est le contraste entre l’agitation des combats et l’arrêt sur image, notamment avec cette figure féminine qui nous fait face. Elle semble dire : que fait-on maintenant de toute cette violence ?

Jacques-Louis David, Les Sabines (détail), 1799. Huile sur toile, 385 x 522 cm. Paris, musée du Louvre.

Jacques-Louis David, Les Sabines (détail), 1799. Huile sur toile, 385 x 522 cm. Paris, musée du Louvre. Photo service de presse. © RMN (musée du Louvre) – M. Rabeau / S. Chan-Liat

Autrement dit, David peint des moments où peut advenir l’héroïsme ? 

Exactement. Les combats, les situations dramatiques que David emprunte à l’antique sont destinés à évoquer la situation contemporaine, réanimant le souvenir des violences récentes, des guerres civiles et prônant la réconciliation entre les Français. C’est ainsi que les contemporains ont compris le tableau, que David a exposé face à un miroir pour intensifier son effet sur le public. Sous le Directoire, période traversée de conflits et de crises de tous ordres, David confronte le spectateur à sa responsabilité de citoyen, comme il l’avait fait avec ses tableaux des années 1780 comme Les Licteurs rapportent à Brutus les corps de ses fils, exposé au Salon de 1789, quelques semaines après la prise de la Bastille. Ces tableaux ont été qualifiés d’exempla virtutis : la vertu doit ici s’entendre dans le sens politique. David renouvelle le genre en n’indiquant pas la voie à suivre, mais en confrontant le spectateur aux sacrifices que cette vertu implique. Brutus a condamné ses fils à mort pour sauver la république romaine ; ce faisant, au moment où il est célébré comme un héros, il est devenu un père monstrueux, plongé dans l’ombre et la mélancolie. Un tel père peut-il encore être un citoyen vertueux ? C’est la question qui est posée et qu’on comprend par la douleur des femmes et le geste de la mère qui, en pleine lumière, vaut dénonciation du sacrifice des valeurs humaines et familiales.

« David, le peintre de la Révolution, est un homme des Lumières. »

Ce sens du « moment crucial » apparente-t-il David au metteur en scène de théâtre ? 

On ne peut pas comprendre la peinture de David sans avoir à l’esprit qu’il a été l’un des grands réformateurs du théâtre de son temps, avec son grand ami Talma, qui était considéré comme le plus grand acteur alors. C’est David qui lui coupe les cheveux et l’habille d’une toge pour jouer dans le Brutus de Voltaire, à un moment où les acteurs portaient perruques et robes à panier. Quand Talma arrive ainsi sur la scène, c’est le triomphe assuré ; il a beau n’avoir qu’un second rôle dans la tragédie de Voltaire, tout le monde a les yeux rivés sur celui qui arrive en Romain, les avant-bras et les jambes nus. David crée aussi des décors de théâtre, dessine des meubles inspirés de l’antique, dispense des conseils aux metteurs en scène. Il faut rappeler qu’il est familier du théâtre depuis l’enfance. Son parrain est le dramaturge Sedaine, chez lequel il habite après la mort de son père ; or tous les lundis on reçoit chez les Sedaine la fine fleur de l’intelligentsia de l’Ancien Régime. Il y a là Houdon, Diderot. David connaît très bien les réflexions sur le comédien de Diderot et le rôle de la rhétorique gestuelle. Il est aussi marqué, comme toute sa génération, par la philosophie de Rousseau. David, le peintre de la Révolution, est un homme des Lumières.

Est-ce dans ce milieu que naît sa conscience politique ?

Par le biais de Sedaine, David est, en effet, en contact très jeune avec l’intelligentsia parisienne, et à son retour de Rome, il fréquente la très haute bourgeoisie, comme les Trudaine, et l’aristocratie parisienne ouvertes aux idées nouvelles. Elles constituent la plus grande partie de sa clientèle et elles paient très cher ses tableaux : le richissime couple Lavoisier paie son portrait 7 000 livres à David, alors qu’un grand tableau d’histoire pour le roi est payé 6 000 livres ! De même, la version de La Mort de Socrate peinte par David pour l’un des deux frères Trudaine lui est commandée pour 7 000 livres. Trudaine en sera si satisfait qu’il y ajoutera ensuite 3 000 livres. Ces clients ouverts aux idées nouvelles tiennent salon, recevant des hôtes prestigieux ; David a pu y croiser entre autres Thomas Jefferson, le poète et philosophe italien Alfieri ainsi que les frères Chénier. L’influence politique d’André Chénier, favorable aux idées qui seront celles de la Révolution, a été pour lui déterminante.

Jacques-Louis David, La Mort de Socrate, 1787. Huile sur toile, 129 x 196 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art.

Jacques-Louis David, La Mort de Socrate, 1787. Huile sur toile, 129 x 196 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art. Photo courtesy Metropolitan Museum of Art, New York

« [David] ne tarde pas à devenir l’artiste le plus puissant sous la Révolution, cumulant activité artistique et politique. »

Quelle place aura le tableau (inachevé) du Serment du Jeu de paume pour l’homme politique qu’est David ?

L’inachèvement de ce tableau hantera David pendant une grande partie de sa vie, parce que ce serment est l’acte fondateur de la Révolution : il s’agissait de donner une constitution à la France. Pendant longtemps David a pensé, comme beaucoup, que la constitution était compatible avec la personne du monarque, il a même failli exécuter un tableau représentant Louis XVI donnant la constitution à son fils. Mais les événements se précipitant après la fuite du roi à Varennes, ses positions se radicalisent vers 1792 lorsqu’il se rapproche de Robespierre. Et il ne tarde pas à devenir l’artiste le plus puissant sous la Révolution, cumulant activité artistique et politique. Il est député, membre du Comité de sûreté générale, membre du Comité d’instruction publique et même, pendant quelques semaines, président de la Convention nationale.

Jacques-Louis David, Le Serment du Jeu de paume, 1791-92. Détail. Ébauche à la craie, graphite et huile sur toile (fragment inachevé), 358 x 648 cm. Paris, musée du Louvre, en dépôt à Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

Jacques-Louis David, Le Serment du Jeu de paume, 1791-92. Détail. Ébauche à la craie, graphite et huile sur toile (fragment inachevé), 358 x 648 cm. Paris, musée du Louvre, en dépôt à Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. Photo service de presse. © RMN (château de Versailles) – F. Raux

David a eu un rôle majeur dans l’organisation des fêtes de la Révolution. De quoi s’agissait-il au juste ? 

David organise les grandes fêtes, dont la plus célèbre est la fête de l’Être suprême, voulue par Robespierre. Au cours de ces grandes cérémonies, il met en scène les citoyens, les citoyennes, les représentants de l’autorité etc., selon un protocole précisément décrit et exposé auparavant à la Convention ; sur le site de l’Assemblée nationale, on trouve ces textes tout à fait étonnants. Déplacements, gestes, tenues, décors, tout est minutieusement imaginé par David qui se fait metteur en scène à l’échelle de la ville, dont il conçoit d’ailleurs certains aménagements. Il est aussi en charge de l’organisation des funérailles. Celles de Marat ont lieu de nuit, dans un climat extrêmement tendu par crainte des attentats. David imagine une cérémonie au flambeau. Dans la chaleur estivale, des femmes font brûler de l’encens pour masquer l’odeur du cadavre en décomposition, recouvert de céruse et arrosé régulièrement. Lors des funérailles de Le Peletier de Saint-Fargeau, David fait porter le cadavre du « premier martyr de la Révolution » sur le socle de la statue de Louis XIV qui a été détruite, place Vendôme.

En homme de théâtre, il conçoit ces funérailles comme des occasions de ressouder la communauté nationale divisée par les dissensions. Il était prévu qu’il organise aussi la panthéonisation des deux enfants martyrs, Bara et Viala, qui devait avoir lieu le 10 thermidor. Robespierre étant tombé le 9, l’événement n’a jamais eu lieu. Marat n’est panthéonisé qu’en 1794, après la chute de Robespierre, à la place de Mirabeau, « dépanthéonisé » après qu’on a découvert sa correspondance avec la reine et les puissances coalisées. Quand on étudie la trajectoire de David, il faut essayer d’imaginer cette période invraisemblable où, du jour au lendemain, des personnages auxquels on a rendu les honneurs tombent en disgrâce.

Jacques-Louis David, Étude d’après nature de la tête de Jean-Paul Marat, assassiné le 13 juillet 1793, 1793. Plume, encres brune et noire sur pierre noire, 27 x 21 cm. Versailles, musée nationaldes châteaux de Versailles et de Trianon.

Jacques-Louis David, Étude d’après nature de la tête de Jean-Paul Marat, assassiné le 13 juillet 1793, 1793. Plume, encres brune et noire sur pierre noire, 27 x 21 cm. Versailles, musée nationaldes châteaux de Versailles et de Trianon. Photo service de presse © RMN (château de Versailles) / image RMN

Que sait-on de la disparition du tableau peint en mémoire de Le Peletier de Saint-Fargeau, qui faisait pendant à La Mort de Marat 

Après avoir été amnistié à l’automne 1795, David demande à récupérer les deux tableaux donnés à la Convention : Marat et Le Peletier. Afin de les protéger, il les fait recouvrir d’une couche de céruse et entreposer pendant plusieurs décennies, dans l’atelier de Gros, son élève favori. David les récupère après son installation à Bruxelles. À sa vente après décès, Marat est revendu, et le tableau de Le Peletier de Saint-Fargeau est racheté par la fille de ce dernier, aristocrate qui avait voté la mort de Louis XVI et, de ce fait, avait été assassiné le soir même du vote. Sa fille, élevée au rang de pupille de la nation par la République, est devenue plus tard ultra-royaliste. Elle a donc racheté le tableau et l’a probablement détruit. On ne l’a jamais retrouvé. Les deux tableaux étaient accrochés dans la salle d’assemblée de la Convention, de part et d’autre de la tribune : l’image du glaive suspendu au-dessus du cadavre de Le Peletier leur rappelait les dangers qui pesaient sur la République et… sur leur tête.

« ce que promeut David, et que le romantisme portera à son plus haut niveau, c’est l’expression d’une singularité, ce que l’on appellera bientôt l’originalité. »

David a lutté farouchement contre les académies. Au-delà des motifs de rancune personnelle souvent évoqués, qu’est-ce qui le guidait ? 

David obtient la dissolution de l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1793. Fondamentalement, il revendique une liberté pour les artistes face à une institution dont le contrôle, s’il a été garant d’une incontestable qualité, s’est exercé au prix d’une forme d’uniformisation. Le grand mot d’ordre de l’Académie à la fin de l’Ancien Régime, c’est l’équilibre des talents. Inversement, ce que promeut David, et que le romantisme portera à son plus haut niveau, c’est l’expression d’une singularité, ce que l’on appellera bientôt l’originalité. Dans son atelier, qui avait un fonctionnement relativement horizontal, David l’a de toute évidence encouragée, stimulant l’émulation entre ses membres : ses meilleurs élèves, Drouais, Girodet, Gérard, Gros, et bien sûr un peu plus tard Ingres, ont des styles très différents, loin de la caricature de ce que l’on a appelé « l’école de David ». David a utilisé son atelier comme un instrument contre l’Académie, l’ouvrant même très tôt aux femmes.

Jacques-Louis David, Autoportrait, 1794. Huile sur toile, 81 x 64 cm. Paris, musée du Louvre.

Jacques-Louis David, Autoportrait, 1794. Huile sur toile, 81 x 64 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN (musée du Louvre) – A. Didierjean / S. Chan-Liat

« Quant à l’Autoportrait, c’est une révélation : la main et la palette constituent des morceaux de bravoure, brossés avec un brio bien éloigné de l’image lisse qui colle au peintre »

Plus largement, vous réévaluez l’importance des femmes dans la vie de David d’une part, dans ses tableaux d’autre part. 

Sa femme a un rôle très important dans sa vie, et pas seulement en raison de sa fortune. L’histoire du couple n’est pas banale. En 1794, sans doute parce qu’elle ne partage pas les opinions politiques de David, elle demande le divorce : le peintre s’installe alors avec ses fils, elle avec ses filles. Après la chute de Robespierre, elle revient auprès de David qui se trouve en grande difficulté et pèse de tout son poids pour défendre son ex-époux, avec lequel elle se remarie en 1796. Ils resteront ensemble jusqu’à la fin, et elle jouera apparemment une sorte de rôle d’impresario. Quant aux tableaux de David, les femmes y tiennent une place considérable et pas seulement, comme on le caricature parfois, comme passives ; si c’est vrai dans Le Serment des Horaces, si elles sont absentes, voire invisibilisées pendant la Révolution, elles sont en pleine lumière dans Brutus et les véritables agentes de l’histoire dans Les Sabines. David ne peint pas leur enlèvement, expression du désir et de la violence masculins, mais le moment où elles interviennent au milieu des combats pour arrêter une guerre devenue sans objet et dont la seule justification réside dans l’excès d’amour-propre qui anime Romulus et Tatius, représentés nus. C’est leur intervention qui garantit l’avenir glorieux de Rome. D’une certaine façon aussi, c’est une femme qui est au centre du tableau improprement connu comme Le Sacre, alors qu’il représente le couronnement de Joséphine.

Jacques-Louis David, Anne-Marie-Louise Thélusson, comtesse de Sorcy, née Rilliet (1770-1845), 1790. Huile sur toile, 129 x 97 cm. Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen, Neue Pinakothek, prêt permanent de la HypoVereinsbank.

Jacques-Louis David, Anne-Marie-Louise Thélusson, comtesse de Sorcy, née Rilliet (1770-1845), 1790. Huile sur toile, 129 x 97 cm. Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen, Neue Pinakothek, prêt permanent de la HypoVereinsbank. Photo service de presse. © BPK, Berlin, dist. RMN / image BStGS

Les restaurations menées sur trois portraits éclairent-elles les qualités de David dans ce domaine ? 

Nous avons en effet restauré La Douleur et les Regrets d’Andromaque, l’Autoportrait ainsi que deux portraits : Mme Récamier et Mme Tourteau d’Orvilliers. Celui de Mme​​​​​​ Récamier, œuvre inachevée, avait été autrefois recouvert d’un vernis très épais ; sa suppression a permis de révéler le geste nerveux du peintre qui a brossé le fond du tableau avec une grande énergie ; la vivacité de son geste est perceptible aussi dans le détail de la chevelure, qui est incisée avec la hampe du pinceau dans la matière picturale. La qualité des blancs y est exceptionnelle ; elle évoque presque Manet par certains aspects. La restauration du portrait de Mme d’Orvilliers offre une perception nouvelle du rapport fond/figure, avec le grand vide qui surmonte et décentre le modèle. On notera l’originalité de la pose : les jambes croisées, le regard au-delà du cadre qui introduit une dimension sinon mélancolique, du moins rêveuse. C’est assez inédit car David privilégie souvent la frontalité. L’intensité chromatique des noirs et des rouges est remarquable dans ce portrait, opposée à l’accord des blancs, des gris et des crèmes du portrait de sa sœur, Mme Thélusson.

Jacques-Louis David, Robertine Tourteau d’Orvilliers, née Rilliet, 1790. Huile sur toile, 131 x 98 cm.Paris, musée du Louvre.

Jacques-Louis David, Robertine Tourteau d’Orvilliers, née Rilliet, 1790. Huile sur toile, 131 x 98 cm.Paris, musée du Louvre. © RMN (musée du Louvre) – A. Didierjean / S. Chan-Liat

Quant à l’Autoportrait, c’est une révélation : la main et la palette constituent des morceaux de bravoure, brossés avec un brio bien éloigné de l’image lisse qui colle au peintre et qu’il n’a cessé de dénoncer. Le regard est d’une intensité extraordinaire où se lit la détermination de l’artiste qui vient de vivre l’une des périodes les plus tourmentées de l’histoire de France. David est un portraitiste qui affronte son modèle dans sa singularité, sans concession, avec un réalisme qui ne cessera de croître dans les dernières années, comme en témoigne le portrait de sa femme. Parée d’atours luxueux, elle dévisage le spectateur. David ne la flatte pas, mais il sait rendre avec une empathie rare l’acuité de son regard et son intelligence. C’est l’un de ses portraits les plus étonnants et un bel hommage à celle qui l’a accompagné jusqu’à la fin de sa vie.

Jacques-Louis David, Charlotte David, née Pécoul (1764-1826), épouse de l’artiste, 1813. Huile sur toile, 72,9 x 59,4 cm. Washington, National Gallery of Art.

Jacques-Louis David, Charlotte David, née Pécoul (1764-1826), épouse de l’artiste, 1813. Huile sur toile, 72,9 x 59,4 cm. Washington, National Gallery of Art. Photo service de presse. Courtesy of the National Gallery of Art, Washington

« Jacques-Louis David » du 15 octobre 2025 au 26 janvier 2026 au musée du Louvre, rue de Rivoli, 75001 Paris. Tél. 01 40 20 53 17, www.louvre.fr

À lire : catalogue sous la direction de Sébastien Allard, coéd. musée du Louvre/Hazan, 360 p., 140 ill., 49 €
Dossiers de l’Art n° 331, éditions Faton, 80 p., 11 €. À commander sur www.faton.fr