Les fous à l’assaut du Louvre !

D’après Hyeronimus Bosch (vers 1450-1516), Concert dans un œuf (détail), Anciens Pays-Bas, milieu du XVIe siècle. Huile sur toile, 108,5 x 126,5 cm. Lille, palais des Beaux-Arts.

D’après Hyeronimus Bosch (vers 1450-1516), Concert dans un œuf (détail), Anciens Pays-Bas, milieu du XVIe siècle. Huile sur toile, 108,5 x 126,5 cm. Lille, palais des Beaux-Arts. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (palais des Beaux-Arts, Lille) / Stéphane Maréchalle

Le fou était omniprésent dans le paysage visuel des hommes et des femmes de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance. Croisant analyse des images et histoire des mentalités, le musée du Louvre le démontre à travers une exposition exigeante, qui décrypte au fil d’œuvres souvent surprenantes (quelque 300 peintures, sculptures, objets d’art et manuscrits enluminés) les multiples significations de cette figure complexe et ambivalente.

Au XIIIe siècle, il était relégué à la marge de la société, ainsi que dans les marges des manuscrits où sa mince silhouette s’accroche aux rinceaux ou se glisse dans les lettrines. Personnages hybrides, chevaliers poissons et autres folles créatures – connues sous le nom de marginalia – font alors leur apparition, avant de quitter les pages des livres et de se lancer à l’assaut du décor urbain et domestique. Plus on avance dans le Moyen Âge, plus on assiste en effet à une montée en force et à une démultiplication de la figure du fou, reconnaissable à des attributs désormais bien définis : vêtements bariolés, bonnet à oreilles d’âne orné de grelots (aussi creux que la tête vide du fou) et sceptre de parodie, la marotte. Sa silhouette virevolte dans les peintures aristocratiques comme dans les gravures populaires. Elle s’introduit dans les églises, les palais et jusque dans les maisons, sautillant sur les carreaux de pavement, les vitraux des fenêtres, les tapisseries recouvrant les murs, les meubles et les objets du quotidien, des coffres aux miroirs, en passant par les peignes ou les jeux de société.

Leonhard Danner (1507 (?)-1585), Banc d’orfèvre du prince-électeur Auguste Ier de Saxe, 1565. Bois marquetés, acier gravé à l’eau-forte et rehaussé de dorure, 42 x 440 cm. Écouen, musée national de la Renaissance – château d’Écouen.

Leonhard Danner (1507 (?)-1585), Banc d’orfèvre du prince-électeur Auguste Ier de Saxe, 1565. Bois marquetés, acier gravé à l’eau-forte et rehaussé de dorure, 42 x 440 cm. Écouen, musée national de la Renaissance – château d’Écouen. © GrandPalaisRmn (musée de la Renaissance, château d’Écouen) / Stéphane Maréchalle

Les conservateurs mènent l’enquête

Pourquoi cette omniprésence du fou dans la culture occidentale médiévale ? Et quelle était la portée symbolique de cette figure fantasque et rigolarde ? Ces questions traversent l’exposition du musée du Louvre, dont le parcours kaléidoscopique est à l’image du fou et de ses multiples facettes. « Pour mener l’enquête, il fallait revisiter d’un même regard les œuvres foisonnantes de cet automne du Moyen Âge et celles de la Renaissance. Nous n’avons pas cherché à écrire une “Histoire de la folie à l’âge pré-classique”, des historiens l’avaient déjà fait avec talent. D’autre part, les hommes du Moyen Âge n’ont pas représenté la maladie mentale de leurs contemporains, il ne s’agissait donc pas d’aborder ici la folie sous son aspect pathologique », clarifient dans l’introduction du catalogue les deux commissaires de l’exposition, Élisabeth Antoine-König, conservatrice au département des Objets d’art du Louvre, et Pierre-Yves Le Pogam, officiant pour sa part au département des Sculptures1. Pour les deux chercheurs, il s’agissait plutôt de comprendre ce que recouvrait une figure qui, dans la langue française, désigne aussi bien le malade mental et le sot que le bouffon du roi.

Marx Reichlich (vers 1460-1520), Portrait d’un fou, Tyrol, vers 1519-1520. Tempera sur bois, 44,5 x 33,7 cm. New Haven, Yale University Art Gallery, Bequest of Dr. Herbert and Monika Schaefer.

Marx Reichlich (vers 1460-1520), Portrait d’un fou, Tyrol, vers 1519-1520. Tempera sur bois, 44,5 x 33,7 cm. New Haven, Yale University Art Gallery, Bequest of Dr. Herbert and Monika Schaefer. Photo service de presse. © Yale University Art Gallery

L’incarnation du vice

C’est en partant des représentations dans les livres, les peintures, les sculptures et les objets d’art qu’ils constatent que le fou apparaît en premier lieu dans l’art religieux. En particulier dans les psautiers enluminés, dont le psaume 52 commence par ces mots : « L’insensé a dit en son cœur : il n’y a point de Dieu ! ». Dans un monde médiéval profondément religieux, la première folie, la plus grave de toutes, consistait à rejeter la foi chrétienne. Incarnation du mécréant, le fou se charge au cours du Moyen Âge d’autres vices. Il devient l’image de la luxure. Montré sous les traits d’un personnage grivois, voire obscène, il se révèle le pendant lubrique du noble chevalier de l’amour courtois, dans une veine non seulement comique mais aussi volontiers moralisatrice, sa seule présence mettant en garde les spectateurs tentés par la débauche. Cette section de l’exposition se révèle savoureuse et les œuvres réunies pour l’illustrer le sont tout autant, qu’il s’agisse d’objets précieux – coffret en ivoire, tapisseries – ou plus insolites, à l’image de ce porte-serviette germanique sculpté vers 1530, montrant un fou aux allures de diablotin étreignant avec fougue une dame, possible mise en garde contre le sexe s’adressant à la maîtresse de maison…

Arnt van Tricht (actif entre 1530 et 1570), Porte-serviette : Fou enlaçant une femme, Rhin Moyen, vers 1535. Chêne polychromé, 44,3 x 46,8 x 30 cm. Clèves, Museum Kurhaus Kleve – collection Ewald Mataré.

Arnt van Tricht (actif entre 1530 et 1570), Porte-serviette : Fou enlaçant une femme, Rhin Moyen, vers 1535. Chêne polychromé, 44,3 x 46,8 x 30 cm. Clèves, Museum Kurhaus Kleve – collection Ewald Mataré. Photo service de presse. © Museum Koekkoek Haus Kleve, Photo A. Gossens

Aimer jusqu’à la déraison

La passion peut provoquer des folies, c’est bien connu. Mais aux XIVe et XVe siècles, on ne badine pas avec l’amour fou, considéré comme dangereux car dépossédant l’homme de son pouvoir sur la femme… au risque de renverser les rôles établis. Cette crainte est illustrée par cet aquamanile en cuivre, lequel représente une scène très en vogue à la fin du Moyen Âge : celle du vieux philosophe Aristote qui, aveuglé par sa passion pour la belle Phyllis, maîtresse d’Alexandre, accepte de lui servir de monture et se laisse chevaucher par cette dernière dans les jardins du palais, se couvrant ainsi de ridicule.

Aquamanile : Aristote et Phyllis, Pays-Bas du Sud, vers 1380. Alliage cuivreux, 32,4 x 39,3 x 17,8 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art, The Robert Lehman Collection.

Aquamanile : Aristote et Phyllis, Pays-Bas du Sud, vers 1380. Alliage cuivreux, 32,4 x 39,3 x 17,8 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art, The Robert Lehman Collection. Photo service de presse. © The Metropolitan Museum of Art

Bouffons du roi

Cependant, le fou n’a pas été qu’une figure allégorique, servant à délivrer des messages moraux. C’était un personnage bien réel, dont la présence est attestée dans les cours européennes. Chargés de divertir les princes par leur simplicité d’esprit (fous dits « naturels ») ou au contraire par leurs bons mots (fous dits « artificiels »), certains d’entre eux sont passés à la postérité, tels Coquinet, le fou du duc de Bourgogne Philippe le Bon, Will Somers, celui ­ d’Henri VIII d’Angleterre, ou encore Kunz von der Rosen, bouffon de l’empereur Maximilien Ier. L’exposition présente plusieurs portraits de ces bouffons célèbres et stupéfie une fois de plus avec des œuvres hors norme, comme cet armet (une armure de tête) à visage de fou du roi Henri VIII d’Angleterre, ou encore un banc d’orfèvre (1565) du prince-électeur Auguste Ier de Saxe, orné d’un éblouissant décor en marqueterie (prêt du musée national de la Renaissance à Écouen).

Konrad Seusonhofer, Armet à visage de fou d’Henri VIII d’Angleterre. Innsbruck, vers 1511-1514. Fer forgé, repoussé et gravé à l’acide, laiton, dorure, 35 x 49,5 x 37 cm ; Poids 2,89 kg. Leeds, Royal Armouries.

Konrad Seusonhofer, Armet à visage de fou d’Henri VIII d’Angleterre. Innsbruck, vers 1511-1514. Fer forgé, repoussé et gravé à l’acide, laiton, dorure, 35 x 49,5 x 37 cm ; Poids 2,89 kg. Leeds, Royal Armouries. Photo service de presse. © Royal Armouries Museum

Un garde-fou ?

Les fous de cour n’étaient pas seulement des amuseurs professionnels. En se moquant des puissants, ils représentaient aussi un semblant de parole libre dans une société en voie de durcissement, reposant sur des hiérarchies très strictes et un pouvoir monarchique de plus en plus autoritaire. Ce rôle social et politique aurait mérité d’être davantage fouillé et mis en avant. En effet, qu’il demeure dans le milieu clos de la cour ou se mêle joyeusement au carnaval et autres fêtes urbaines débridées tolérées par l’Église, le fou semble revêtir une même fonction : celle de soupape, de respiration. Il incarne la subversion, mais une subversion en définitive étroitement encadrée par le pouvoir princier ou religieux. Ou, pour reprendre les mots de l’historienne Claude Gauvard dans le catalogue, « le désordre, selon un ordre bien établi ».

Maître de 1537, Portrait de fou regardant à travers ses doigts,Anciens Pays-Bas, vers 1548. Huile sur bois, 48,4 x 39,6 cm. Anvers, The Phoebus Foundation.

Maître de 1537, Portrait de fou regardant à travers ses doigts,Anciens Pays-Bas, vers 1548. Huile sur bois, 48,4 x 39,6 cm. Anvers, The Phoebus Foundation. Photo service de presse. © The Phoebus Foundation

Le tournant délirant des années 1500

Point d’orgue de l’exposition, la section « Le fou partout » réunit, dans un vaste espace circulaire, des œuvres de Bosch et Brueghel aussi foisonnantes qu’extravagantes, témoignages de l’esprit inquiet du temps. Au début du XVIe siècle, dans une Europe en proie aux crises religieuses (crise de l’Église catholique et amorce de la Réforme) et politiques (durcissement des monarchies), la figure du fou devient en effet omniprésente et incontrôlable. Y contribue le succès fulgurant de La Nef des fous (Das Narrenschiff) du Strasbourgeois Sébastien Brant, un long poème moralisateur publié en plein carnaval de Bâle en 1494. Brant y condamne les excès en tous genres de ses contemporains, et compare ces derniers à un équipage voguant aveuglément vers la Narragonie, le Pays de la Folie. Publié d’abord en allemand, l’ouvrage est ensuite traduit en latin et dans plusieurs langues. Un véritable best-seller européen, qui inspira des artistes comme Bosch et Bruegel. Dans les œuvres de ces derniers, « le fou ne mène plus la danse, il se cache sous la table pour échapper à la Mort, dans un monde retourné au chaos. Le fou alors n’est plus au centre de la représentation, il redevient un petit personnage marginal, c’est la folie qui a pris sa place », analysent les commissaires de l’exposition.

Hyeronimus Bosch (vers 1450-1516), Satire des noceurs débauchés, dit La Nef des fous, Bois-le-Duc, vers 1505-1515. Huile sur bois (che?ne), 58 x 33 cm. Paris, musée du Louvre, département des Peintures.

Hyeronimus Bosch (vers 1450-1516), Satire des noceurs débauchés, dit La Nef des fous, Bois-le-Duc, vers 1505-1515. Huile sur bois (che?ne), 58 x 33 cm. Paris, musée du Louvre, département des Peintures. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux

Note

1 Cette citation et toutes celles de cet article sont tirées du catalogue de l’exposition, sous la direction d’Élisabeth Antoine-König et Pierre-Yves Le Pogam. Coédition musée du Louvre éditions / Gallimard, 448 p., 45 €.

« Figures du fou du Moyen Âge aux romantiques », jusqu’au 3 février 2025 au musée du Louvre, Hall Napoléon, 75001 Paris. Tél. 01 40 20 53 17. www.louvre.fr

À lire : catalogue, coédition musée du Louvre éditions / Gallimard, 448 p., 45 €.

Dossiers de l’Art n° 322, 80 p., 11 €. À commander sur www.faton.fr

Retrouvez sur actu-culture.com le dossier consacré à l’exposition.