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Le corps et l’âme. De Donatello à Michel-Ange, sculptures italiennes de la Renaissance (1/4). Entretien avec le commissaire de l’exposition

Tullio Lombardo, Bacchus et Ariane (détail), vers 1505-1510. Marbre, 56 x 71,6 x 22 cm. Vienne, Kunsthistorisches Museum.

Tullio Lombardo, Bacchus et Ariane (détail), vers 1505-1510. Marbre, 56 x 71,6 x 22 cm. Vienne, Kunsthistorisches Museum. Photo service de presse. © Kunsthistorisches Museum, Vienne

Après l’exposition « Le Printemps de la Renaissance » (2013), qui portait sur la première moitié du Quattrocento en Toscane, le Louvre met en lumière la sculpture à l’apogée de la Renaissance, c’est-à-dire la seconde moitié du Quattrocento et le début du Cinquecento. Le grand courant né à Florence s’est alors diffusé à travers toute l’Italie, de Venise à Sienne, Bologne, Padoue, Mantoue, Milan, et jusqu’à Rome : le Grand Atelier d’André Chastel. Quelque 140 œuvres provenant des quatre coins du monde, dont plusieurs monumentales, d’Antonio Pollaiolo, Bertoldo di Giovanni, Tullio Lombardo, Andrea Riccio, Bambaia, Giovanni Angelo del Maino, Francesco di Giorgio Martini ou Michel-Ange, permettent de confronter l’art des différentes régions.

Entretien avec Marc Bormand, conservateur en chef du patrimoine au département des Sculptures du musée du Louvre et commissaire de l’exposition. Propos recueillis par Françoise de La Moureyre

Cette passionnante exposition que vous avez organisée avec Beatrice Paolozzi Strozzi qui dirigea jusqu’en 2014 le musée du Bargello à Florence, et Francesca Tasso, conservatrice en chef des collections d’art du Castello Sforzesco de Milan (où elle sera présentée ensuite), a provoqué chez les visiteurs un réel enthousiasme. Mais à peine ouverte au public, voilà qu’elle a dû fermer dès le 30 octobre dernier en raison des mesures sanitaires. Vous devez être consterné…

Je suis en effet un peu triste, d’autant que réussir à ouvrir l’exposition dans la période actuelle était déjà une gageure. Il y a vraiment des éléments qu’on ne maîtrise pas. Tout le monde au musée espère que la fermeture n’est que temporaire et on va de plus envisager les possibilités d’une prolongation, ce qui promet encore beaucoup de travail.

« Les prêteurs se sont montrés parfois si généreux qu’il a fallu faire des choix. »

Comment avez-vous réussi à réunir tant de sculptures venues des quatre coins du monde ?

C’est le rôle d’une exposition. Lorsque l’on démarre un projet, on essaye de rassembler beaucoup d’œuvres, on part d’une liste plus importante que l’on restreint peu à peu, compte tenu entre autres de la place dont on dispose. Le plus n’est pas toujours le mieux. Mais plus on demande d’œuvres, plus on obtient des œuvres importantes. On aurait pu montrer énormément de choses variées. Les prêteurs se sont montrés parfois si généreux qu’il a fallu faire des choix ; ce qui n’est pas contraignant car de mon point de vue, ces choix ont permis au contraire de clarifier les choses. Prenons un cas très précis : la cathédrale de Sienne conserve des collections pléthoriques. Deux de leurs œuvres entraient parfaitement dans notre projet : pour illustrer l’art sacré, Jean Baptiste de Francesco di Giorgio Martini, que nous avons obtenu. Mais pour illustrer la Grâce, nous nous sommes abstenus de demander le groupe antique des Trois Grâces de la Biblioteca Piccolomini, qui était très connu aux XVe et XVIe siècles. Il a fallu faire un choix et nous avions la possibilité de le remplacer par les Trois Grâces antiques de la collection Borghèse qui se trouvent au Louvre. Mais nous avons aussi eu de la chance d’avoir des prêteurs très bienveillants parce que nous les connaissons depuis longtemps et avec lesquels nous travaillons en confiance. Il me semble que dans le domaine de la sculpture, on forme une communauté solide qui me paraît très soudée, probablement plus soudée que dans le domaine de la peinture où les acteurs sont beaucoup plus nombreux. Pour la sculpture, nous avons aussi un contexte moins connu et plus complexe à défendre.

Francesco di Giorgio Martini (1439-1501), Scène de conflit entre des hommes et des femmes (Lycurgue et les ménades ?), vers 1474-1480. Stuc peint, 32,1 x 41,7 x 6,3 cm. Londres Victoria and Albert Museum.

Francesco di Giorgio Martini (1439-1501), Scène de conflit entre des hommes et des femmes (Lycurgue et les ménades ?), vers 1474-1480. Stuc peint, 32,1 x 41,7 x 6,3 cm. Londres Victoria and Albert Museum. © Photo Scala, Florence / V&A Images / Victoria and Albert Museum, London

En visitant l’exposition, on pouvait remarquer que le public, qui comptait beaucoup de jeunes, regardait les œuvres avec une grande attention.

On a essayé de trouver un fil directeur clair, qui donne un sens aux œuvres rassemblées. Une grande exposition doit avoir un retentissement pour un grand public, elle n’est pas faite pour 200 personnes. Notre volonté était la clarté du propos.

Dans le parcours, plusieurs photos d’œuvres non présentes sont floutées. Quelle en est la raison ?

C’est un choix muséographique. Quelques œuvres, qui n’ont pu venir en raison de la pandémie, dans certains cas, me paraissaient très importantes pour la compréhension même du parcours et du discours. Mais dans une exposition, j’évite normalement de remplacer des œuvres absentes par des photographies. Nous avons là, avec le service graphique du musée, cherché un mode qui permettrait sur le plan visuel de les évoquer et de marquer leur présence par une sorte de fantôme, ces photos floutées. Il y en a cinq. Sur une dizaine d’œuvres qui n’ont pu venir, nous avons pu en remplacer au dernier moment trois, venues du Louvre et d’un musée proche. Dans ces circonstances si particulières, mes collègues se sont autrement montrés très ouverts et généreux.

Jérôme Savonarole, prédicateur exalté

Savonarole, dominicain intransigeant, n’a guère bonne presse auprès des amoureux de l’art et de la littérature. Aussi instruit en théologie chrétienne qu’en philosophie humaniste, ce dominicain ascétique combattit avec la plus grande vigueur autant la débauche qui régnait dans la Rome des Borgia que le luxe des Médicis à Florence.

Après la mort de Laurent le Magnifique en avril 1492, il accueillit avec joie le roi de France Charles VIII et ses troupes qui chassèrent le médiocre fils de Laurent, Pierre II. Il se vit confier le gouvernement de Florence, un gouvernement théocratique, qu’il exerça quatre années durant lesquelles il encouragea les jeunes à brûler sur le « bûcher des vanités » toutes sortes d’objets de luxe, tableaux et livres, jugés immoraux. Le 4 mai 1497, une partie de la jeunesse se révolta, suscita une émeute qui aboutit à la condamnation par les dominicains eux mêmes de Savonarole à la prison et la mort par pendaison suivie du bûcher.

Dans quelle mesure Savonarole exerça-t-il une influence sur l’art de son temps ?

Ses exhortations et son exemple firent des adeptes dans tous les domaines, plusieurs peintres et sculpteurs se souciant de conférer à leur art un caractère de piété chrétienne. Il serait toutefois erroné de prétendre que des artistes comme le Pérugin (1448-1523) ou Luca (1399-1482) et Andrea della Robbia (1435-1525) subirent son influence. Ils ne l’avaient pas attendu pour produire des œuvres très majoritairement chrétiennes, pieuses pourrait-on dire, marquées par la douceur et l’harmonie, fruit de leur nature propre. L’exemple de Botticelli est différent. Il avait fréquenté le cercle des Médicis, des philosophes néoplatoniciens comme Ange Politien et Pic de la Mirandole, ce qui lui valut de nombreuses commandes. Pour Pierre-François de Médicis, cousin du Magnifique, il peignit Le Printemps en 1482 et un peu plus tard, La Naissance de Vénus, œuvres mélancoliques et pétries de culture humaniste. Bouleversé par les prédications de Savonarole, à partir de 1497 il apporta au bûcher quelques-unes de ses peintures dont nous ne cessons de regretter la disparition, qui lui paraissaient peu conformes à la morale chrétienne. Et, plutôt que de se consacrer à créer des œuvres religieuses, il renonça complètement à son art, écrivit Vasari, et il mourut en 1510 dans une extrême pauvreté.

Qu’en fut-il pour Michel-Ange (1475-1564) ?

Certes, il n’avait pu être indifférent aux sommations de Savonarole qu’il avait dû entendre dans sa jeunesse. Il n’avait que 14 ans quand Laurent de Médicis le logea dans son propre palais et lui fit fréquenter ses jardins de Saint Marc, ses amis, les philosophes néoplatoniciens, qui l’imprégnèrent de leur culture phénoménale. Ange Politien, admirant son talent, l’avait engagé à sculpter le bas-relief de la Bataille des Centaures et la Vierge à l’escalier. Mais quand la ville fut désertée par les Médicis, Michel-Ange la quitta pour Bologne et, trois ans plus tard, gagna Rome où le cardinal Riario l’engagea à sculpter pour l’ambassadeur de France la fameuse Pietà. C’était sa seconde œuvre religieuse après la Vierge à l’escalier qui avait été avant tout un remarquable exercice de style. En revanche, cette émouvante Pietà, et toutes ses œuvres ultérieures, comme la voûte de la Sixtine, montrent que le chrétien qu’il était, s’il méprisait le luxe dénoncé par Savonarole, était surtout animé par une foi fervente. Il avait acquis une immense connaissance de la théologie et des Saintes Écritures et une réflexion intense qu’il ne cessa d’approfondir et de mettre au service de son œuvre.

Luca della Robbia, Vierge à l’Enfant, dite Madone à la pomme, vers 1440-1445. Terre cuite émaillée, 67 x 51 cm. Florence, Museo Nazionale del Bargello.

Luca della Robbia, Vierge à l’Enfant, dite Madone à la pomme, vers 1440-1445. Terre cuite émaillée, 67 x 51 cm. Florence, Museo Nazionale del Bargello. © Scala, Florence – courtesy of the Ministero Beni e Att. Culturali e del Turismo

En 2013, lors de la présentation de l’exposition « Le Printemps de la Renaissance », conjointement avec Beatrice Paolozzi Strozzi et Ilaria Ciseri, envisagiez-vous déjà de proposer plus tard une sorte de suite, qui n’en est d’ailleurs pas exactement une avec « Le corps et l’âme » ?

Je répondrais par oui et non. Alors que nous étions plongés dans la première exposition, nous ne pensions pas immédiatement à lui donner une suite. Nous avions eu la chance d’obtenir des prêts extraordinaires et nous avons cherché à leur trouver une bonne présentation. Quand l’exposition a été achevée à Florence et à Paris, elle avait reçu un excellent écho. Avec Beatrice Paolozzi Strozzi, nous avons commencé à réfléchir et à échanger. Nous avions travaillé dans une grande complicité et nous avions envie de continuer ce partenariat. Nous savions bien que la Renaissance ne se limitait pas à la première moitié du Quattrocento en Toscane, et que nous pourrions lui donner un second volet, qui tiendrait compte, bien sûr, de la chronologie, en nous concentrant sur la période postérieure. Mais alors, nous avons rapidement compris que le champ géographique devait changer. Nous ne pouvions plus nous en tenir seulement à Florence. Il fallait l’élargir à l’ensemble de l’Italie, pour arriver jusqu’à Rome au début du XVIsiècle. Bien sûr, une exposition qui ne concernerait qu’une seule région d’Italie, comme la Ligurie ou l’Émilie, aurait été beaucoup plus facile à organiser. Mais nous souhaitions une synthèse plus large afin de montrer comment la Renaissance, ce grand courant né à Florence, s’était diffusé dans toute l’Italie avec des accents particuliers en fonction des lieux. C’est ce que Chastel appelait : Le Grand Atelier. De telles confrontations entre ce que produisaient les différentes régions n’avaient pas été organisées. Nous avons voulu montrer ce qui fait leur unité et ce qui les sépare.

« C’est dans un de ses poèmes que Michel-Ange parle du corps et de l’âme. »

Le catalogue est d’une grande richesse. On y sent cette volonté de clarté. Son titre lui-même, « Le corps et l’âme » est superbe autant qu’intriguant. D’où vient cette formule ? D’Alberti dans son De Pictura ? De Michel-Ange ?

On a cherché à trouver une thématique claire qui permettrait de donner un fil directeur au parcours dans une période infiniment riche. C’est dans un de ses poèmes que Michel-Ange parle du corps et de l’âme : le corps matériel, l’être humain au centre du monde, et l’âme qui anime les mouvements du corps, comme le dit Alberti. Proche d’Alberti, le sculpteur Agostino di Duccio décore le Tempio Malatestiano à Rimini dont l’architecture est due à Alberti. Dans ses reliefs fusionnent l’ethos apollinien et le pathos dionysiaque. Ces deux notions nous ont paru pouvoir donner de bons éléments de compréhension pour toute la seconde moitié du XVsiècle, à Florence en particulier où le monde est encore complètement religieux. Mais on assiste dans toute l’Italie à un retour en force de la sagesse antique, de la philosophie antique, différent selon les centres : Pavie, Milan, Padoue, Venise. C’est la complexité de cette période. On y trouve une âme à la fois profane et religieuse. Et les œuvres profanes et sacrées coexistent.

« Nous souhaitions une synthèse plus large afin de montrer comment la Renaissance, ce grand courant né à Florence, s’était diffusé dans toute l’Italie avec des accents particuliers en fonction des lieux. »

Le sculpteur Bertoldo di Giovanni semble jouer un rôle essentiel entre Donatello dont il fut l’élève à Florence et Michel-Ange dont il sera le professeur. Quel fut exactement le rôle de Bertoldo dans les jardins de Laurent de Médicis ?

Bertoldo est une personnalité vraiment intéressante. Il découle directement de Donatello, il l’assiste dans son dernier grand ouvrage, les chaires de la basilique San Lorenzo à Florence. Mais il est également un artiste de cour, l’artiste de Laurent le Magnifique. On a la chance de pouvoir exposer plusieurs de ses œuvres, venues du Bargello, qui illustrent la fureur et la douceur : le relief en bronze de la Bataille illustrant l’importance de la sculpture antique classique des sarcophages ici réinterprétée, et son Orphée plein de grâce. Bertoldo fut également en quelque sorte le conservateur des collections d’antiques de Laurent le Magnifique dans les jardins de Saint Marc, et en même temps, Laurent le Magnifique voulait que Bertoldo s’entoure de jeunes sculpteurs prometteurs et qu’il leur serve de maître, dans cette sorte de pré-Académie dont parle Vasari. Plusieurs artistes y sont passés, dont Michel-Ange. On voit bien dans l’exposition ce que Michel-Ange doit à Bertoldo avec sa Bataille des Centaures et son Cupidon.

Bertoldo di Giovanni, Scène de bataille, vers 1475-1480. Bronze, 45,4 x 99,8 x 7,5 cm. Florence, Museo Nazionale del Bargello.

Bertoldo di Giovanni, Scène de bataille, vers 1475-1480. Bronze, 45,4 x 99,8 x 7,5 cm. Florence, Museo Nazionale del Bargello. Photo service de presse. © Su concessione del Ministero per i Beni e le Attività Culturali e per il Turismo, Museo Nazionale del Bargello

Francesco di Giorgio Martini (1439-1501), extraordinaire artiste polyvalent, a-t-il joué à Sienne un rôle aussi important que Bertoldo auprès des sculpteurs ?

Nous avons mis l’accent, dans l’exposition, sur Francesco di Giorgio Martini en présentant quatre de ses œuvres sculptées, cet artiste n’était pas le seul à travailler à Sienne, il y en avait d’autres, mais nous voulions mettre l’accent sur certaines personnalités particulièrement fortes. Ici, les œuvres que nous avons présentées montrent la variété de son travail à différentes périodes de sa carrière. Ainsi, son Saint Christophe est une figure mélancolique, apaisée, calme, alors que son Jean Baptiste herculéen est une figure en colère ; c’était pour moi un rêve de les réunir. Ces deux sculptures sont séparées par plusieurs années et dévoilent deux aspects bien différents de sa personnalité artistique. Nous montrons aussi son bas-relief en bronze de La Flagellation qui présente la figure torturée du Christ attaché à la colonne et celle de son bourreau dans une grande scénographie tout à fait albertienne, une architecture parfaitement classicisante, celle qu’on trouve dans la Cité idéale conservée à Urbino. Il ne faut pas oublier que Francesco di Giorgio était aussi un grand architecte. On est dans une vision albertienne du monde.

Dans cette exposition sont proposées plusieurs œuvres dont l’attribution a évolué, notamment le Cupidon de Michel-Ange, en dépôt au Metropolitan Museum de New York.

En effet, lorsqu’en 1999, j’ai vu ce Cupidon, j’avais comme vous quelques réticences à accepter son attribution au jeune Michel-Ange. Mais nous sommes presque tous d’accord aujourd’hui, il y a un tel faisceau d’éléments stylistiques et documentaires, qu’il n’y a plus que peu de place pour le doute, quand on sait qu’il a fait une œuvre pour Jacopo Galli (banquier florentin et protecteur de l’artiste) et quand on voit le dessin du début du XVIsiècle retrouvé depuis et qui le montre en entier. Ce Cupidon fait écho manifestement à l’Orphée de Bertoldo mais ne saurait être une œuvre de Bertoldo qui ne travaillait pas le marbre mais a toujours modelé pour le bronze. De plus, il y a tant de rapprochements à faire avec des œuvres contemporaines de Michel-Ange à la fois sur le plan de l’anatomie avec son Christ de Santo Spirito, et aussi en ce qui concerne le visage qui est le même que celui des chérubins de la Madone de Manchester. Quand j’ai vu le Cupidon sortir de sa caisse pour l’exposition, je n’avais plus de doute. A-t-il été sculpté à Florence en 1494 et de là apporté à Rome par Jacopo Galli ? J’ai tendance à y voir une œuvre sculptée à Rome en 1497.

Michel-Ange, Jeune archer (Cupidon ?), vers 1497 (?). Marbre, 94 x 33,7 x 35,6 cm. Paris, ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, en dépôt au Metropolitan Museum of Art, New York.

Michel-Ange, Jeune archer (Cupidon ?), vers 1497 (?). Marbre, 94 x 33,7 x 35,6 cm. Paris, ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, en dépôt au Metropolitan Museum of Art, New York. Photo service de presse / Courtesy Service culturel de l’Ambassade de France et Metropolitan Museum of Art, New York

Dans le catalogue, vous faites très souvent référence à l’historien de l’art Aby Warburg dont les écrits remontent à plus d’un siècle. Doit-on encore aujourd’hui s’y référer ?

Absolument, Aby Warburg n’a cessé d’être remis en valeur depuis les années 1980-1990. Il est une personnalité majeure dans la compréhension de l’art de la Renaissance de la première moitié du XVsiècle à Florence, tant pour l’iconographie que pour l’iconologie. Erwin Panofsky, ou Ernst Gombrich en sont les héritiers directs. Son Atlas, publié en français par Roland Recht, est un ouvrage toujours vivant. On doit à Aby Warburg ce qui fait ici un des fils directeurs de notre exposition, cette sculpture de la Renaissance qui évolue entre l’ethos apollinien et le pathos dionysiaque.

Dans quelle mesure l’influence de Michel-Ange se manifeste-t-elle dans la Vénétie du Cinquecento, chez des sculpteurs comme les Lombardo ?

C’est l’influence de l’Antiquité plutôt que celle de Michel-Ange qui marque les artistes vénitiens. La dynastie des Lombardo est marquée par un classicisme sévère. Si l’on prend pour exemple la statue de l’Antinoüs du Prado : le torse et la tête sont antiques, mais une partie de cette tête et l’épaule gauche ont été refaites par un sculpteur vénitien, peut-être Tullio Lombardo ; celui-ci a adapté et réinterprété une statue romaine. On constate aussi que l’un des guerriers du tombeau du doge Andrea Vendramin (basilique San Giovanni e Paolo) réalisé par Tullio Lombardo se réfère directement à un modèle antique, et il a d’ailleurs pu influencer Michel-Ange lors de son passage à Venise en 1494. La sculpture vénitienne se situe entre cet idéal classique un peu sévère et une nouvelle ère de douceur expressive dans la lagune que manifeste le peintre Giorgione vers 1500 et qui exprime des sentiments mélancoliques et évanescents. Les bustes de Bacchus et Ariane en sont un bon exemple.

Art romain et Tullio Lombardo (vers 1455-1532), Jeune homme nu (Antinoüs ?), Iᵉʳ-IIᵉ siècle après J.-C. ; vers 1500. Marbre, 141 x 50 x 32 cm. Madrid, musée national du Prado.

Art romain et Tullio Lombardo (vers 1455-1532), Jeune homme nu (Antinoüs ?), Iᵉʳ-IIᵉ siècle après J.-C. ; vers 1500. Marbre, 141 x 50 x 32 cm. Madrid, musée national du Prado. © akg-images / Album

Et tous ces très beaux petits reliefs en marbre d’Antonio Lombardo ou de Mosca étaient-ils destinés à des studiolos ?

Certainement. Ils résultent de commandes privées d’amateurs cultivés qui n’étaient pas nécessairement des princes. Par exemple, le beau relief du Jugement de Salomon du Louvre par Mosca a été commandé par un professeur de l’Université de Padoue ; c’est une œuvre qui a un sens moral, comme beaucoup de ces petits reliefs qui ne sont pas seulement des représentations séduisantes de nus féminins. La Cléopâtre du musée des Beaux-Arts de Rennes, par Giovanni Maria Mosca, est une femme forte de l’Antiquité et un modèle de constance face à l’adversité.

Giovanni Maria Mosca (vers 1495/1497-1574), La Mort de Cléôpatre, vers 1515-1520. Marbre blanc, avec incrustations de pierre dure noire, 22,7 x 33,3 cm. Rennes, musée des Beaux-Arts.

Giovanni Maria Mosca (vers 1495/1497-1574), La Mort de Cléôpatre, vers 1515-1520. Marbre blanc, avec incrustations de pierre dure noire, 22,7 x 33,3 cm. Rennes, musée des Beaux-Arts. © MBA, Rennes, Dist. RMN-Grand Palais / Patrick Merret

Pensez-vous un jour donner une suite à cette exposition qui pourrait traiter du maniérisme en Italie ?

Il faut laisser du temps au temps… De nombreux sujets restent évidemment encore à traiter, qui demandent un énorme investissement intellectuel et beaucoup de travail. Ce fut le cas avec cette exposition. Mes deux collaboratrices italiennes et moi-même avons travaillé en parfaite entente, dans une totale complicité. Une exposition n’est pas seulement une idée. Quand il y a une équipe soudée dès le départ, ce qui fut le cas également avec les architectes qui l’ont mise en espace, tout se passe au mieux. Pour le cas présent, espérons que l’on pourra bientôt lui redonner vie en l’ouvrant à nouveau au public, avant qu’elle ne parte en mars pour le Castello Sforzesco de Milan.

« Le corps et l’âme. De Donatello à Michel-Ange. Sculptures italiennes de la Renaissance », du 22 octobre 2020 au 21 juin 2021 au musée du Louvre, hall Napoléon, 75001 Paris. Tél. 01 40 20 50 50. www.louvre.fr
Catalogue, coédition musée du Louvre éditions / Officina Libraria, 512 p., 45 €.

À lire :
Dossier de l’Art n° 283, 80 p., 9,50 €. À commander sur www.faton.fr

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Le corps et l’âme. De Donatello à Michel-Ange, sculptures italiennes de la Renaissance

1/4. Entretien avec le commissaire de l’exposition