James Tissot ou les ambiguïtés d’un peintre moderne au musée d’Orsay

Portrait de la famille du marquis de M., dit aussi Le marquis et la marquise de Miramon et leurs enfants, 1865. Huile sur toile, 177 x 217 cm. Paris, musée d’Orsay. Photo service de presse. © musée d’Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Première rétrospective depuis celle organisée au Petit Palais en 1985, l’exposition du musée d’Orsay révèle dans sa complexité l’un des artistes les plus populaires et les plus critiqués de la seconde moitié du XIXe siècle français. Ce Nantais ami de Degas et de Whistler, peintre de la haute société et amateur d’art japonais, est aussi un anglophile qui bâtit une grande partie de sa carrière sur le marché anglais. Près de 120 œuvres incarnent ainsi les aspirations parfois contradictoires qui traversent son travail, de la peinture mondaine aux arts décoratifs et à l’illustration de la Bible.
Un peintre complexe ou ambigu ?
Depuis l’exposition initiale de Providence (État du Rhode Island) en 1968 qui a permis la redécouverte de l’artiste, Tissot (1836-1902) a bénéficié d’une reconnaissance de la part du marché de l’art qui ne s’est pas vraiment traduite dans le monde muséal, jusqu’à l’achat par le musée d’Orsay du Portrait de la famille du marquis de M. en 2006. Le public le redécouvre aussi périodiquement dans des expositions de première importance, telle que « L’impressionnisme et la mode » en 2012-2013 au musée d’Orsay (cf. L’Objet d’Art hors-série n° 64). Tissot apparaissait alors digne de la compagnie des plus grands, de Manet à Monet, alors que sa réputation se trouvait depuis longtemps entachée de certains commentaires plutôt acides : « Malgré une indéniable authenticité, le tableau de la société qu’offrent ses œuvres est un simulacre, tout à fait artificiel, une série de natures mortes humaines, de modèles costumés adoptant une pose. […] Resplendissants dans de magnifiques toilettes, à la toute dernière mode, ses mannequins animés sont mis en valeur par l’intensité d’une couleur généreuse, par la finesse de sa technique et l’aspect brillant de sa peinture1 ».
Entre peinture historiciste et primitivisme
Ce fils d’un marchand de drap prospère et d’une modiste, élève à l’École des Beaux-Arts d’Hippolyte Flandrin et de Louis Lamothe, manifeste tôt des penchants singuliers. Alors qu’il se passionne pour Ingres, comme Degas, rencontré avec Whistler dans ces ateliers, le jeune Jacques-Joseph Tissot est l’un des premiers à exprimer dans ses choix un goût pour des formes nouvelles, entre peinture historiciste et primitivisme. Les œuvres des années 1860, en costumes médiévaux, telle La Rencontre de Faust et Marguerite (1860, Paris, musée d’Orsay), font montre d’une influence inédite : celle du peintre belge Henri Leys, qu’il découvre à l’Exposition universelle de 1855 et rencontre en 1859 à Anvers. C’est d’ailleurs devant un portrait de Cranach que Degas le portraiture en 1867-1868, en dessous d’une œuvre japonisante (ou japonaise ?).
« De ces influences diverses, il retient un goût pour les costumes exacts, un dessin méticuleux qui cisèle et détaille. »
Le voyage italien lui-même, en 1862, le porte vers des modèles négligés, à Florence et à Venise : Carpaccio, Mantegna, Bellini – autrement dit, trois peintres considérés à cette époque comme « primitifs ». De ces influences diverses, il retient un goût pour les costumes exacts, un dessin méticuleux qui cisèle et détaille, à l’inverse des pratiques plus allusives de ses deux camarades de jeunesse. Il n’est dès lors pas étonnant que ses penchants le portent vers Londres, où il expose à la Royal Academy dès 1864, et où il se liera aux préraphaélites à qui il ressemble au point de former le contrepoint français de cette tendance. Le Portrait de Mlle L. L. (1864) révèle cette double attirance, entre modernité à la Degas et minutie anglaise. La veste rouge à la mode du Second Empire, empruntée au costume des zouaves, annonce son statut de portraitiste à la mode.
Portrait de Mlle L. L., 1864. Huile sur toile, 123,5 x 99 cm. Paris, musée d’Orsay. © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
De Jacques à James : Tissot, portraitiste mondain…
Communard de la première heure, il se voit contraint de fuir à Londres où il s’installe en 1871. Il devient dès ce moment un peintre à succès, dont Degas envie la réussite, et le portraitiste du « highlife » anglais. C’est avant même cette période qu’il change son prénom pour celui de James, témoignant d’une anglophilie qui n’est pas pur opportunisme. Ce portrait en demi-teinte ne rend pourtant pas justice à l’originalité de Tissot, sinon à ses extravagances. Le portraitiste de la Parisienne moderne devient celui de la vie anglaise et de ses rituels, au point de devenir l’un des artistes les plus associés aux livres d’Anthony Trollope, chroniqueur populaire de la société victorienne. Dans ces scènes de la vie moderne, répondant aux désirs des frères Goncourt et de Baudelaire, Tissot introduit souvent une distance ironique, et même une gouaille qui frise parfois la vulgarité : ainsi, La galerie du HMS Calcutta (Portsmouth) met en avant le somptueux postérieur d’une jeune élégante vêtue de blanc, le titre jouant sur la prononciation du nom du bateau, le Calcutta. Blague de potache ?
La galerie du HMS Calcutta (Portsmouth), vers 1876. Huile sur toile, 68,2 x 91,8 cm. Londres, Tate Collection. Photo service de presse. © Photo Tate Londres, Dist. RMN-Grand Palais / Tate photography
Il est vrai que Tissot met fréquemment en scène une jeunesse oisive et flirteuse, qui n’est pas sans rappeler les provocations d’un certain Manet et son célèbre Déjeuner sur l’herbe du Salon des Refusés de 1863. Ainsi, Jour Saint (Vacances) est une variation sur une partie de pique-nique dans un jardin anglais dont l’élégance ne peut faire oublier la liberté de tournures et de gestes de ces dames. Seule différence, mais majeure : le dessin l’emporte partout par sa clarté, le jeu des lumières sur les protagonistes est totalement absent. Toujours le même débat entre dessinateurs et coloristes, qui rejoue la sempiternelle querelle et qui valut à Tissot d’être longtemps compris du côté des peintres naturalistes, pour ne pas dire académiques. Pourtant, la maîtrise traditionnelle du dessin et de la perspective ne peut faire oublier le regard distant, ironique et drôle, sur les débauches de la société moderne : ainsi, Les docks de Portsmouth (vers 1877) met en scène un marin en bonne compagnie. La pose manifestement intéressée de ce dernier et l’allure hardie de ces dames invitent à penser qu’il ne s’agit nullement d’une histoire bienséante.
… et critique
Pourtant, dans bien des scènes peintes on devine une mélancolie inattendue, en un moment suspendu et qui semble trahir la vacuité de cette société de loisirs. Cela était fort nouveau en Angleterre, et si frappant que les Anglais lui donnèrent un nom et finirent par en faire un genre à part entière : the problem picture ou image problématique. Exemplaire, Le Bal à bord est fort peu dansant, des groupes épars laissent traîner quelques conversations languissantes. On ne sait comment interpréter la scène. Et que dire de cette composition qui paraît matérialiser le vide et les méandres de la haute société en goguette sur un bateau ? Le caractère instantané, proche des clichés photographiques, témoigne vraisemblablement d’une autre influence, déterminante dans la peinture de Tissot.
Le Bal à bord, vers 1874. Huile sur toile, 84,1 x 129,5 cm. Londres, Tate Collection. Photo service de presse. © Photo Tate Londres, Dist. RMN-Grand Palais / Tate photography
De nouveaux horizons : du Japon…
L’influence du Japon et de ses estampes n’est-elle pas l’une des sources de l’œuvre, dans cette approche très graphique, où chaque feston ou rayure d’une robe devient motif décoratif, à l’instar de ces drapeaux accumulés côte à côte, tandis que les cordages du navire rayent d’une calligraphie audacieuse le ciel gris et l’eau limoneuse ? Le tout s’harmonisant dans une composition décentrée, qui fait la part belle à un motif inattendu : le pont. Nous le savons de fait par le témoignage du peintre anglais Dante Gabriel Rossetti en voyage à Paris : « Je suis allé dans cette boutique japonaise, mais tous les costumes avaient été raflés par un artiste français, Tissot, qui semble-t-il, est en train d’exécuter trois tableaux japonais que la propriétaire du magasin me décrivit comme trois merveilles du monde et qui, de son avis, auraient de toute évidence éclipsé ceux de Whistler2 ». Nous sommes en 1864 et l’art japonais, découvert à Paris lors de l’exposition de 1867, ne bat pas encore son plein. Tissot est bel et bien pionnier dans ce domaine, et s’initie lui-même dans l’une des boutiques à la mode de ce temps, celle de madame Desoye, rue de Rivoli, la première à Paris à faire commerce d’objets asiatiques à l’ouverture de l’ère Meiji. Ces objets, nous les retrouvons de manière fort séduisante mais très peu japonaise dans ce nu académique couvert – ou plutôt découvert – d’un kimono, devant un écran japonais : Japonaise au bain date de 1864, et fait donc vraisemblablement partie de ces « trois merveilles du monde ». Le japonisme, d’accessoire ici, va peu à peu infuser l’œuvre de l’artiste dans ses compositions comme dans le choix des techniques mêmes.
Japonaise au bain, 1864. Huile sur toile, 208,9 x 124,4 cm. Dijon, musée des Beaux-Arts. © musée des Beaux-Arts de Dijon / François Jay
… aux arts décoratifs
De manière très cohérente, Tissot s’illustra également dans le domaine des arts décoratifs, comme le montre la très belle section consacrée notamment aux émaux de l’artiste. Son initiation à cet art est encore mystérieuse mais les résultats sont très convaincants : Grotte et pièce d’eau, vers 1882, s’inspire visiblement d’une jardinière chinoise du XVIe siècle, aujourd’hui au Musée des Arts Décoratifs de Paris, et qui fit partie de la collection de Tissot. On notera les appliques de bronze doré qui évoquent les dragons chinois de la pièce d’origine. Si l’artiste tenta une exposition de ses œuvres d’inspiration asiatique en 1882, à la Dudley Gallery, à l’Egyptian Hall de Piccadilly, qui n’eut pas de succès, l’usage qu’il fit de ces émaux dans son intérieur est moderne. Une cheminée de sa demeure anglaise fut en particulier ornée d’une plaque émaillée portant les noms de ses amis anglais. Les formes synthétiques et géométriques, parfaitement dans l’air du temps et des Arts & Crafts de William Morris, paraissent déjà annoncer les développements ultérieurs de l’Art nouveau.
Grotte et pièce d’eau, vers 1882. Jardinière en bronze doré, émaux cloisonnés et cristal de roche, 28 x 74 x 31 cm. Paris, musée d’Orsay. Photo service de presse. © musée d’Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Aspirations et inspirations ultimes
Un retournement ultime de sa carrière conclut de manière impromptue un parcours déjà atypique. L’artiste avait certes donné quelques peintures moralisantes à la manière d’un Reynolds, en des scènes en costume XVIIIe, et avait brossé en sa jeunesse une histoire du fils prodigue en costumes médiévaux. En 1880, il reprend et transpose le cycle du fils prodigue dans le monde contemporain, dans un choc temporel et spatial aussi séduisant qu’étrange (L’Enfant prodigue : en pays étranger, 1880). En 1882, après la mort de sa compagne et muse Kathleen Newton, avec qui il formait un couple recomposé et scandaleux, Tissot désespéré revint brusquement en France. S’épanouit alors la part la plus improbable de son œuvre, mais aussi l’une des plus appréciées et des plus populaires.
L’Enfant prodigue : en pays étranger, 1880. Huile sur toile, 100 x 130 cm. Nantes, musée d’Arts. Photo service de presse. © dist. RMN-Grand Palais / Gérard Blot
Un œuvre religieux
La mort de sa compagne aimée le pousse d’abord sur les voies de l’ésotérisme. Il a une première vision de celle-ci en compagnie du médium qui la fait apparaître, qui sera traduite en gravure. L’estampe, pratique largement cultivée durant les années londoniennes, sert alors cette dernière partie de son travail. Tissot revient dans les pas de la religion, et cela ne semble pas factice. Une vision le terrasse à l’église Saint-Sulpice en 1888 : « Deux misérables créatures, un homme et une femme, presque hébétés à force de souffrance et de pauvreté, errent parmi les ruines. L’Invisible Sauveur s’est approché. Il est vêtu d’une chape dorée et brillante, et Il la lance aux deux misérables… et comme pour les consoler, pour les encourager à endurer et à souffrir, il leur montre son corps divin et martyrisé3 ». C’est alors qu’il peint un Christ Pantocrator pour l’abside de la chapelle des Dominicains de la rue du Faubourg Saint-Honoré à Paris, achevée en 1897. Il voyage à plusieurs reprises en Palestine, entre 1886 et 1896, car il est persuadé de retrouver intacts les peuples et les coutumes contemporains du Christ. Le grand projet de ses dernières années, une Bible illustrée, lui procure une renommée populaire et lui vaut une médaille d’or à l’Exposition universelle de 1889. En 1894, il est fait Chevalier de la Légion d’honneur. Comme en réponse à Renan et à sa scandaleuse Vie de Jésus publiée en 1863, Tissot ancre la vie du Christ dans le lieu le plus réel, d’une manière qui se veut historique. Dès lors, Jésus est un homme arabe qui porte le burnous. Sa Vie de N.-S. Jésus-Christ, publiée en 1896-1897, reçoit un triomphe. Lorsqu’il meurt seul mais acclamé, Tissot est un homme fervent tourné vers l’au-delà. Aujourd’hui encore, sa complexité est intacte, séduisante, irritante, et moderne. Pour toutes ces raisons, il mérite les honneurs du musée d’Orsay.
L’Arche de l’Alliance traverse le Jourdain, 1896-1902. Série L’Ancien Testament, scène de L’Exode. Gouache sur carton, 21,4 x 27,6 cm. New York, The Jewish Museum. Photo service de presse. © The Jewish Museum, New York, Dist. RMN-Grand Palais / image The Jewish Museum, New York
« James Tissot (1836-1902). L’ambigu moderne », du 23 juin au 13 septembre 2020 au musée d’Orsay, 1 rue de la Légion d’honneur, 75007 Paris. Tél. 01 40 49 48 14. www.musee-orsay.fr
Catalogue, coédition musée d’Orsay / RMN-Grand Palais, 272 p., 45 €.
À lire : Dossier de l’Art n° 278, 80 p., 9,50 €. À commander sur www.faton.fr
1 Harley Preston, dans James Tissot, Paris, musée du Petit Palais, 1985, p. 75.
2 Cité par Nathalie Galissot, « Le Japon rêvé de James Tissot », dans James Tissot et ses maîtres, musée des Beaux-Arts de Nantes, 2005, p. 49.
3 Tissot, cité dans Tissot, 1985, p. 104.