Le livre de la semaine : Rhabiller Balzac

© Éditions B42
En marge de l’exposition « Corps In·Visibles » du musée Rodin, est paru un petit essai illustré d’un cahier de photographies et d’un appareil critique fort riche. Ce livre reprend l’enquête du parcours de l’exposition, autour du Monument à Balzac par Rodin et de la fameuse robe de chambre qui l’habille.
Issu de la plume de Marine Kisiel, cet opuscule explicite les étapes de la création de l’œuvre et s’achève en 1898 avec l’échec de Rodin : le refus de la statue par la société des gens de lettres, qui l’avait commandée. Le Balzac demeura de la sorte un plâtre patiné, traduit en bronze pour la première fois seulement en 1931, bien après la mort de Rodin.
Sculpter un héros
Ainsi, il s’agit de comprendre comment raisonne un sculpteur de la fin du XIXe siècle lorsqu’il doit imaginer la statue d’un héros de la littérature, que l’on souhaite honorer. Lorsque le héros est mort, comment procéder ? Faut-il s’inspirer du modèle antique ou de la série sculptée des Grands Hommes de France achevée sous Louis XVI à la fin de l’Ancien Régime ? Est-il nécessaire de recourir au travail d’après le modèle vivant pour réussir un corps court et ventru, mais idéalisé par le dessin et l’imagination ? Rodin n’évite pas ces étapes qui restent ancrées dans la culture des artistes de cette période. Il essaye même de retrouver la faconde et le type physique de Balzac à travers les traits puissants d’un charretier tourangeau, qu’il repère lors d’un voyage dans la région, en 1891.
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La robe de chambre
C’est pourtant la robe de chambre de Balzac qui l’inspire, dont il commande un exemplaire au tailleur de l’écrivain, qui a conservé pieusement ses mesures. Puis il moule une épreuve de cet objet curieux, qui reste creux et s’offre comme un témoignage fantomatique du corps absent de Balzac. Moulée sur le « vif », la robe de chambre va incarner l’écrivain de La Comédie humaine, sa lourdeur, sa pesanteur, mais son énergie également ; puis, de manière inédite, elle devient le socle d’une série de tirages en plâtre et de moulages différents, où se perd le modus operandi de Rodin.
Une démarche moderne
De manière très sensible, et en osmose totale avec son sujet, Marine Kisiel explore la modernité de cette démarche. Rodin avait réinterprété la forme humaine par l’habit, en dissolvant ses contours pour mieux cerner le caractère puissant de la production balzacienne. Il considérait qu’élaguer était le gage d’une vérité plus vraie que nature. Certains chapitres explicitent ainsi les allers-retours entre le travail du tailleur et celui de Rodin, faisant un parallèle très original entre mode et sculpture.
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Le corps et le monument
L’étude de la représentation du corps au XIXe siècle – représentation artistique mais surtout représentation mentale – est aussi centrale dans cet essai. Être imposant et charnu n’est certes pas rédhibitoire pour le public, surtout s’il s’agit d’un écrivain célèbre ; encore faut-il ne pas diverger par trop d’une norme esthétique autorisée, où l’on puisse reconnaître le génie créateur. Enfin, l’auteur rappelle que la statue de Balzac était un « Monument » destiné à orner l’espace urbain : la forme de l’écrivain, considérée en 1898 comme atrophiée, diminuée et méconnaissable, remettait finalement en cause la portée politique de la statuaire publique. En somme, la robe de chambre ne fut pas seulement un accessoire. Elle fut l’occasion de réinventer le corps des grands hommes…
Marine Kisiel, Dérobades. Rodin et Balzac en robe de chambre, Éditions B42, 2024, 128 p., 15 €.