Le corps et l’âme de Donatello à Michel-Ange, sculptures italiennes de la Renaissance (4/4). Les Esclaves de Michel-Ange, deux joyaux du Louvre

Michel-Ange, Esclaves. Vue de l'exposition Le Corps et l'Âme. © Actu-culture.com / M. Liteau
Après l’exposition « Le Printemps de la Renaissance » (2013), qui portait sur la première moitié du Quattrocento en Toscane, le Louvre met en lumière la sculpture à l’apogée de la Renaissance, c’est-à-dire la seconde moitié du Quattrocento et le début du Cinquecento. Le grand courant né à Florence s’est alors diffusé à travers toute l’Italie, de Venise à Sienne, Bologne, Padoue, Mantoue, Milan, et jusqu’à Rome : le Grand Atelier d’André Chastel. Quelque 140 œuvres provenant des quatre coins du monde, dont plusieurs monumentales, d’Antonio Pollaiolo, Bertoldo di Giovanni, Tullio Lombardo, Andrea Riccio, Bambaia, Giovanni Angelo del Maino, Francesco di Giorgio Martini ou Michel-Ange, permettent de confronter l’art des différentes régions.
Michel-Ange, Esclaves. Vue de l'exposition Le Corps et l'Âme. © Actu-culture.com / O.P.-M.
L’Esclave mourant, si parfaitement beau dans sa nudité héroïque et l’Esclave rebelle, poignant et torturé, ont quitté la galerie dite de Michel-Ange dans l’aile Denon pour figurer dans l’exposition. Mais ont-ils livré tous leurs secrets ?
Selon l’intention du pape Jules II, ils auraient dû faire partie d’un ensemble de seize statues de Prisonniers nus qui auraient été adossées à des termes en bas-relief ornant la partie inférieure de son tombeau. Mais il en alla autrement.
Sculptés en 1513-1515
Dès l’année 1505, Michel-Ange était allé choisir dans les carrières de Carrare les marbres nécessaires à l’entreprise et les avait acheminés à Rome. Mais il ne put commencer à tailler les Esclaves dans le marbre qu’au cours des années 1513-1515. Il se trouvait alors dans la Ville éternelle, relativement libéré d’autres commandes et pressé par les héritiers du pape de se mettre à l’ouvrage. Il ébaucha d’autres statues de Captifs dont quatre sont conservées à Florence à la Galleria dell’Accademia. Quant à ces deux Esclaves, bien qu’inachevés, il les considéra comme pratiquement terminés. Il lui arrivait d’ailleurs souvent de laisser certaines œuvres dans un non finito qu’il appréciait.
Michel-Ange, Esclave mourant, 1513-1515. Marbre, 277 x 43 x 75,5 cm. Paris, musée du Louvre. Photo service de presse. © musée du Louvre, dist. RMN – R. Chipault
Le style de Michel-Ange
L’Esclave mourant, qu’on a aussi appelé l’Esclave endormi, ou l’Esclave s’éveillant, tant on reste incertain de ce que Michel-Ange avait réellement voulu figurer, se présente de face, prenant appui sur la jambe droite, la gauche étant légèrement repliée vers l’arrière. Bouche fermée et yeux clos, il incline sa tête sur son épaule droite, relève son bras gauche au-dessus, enfonçant ses doigts dans sa chevelure bouclée, et replie son bras droit sur sa poitrine, sous une fine draperie qui l’enserre en guise de liens. Il repose sur une mince base rocheuse qui se prolonge derrière ses jambes par ce qui semble être la silhouette d’un singe. Si le corps de l’homme, extrêmement beau, est dans son ensemble très soigneusement achevé et poli, il n’en va pas de même pour ses pieds, sa main gauche et l’arrière de sa chevelure et même la partie centrale du haut de son dos, ainsi que cette masse rocheuse sur laquelle il repose et cette silhouette de singe, qui ne sont qu’épannelés ou inachevés.
« Dans cet inachèvement, il se dégage un sentiment pathétique de douleur ou de rébellion si éloquent qu’il se suffit à lui-même. »
L’Esclave rebelle, qui ne lui fait pas vraiment pendant, n’a pas sa beauté apollinienne ni son calme absolu. Au contraire, il se tord vers sa gauche dans un mouvement puissant de désespoir ou de fureur qui le déporte sur sa jambe gauche légèrement ployée et il lève une tête éplorée vers le ciel. Cette torsion est déjà caractéristique de la ligne serpentine qui caractérisera le courant maniériste mais aussi des œuvres plus tardives du sculpteur. Son corps, son dos, ses bras, sont puissamment musclés. Comme l’explique Jean-René Gaborit, les mouvements de son corps soulignent « la contrainte exercée sur cet homme et la résistance qu’il oppose ». Le lien sur sa poitrine qui rappelle qu’il est un prisonnier est extrêmement ténu. Un pan de draperie dissimule son sexe. Une grande fissure dans le marbre coupe obliquement son visage et se prolonge jusqu’à l’épaule droite ; ce faisant, elle laisse son œil droit inachevé. Michel-Ange eût-il voulu achever le visage que le marbre aurait risqué d’éclater. Ce même inachèvement se manifeste dans bien d’autres parties de la statue, dans sa chevelure, sa main droite, la draperie, alors que toute la puissante musculature est parfaitement finie et polie. Et telle quelle, dans cet inachèvement, il se dégage un sentiment pathétique de douleur ou de rébellion si éloquent qu’il se suffit à lui-même.
Leur signification
Selon Vasari, dans sa première version de la vie de Michel-Ange (1550), ils représenteraient « les provinces subjuguées par le pontife et soumises à l’Église apostolique » dans un monument à caractère triomphal. Mais pour Ascanio Condivi (1554), qui était censé avoir recueilli les explications tardives du sculpteur, ils personnifieraient les Arts libéraux attristés par la mort de leur protecteur. Le singe pourrait alors symboliser la Peinture, et le bloc sur lequel repose le pied droit de l’Esclave rebelle, l’Architecture, ou plutôt, comme l’a fait remarquer Cristina Acidimi Luchinat, étant donné que Peinture et Architecture ne font pas partie du Trivium et du Quadrivium des Arts libéraux, il faudrait voir en eux la Grammaire (le singe tenant une sorte de rouleau) et la Géométrie. Il est peu probable, quelle qu’ait été la culture de Michel-Ange, qu’il ait voulu aller aussi loin dans ses intentions…
Michel-Ange, Esclave rebelle, 1513-1515. Marbre, 218 x 72,4 x 73,5 cm. Paris, musée du Louvre. © musée du Louvre, dist. RMN – R. Chipault
Les Esclaves soustraits au monument funéraire de Jules II
Mais, en 1544, Michel-Ange se trouva gravement malade et victime de vives critiques après le dévoilement de son Jugement dernier le 1er novembre 1541 en présence du pape Paul III ; cette fresque avait fait scandale au vu de ses quelque 400 personnages – dont le Christ – représentés nus. Un peu découragé, Michel-Ange décida de soustraire les statues de ses deux Esclaves nus au monument funéraire du pape, conscient que les temps avaient changé depuis Jules II. Il ignora heureusement que son disciple favori et fidèle, Daniele da Volterra, serait chargé par Charles Borromée en 1565 (Michel-Ange étant mort en février 1564) de voiler pudiquement les parties génitales des personnages de la fresque, ce qui lui valut le sobriquet de « Il Braghettone ». Logé et secouru pendant sa maladie par Roberto Strozzi, et ne voulant pas encourir un nouveau reproche avec ses Esclaves nus, Michel-Ange les offrit en remerciement à son bienfaiteur et les remplaça par les statues de Rachel et Lea, Vie active et Vie contemplative, le monument de Jules II devenant purement chrétien dans une basilique catholique.
Une odyssée de Rome au Louvre
Strozzi gagna la France, en fit cadeau au roi Henri II qui, à son tour, les donna au connétable Anne de Montmorency. Celui-ci, grand amateur d’art, les installa aussitôt à la façade de son château d’Écouen. Quelque cent ans plus tard, les Esclaves furent curieusement offerts par Henri II de Montmorency à son bourreau, le cardinal de Richelieu, puis ils passèrent entre les mains du maréchal de Richelieu, petit-neveu du cardinal. Un de ses descendants ayant émigré en 1792, ses biens, dont les Esclaves, furent confisqués par la Commission des Monuments qui souhaitait les vendre. Alexandre Lenoir réussit en janvier 1793 à les retirer de la vente et les achemina au dépôt des Petits Augustins. Après plusieurs transferts dans différentes salles du Louvre, ils ont pris définitivement place en 1994 dans la galerie dite Michel-Ange de l’aile Denon.
« Le corps et l’âme. De Donatello à Michel-Ange. Sculptures italiennes de la Renaissance », du 22 octobre 2020 au 18 janvier 2021 au musée du Louvre, hall Napoléon, 75001 Paris. Tél. 01 40 20 50 50. www.louvre.fr
Catalogue, coédition musée du Louvre éditions / Officina Libraria, 512 p., 45 €.
À lire :
Dossier de l’Art n° 283, 80 p., 9,50 €. À commander sur www.faton.fr
Sommaire
Le corps et l’âme. De Donatello à Michel-Ange, sculptures italiennes de la Renaissance
4/4. Les Esclaves de Michel-Ange, deux joyaux du Louvre