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Le Musée d’Art Moderne de Paris expose Gabriele Münter, pionnière de l’art moderne

Gabriele Münter (1877-1962), Portrait de Marianne von Werefkin (détail), 1909. Huile sur carton, 81 x 54,8 cm. Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München.

Gabriele Münter (1877-1962), Portrait de Marianne von Werefkin (détail), 1909. Huile sur carton, 81 x 54,8 cm. Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München. Photo service de presse. © Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München © Adagp, Paris, 2025

Le Musée d’Art Moderne de Paris consacre une vaste rétrospective à l’Allemande Gabriele Münter (1877-1962) dont la carrière démarra à Paris. De ses débuts en photographie, à la fondation du cercle du Cavalier bleu avec Vassily Kandinsky, au repli pendant le nazisme, jusqu’à la consécration, le parcours chronologique met en avant le renouvellement perpétuel d’une artiste au parcours remarquable.

Gabriele Münter ? Le nom parle encore peu. Même les amateurs de peinture expressionniste, qui la connaissent pour son compagnonnage artistique et amoureux avec Vassily Kandinsky au début du XXe siècle, n’ont généralement guère eu la chance de bien voir son œuvre, à moins d’avoir visité la Lenbachhaus de Munich, riche depuis le legs de l’artiste d’un grand nombre de ses tableaux. Il y a vingt ans toutefois, à l’occasion du 40e anniversaire de son jumelage avec la ville bavaroise, Bordeaux lui avait consacré dans son musée des Beaux-Arts une très belle exposition.

Gabriele Münter (1877-1962), Autoportrait devant un chevalet, vers 1908-1909. Huile sur toile, 78 x 60,5 cm. Princeton University Art Museum.

Gabriele Münter (1877-1962), Autoportrait devant un chevalet, vers 1908-1909. Huile sur toile, 78 x 60,5 cm. Princeton University Art Museum. © akg-images © Adagp, Paris, 2025

L’exposition parisienne

Nul doute que celle qui se tient actuellement au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris fera également date tant son ampleur est inédite. Alors que l’exposition de 2005 se focalisait sur les années 1900-1910, justement intitulée « Une artiste du Cavalier bleu », celle du MAM se veut une véritable rétrospective et entend offrir un panorama complet des soixante ans de carrière de Gabriele Münter en réunissant près de 170 de ses œuvres, non seulement ses peintures, mais aussi ses gravures, ses travaux de broderie ou encore ses photographies.

Gabriele Münter (1877-1962), Portrait de Marianne von Werefkin, 1909. Huile sur carton, 81 x 54,8 cm. Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München.

Gabriele Münter (1877-1962), Portrait de Marianne von Werefkin, 1909. Huile sur carton, 81 x 54,8 cm. Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München. Photo service de presse. © Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München © Adagp, Paris, 2025

Aux prémices de sa carrière : la photographie

Car c’est par la photographie que commence à s’exprimer la jeune Gabriele, née à Berlin le 19 février 1877. Elle utilise pour la première fois ce médium lors d’un séjour aux États-Unis en 1898-1900. La destination peut étonner, mais son père et sa mère – qui sont tous les deux morts prématurément, la laissant orpheline à 20 ans – avaient longtemps vécu en Amérique avant de retourner fonder une famille en Allemagne, et Gabriele savait pouvoir y retrouver des parents du côté maternel dans les régions qu’elle visitait (Missouri, Arkansas, Texas) avec sa sœur Emmy. Munie de l’appareil Kodak qu’elle vient d’acheter, elle prend plus de 400 clichés, dans la rue ou au bord de l’eau, et opte plus d’une fois pour des cadrages originaux qu’elle reprendra dans ses peintures ultérieures.

Gabriele Münter (1877-1962), Fillette dans une rue, Saint-Louis, Missouri, juillet-septembre 1900. Photographie, tirage moderne, 46 x 34,5 cm. Gabriele Münter und Johannes Eichner Stiftung.

Gabriele Münter (1877-1962), Fillette dans une rue, Saint-Louis, Missouri, juillet-septembre 1900. Photographie, tirage moderne, 46 x 34,5 cm. Gabriele Münter und Johannes Eichner Stiftung. © The Gabriele Münter and Johannes Eichner Foundation, Munich © Adagp, Paris, 2025

L’élève de Kandinsky

De retour au pays, Münter décide de s’installer à Munich et entame en 1901 sa formation artistique à la Damen-Akademie – l’École des beaux-arts locale n’acceptant pas les femmes –, puis à l’école Wolff-Neumann, où elle apprend la gravure sur bois, et enfin à l’école Phalanx, où elle suit des cours de sculpture et de peinture. L’enseignement de cette dernière technique est dispensé par un Russe de 35 ans à peine, un certain Vassily Kandinsky. La rencontre est décisive, tant sur le plan artistique que sentimental, puisque l’élève et le professeur ne tardent pas à afficher au grand jour leur amour. À partir de 1904, le couple entreprend de nombreux voyages, en Allemagne (Kocher am See, Dresde, Bonn…) comme à l’étranger (Pays-Bas, Tunisie, Italie, Belgique). Mais le séjour le plus important pour les deux peintres est – sans surprise tant la ville est alors l’épicentre de l’art moderne – celui qu’ils passent à Paris en 1906-1907.

Gabriele Münter (1877-1962), Kandinsky, 1906. Linogravure en couleur sur papier japonais, 25 x 18,5 cm. Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München.

Gabriele Münter (1877-1962), Kandinsky, 1906. Linogravure en couleur sur papier japonais, 25 x 18,5 cm. Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München. © Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München © Adagp, Paris, 2025

« En peinture, si sa palette et sa technique sont encore tributaires de l’esthétique postimpressionniste, la singularité de ses cadrages la distingue. »

Dans le Paris des avant-gardes

Ils s’installent d’abord en proche banlieue, au rez-de-chaussée d’une villa à Sèvres, avant que Gabriele ne loue pour elle seule une chambre dans la capitale. Inscrite à l’académie de la Grande Chaumière, elle suit les cours de Théophile-Alexandre Steinlen, qui la complimente pour son dessin. Peu après, elle expose ses premières œuvres, d’abord au Salon d’Automne de 1906 où elle montre, dans l’ombre de son amant et mentor, ses broderies et ses travaux en perles, puis au Salon des Indépendants de 1907 où ses gravures sont suffisamment remarquées pour que son nom figure dans plusieurs comptes rendus. En peinture, si sa palette et sa technique sont encore tributaires de l’esthétique postimpressionniste, la singularité de ses cadrages la distingue. Confrontée à l’avant-garde française, elle intègre la leçon fauve dans le seul portrait qu’elle réalise lors de son séjour, Tête d’homme. De nouveaux horizons s’ouvrent : ses compositions se simplifient, ses couleurs deviennent éclatantes… Jusqu’en 1912, Gabriele Münter enverra régulièrement des œuvres aux Salons parisiens, le plus souvent des tableaux.

Gabriele Münter (1877-1962), Parc de Saint-Cloud, 1907. Linogravure en couleur sur papier japonais, 10,9 x 24,4 cm. Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München.

Gabriele Münter (1877-1962), Parc de Saint-Cloud, 1907. Linogravure en couleur sur papier japonais, 10,9 x 24,4 cm. Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München. © Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München © Adagp, Paris, 2025

Murnau et « Le Cavalier bleu »

En août 1909, elle achète une maison à Murnau, petite localité située au pied des Alpes bavaroises qu’elle avait découverte avec Kandinsky l’été précédent. La ville va devenir sa terre d’adoption, et aujourd’hui encore leurs deux noms sont indissociables. Murnau, c’est l’une des Arcadies de l’expressionnisme, c’est l’âge d’or du « Blaue Reiter » (« Le Cavalier bleu ») – le groupe que Münter et Kandinsky fonderont avec quelques autres artistes en 1911 –, le temps des grandes amitiés avec les peintres Alexej von Jawlensky et Marianne von Werefkin qui fréquentent aussi le lieu, le creuset de tant de chefs-d’œuvre, souvent des paysages, aux couleurs vives et au dessin fort, cerné d’un épais trait noir…

Gabriele Münter (1877-1962), La Maison de Münter à Murnau, 1931. Huile sur toile, 42,5 x 57 cm. Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München.

Gabriele Münter (1877-1962), La Maison de Münter à Murnau, 1931. Huile sur toile, 42,5 x 57 cm. Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München. © Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München © Adagp, Paris, 2025

Variété stylistique

Mais si les aplats flamboyants au contour appuyé caractérisent la majorité de ses toiles, Gabriele Münter réalise également, et au même moment, d’autres œuvres dans des manières différentes : des portraits peints dans une veine plus réaliste ou des natures mortes aux tonalités sombres. Car, la suite de sa carrière le confirmera, une certaine variété stylistique caractérise son art. « Je n’ai pas qu’une seule humeur, se défend-elle, et je n’impose pas au monde une conception du monde préconçue ». Cette empathie comme la diversité de ses intérêts (pour les dessins d’enfants ou l’art vernaculaire, notamment) ne la détournent toutefois jamais alors de l’expressionnisme.

Gabriele Münter (1877-1962), Allée devant la montagne, 1909. Huile sur bois, 49,1 x 58,6 cm. Allemagne, collection particulière.

Gabriele Münter (1877-1962), Allée devant la montagne, 1909. Huile sur bois, 49,1 x 58,6 cm. Allemagne, collection particulière. © DR © Adagp, Paris, 2025

« Pendant des années, je n’ai pas eu d’atelier. Mon carnet de croquis était alors mon ami et le dessin, le précipité de mes expériences visuelles. »

Gabriele Münter

Les années d’exil

Après l’enthousiasmant feu d’artifice des années 1909-1913, la Première Guerre mondiale vient bouleverser la vie de Gabriele Münter. Du fait de sa nationalité russe, Kandinsky retourne à Moscou dès le début du conflit. Les amants ne se sont pas définitivement dit adieu – ils se retrouveront encore en 1916 –, mais Gabriele ne peut ignorer qu’un chapitre de son existence est en train de s’achever. Pour sa part, elle quitte l’Allemagne pour la Suède, s’établissant à Stockholm, avant de séjourner plus brièvement à Copenhague, où se tient en mars 1918 la plus importante des expositions qui lui ont été consacrées jusqu’alors.

Gabriele Münter (1877-1962), Futur (Femme à Stockholm), 1917. Huile sur toile, 97,5 x 63,8 cm. Cleveland, Cleveland Museum of Art.

Gabriele Münter (1877-1962), Futur (Femme à Stockholm), 1917. Huile sur toile, 97,5 x 63,8 cm. Cleveland, Cleveland Museum of Art. © Cleveland Museum of Art / Gift of Mr. and Mrs. Frank E. Taplin, Jr. / Bridgeman Images

Le choix de la figuration

Quand après cinq ans d’exil scandinave, elle revient en Bavière, elle éprouve le besoin de se réinventer et pour ce faire, malgré son expérience, reprend des cours de dessin d’après nature à Munich, puis, de 1926 à 1929, suit à Berlin l’enseignement du peintre Arthur Segal. À l’inverse de Kandinsky, Münter n’évolue pas vers l’abstraction mais au contraire vers une peinture plus figurative, plus réaliste, presque froide parfois. De son propre aveu, la période n’est « guère fructueuse pour [sa] peinture » : « Je menais une vie d’errance, tantôt dans ma maison à Murnau, tantôt dans des pensions, ou encore chez des amis ou des parents. Pendant des années, je n’ai pas eu d’atelier. Mon carnet de croquis était alors mon ami et le dessin, le précipité de mes expériences visuelles. À l’époque, les gens m’intéressaient plus que tout. Je les observais au concert, à table, dans le train, et les dessinais la plupart du temps à la dérobée, sans qu’ils s’en aperçoivent ».

Gabriele Münter (1877-1962), Eleonora Kalwoska lisant, 1926-1927. Encre de Chine et blanc opaque sur papier à lettres, 28,8 x 22,3 cm. Munich, Gabriele Münter und Johannes Eichner Stiftung.

Gabriele Münter (1877-1962), Eleonora Kalwoska lisant, 1926-1927. Encre de Chine et blanc opaque sur papier à lettres, 28,8 x 22,3 cm. Munich, Gabriele Münter und Johannes Eichner Stiftung. Photo service de presse. © The Gabriele Münter and Johannes Eichner Foundation, Munich © Adagp, Paris, 2025

Portrait d’une femme moderne

Avec Sténographe. Suissesse en pyjama, elle réalise l’un des tableaux les plus emblématiques de la décennie. Cette représentation de « femme moderne » (puisque celle-ci a une activité professionnelle, que le titre souligne), presque un type social, semble la montrer proche de la Nouvelle Objectivité. Pourtant, Gabriele Münter tiendra à garder ses distances avec le nouveau courant dominant de l’art allemand, affirmant que le portrait reste une « affaire d’individu » : « À chacun le sien ! ».

Gabriele Münter (1877-1962), Sténographe. Suissesse en pyjama, 1929. Huile sur toile, 61,5 x 46 cm. Munich, Gabriele Münter und Johannes Eichner Stiftung.

Gabriele Münter (1877-1962), Sténographe. Suissesse en pyjama, 1929. Huile sur toile, 61,5 x 46 cm. Munich, Gabriele Münter und Johannes Eichner Stiftung. Photo service de presse. © The Gabriele Münter and Johannes Eichner Foundation, Munich © Adagp, Paris, 2025

Sept mois à Paris

Comme son premier séjour en 1906-1907, les sept mois qu’elle passe à Paris en 1930 avec son nouveau compagnon, l’historien d’art Johannes Eichner, s’avèrent très profitables : elle n’a jamais autant peint depuis 1911 et dessine tous les jours. Si, fidèle à sa versatilité stylistique, elle réalise des toiles figuratives, notamment à Meudon, et en exécute d’autres où l’on retrouve l’épais cerne noir et les aplats de couleurs chatoyantes de ses débuts, c’est cette dernière – et première – manière qui finit par l’emporter lorsqu’elle revient à Murnau pour s’y installer définitivement.

Gabriele Münter (1877-1962), Rue de village en hiver, 1911. Huile sur toile, 53 x 70 cm. Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München.

Gabriele Münter (1877-1962), Rue de village en hiver, 1911. Huile sur toile, 53 x 70 cm. Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München. Photo service de presse. © Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München © Adagp, Paris, 2025

La période du nazisme

Ce retour aux origines l’amène en effet à renouer avec l’expressionnisme, et un paysage comme Vue sur les montagnes (1934) aurait pu sans problème être exécuté vingt-cinq ans plus tôt. Le climat politique, hélas, n’est plus le même : Hitler est au pouvoir et les Nazis pourchassent de leur bêtise toute la peinture de sa jeunesse. Si ses tableaux ne sont pas exposés à la vindicte lors de la grande rétrospective munichoise de 1937 sur l’« art dégénéré », Gabriele Münter sait que leur absence n’est que le fruit du hasard et que, comme ceux de ses amis, ils sont menacés de destruction. C’est pourquoi, durant toutes ces années-là, elle cache dans sa cave ses toiles ainsi que celles que Kandinsky et d’autres artistes du « Blaue Reiter » lui avaient laissées.

Gabriele Münter (1877-1962), Vue sur les montagnes, 1934. Huile sur toile, 46,5 x 55 cm. Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München.

Gabriele Münter (1877-1962), Vue sur les montagnes, 1934. Huile sur toile, 46,5 x 55 cm. Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München. Photo service de presse. © Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München © Adagp, Paris, 2025

La consécration

Elle voit heureusement la fin de la guerre et de la folie et, à plus de 70 ans, connaît les honneurs d’une importante exposition qui fait étape dans une vingtaine de villes allemandes. À l’occasion de son 80anniversaire en 1957, elle donne à la Lenbachhaus de nombreuses œuvres du « Cavalier bleu ». Le musée, ayant soudain acquis grâce à ce don une stature internationale, lui consacrera tout naturellement un grand hommage à sa mort, survenue le 19 mai 1962 à Murnau.

 

« Gabriele Münter. Peindre sans détours », du 4 avril au 24 août 2025 au Musée d’Art Moderne de Paris, 11 avenue du président Wilson, 75116 Paris. Tél. 01 53 67 40 00. www.mam.paris.fr
L’exposition est organisée en coopération avec la Fondation Gabriele Münter et Johannes Eichner (Munich) et la Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau (Munich) et en coproduction avec le musée national Thyssen-Bornemisza (Madrid).

À lire : catalogue, Paris Musées, 240 p., 42 €.
L’Objet d’Art hors-série n°181, éditions Faton, 64 p., 11 €. À commander sur www.faton.fr