Les tableaux de Greco pour Santo Domingo el Antiguo réunis au Prado

Greco, L’Adoration des bergers (détail), 1577-79. Huile sur toile, 210 x 128 cm. Colección Fundación Botín. Photo service de presse
Le musée madrilène réunit huit des neuf tableaux peints par le Greco pour le couvent Santo Domingo el Antiguo de Tolède. Cette commande espagnole, à laquelle le peintre répondit par d’audacieux chefs-d’œuvre, contribua, de manière décisive, à son établissement dans la cité castillane.
Fraîchement arrivé de Rome, vers 1576, le maître crétois (1541-1614) ne sembla pas trouver d’abord d’emploi à Madrid, dont Philippe II venait de faire la capitale de son royaume. Faute d’obtenir le patronage royal escompté (la question demeure débattue), c’est à Tolède, capitale délaissée, distante de Madrid d’environ 75 km, qu’il bénéficia d’une commande cruciale par le truchement du doyen du chapitre de la cathédrale Diego de Castilla (vers 1507-1584) dont Greco, à Rome, avait rencontré le fils, Luis. Diego de Castilla avait été, antérieurement, le mécène officieux du premier chef-d’œuvre espagnol du peintre, l’admirable Expolio (Partage de la tunique du Christ) destiné à l’autel de la sacristie de la cathédrale de Tolède (contrat signé le 2 juillet 1577)1.
« L’intérêt d’une exposition ne se mesure pas au nombre d’œuvres présentées, ce qui se vérifie encore ici. »
Un projet de grande ampleur
Il s’agissait cette fois d’une sollicitation pour un projet d’une ampleur bien plus considérable. Signé le 8 août 1577, le nouveau contrat prévoyait l’exécution de six peintures pour le maître-autel de la nouvelle église du couvent des cisterciennes de Santo Domingo de Silos, dit « el Antiguo ». La convention impliquait, en outre, que Greco réalisât deux compositions pour les autels latéraux de l’église, le sculpteur et architecte tolédan Juan Bautista Monegro se voyant, quant à lui, chargé de la partie architectonique et de la statuaire destinées à orner et à encadrer les retables (d’après les dessins de Greco, ce qui constituait une première pour lui). Une neuvième peinture représentant la Sainte Face ou le Voile de Véronique – également présentée dans l’exposition du Prado – vint plus tard, entre 1584 et 1590, compléter l’ensemble initial.
Greco, La Trinité, 1577-79. Huile sur toile, 300 x 179 cm. Madrid, musée national du Prado. Photo service de presse. © Museo nacional del Prado
Un ensemble dispersé
L’intérêt d’une exposition ne se mesure pas au nombre d’œuvres présentées, ce qui se vérifie encore ici. Depuis la dislocation malheureuse (initiée à partir de 1830) de cet ensemble génial, et singulièrement depuis la vente de l’Assomption, toile principale du maître-autel, c’est la première fois que l’occasion est donnée d’admirer, simultanément, huit des neuf peintures réalisées pour l’église du couvent cistercien. Il est peu dire que l’effet produit impressionne dans la galerie centrale d’un musée où les admirateurs de Greco sont pourtant habitués à être gratifiés d’œuvres insignes.
Greco, L’Assomption de la Vierge, 1577-79. Huile sur toile, 403,2 x 211,8 cm (à droite en bas, en grec : « Domenikos Theotokopoulos, crétois /le montra en 1577 »). Chicago, The Art Institute ofChicago (don de Nancy Atwood Sprague). Photo service de presse. © The Art Institute of Chicago
Le retable central
Considérons d’abord les peintures du retable central. Monumental (la partie architectonique subsiste dans l’église tolédane, de même que celle des retables latéraux2), il consistait en une Assomption (entrée, en 1906, dans les collections de l’Art Institute de Chicago) flanquée d’un saint Jean-Baptiste, à gauche, et, à droite, d’un mémorable saint Jean l’évangéliste de rose et de bleu vêtu, tous deux représentés en pied (les deux tableaux, visibles à l’exposition de Madrid, sont conservés habituellement à Santo Domingo el Antiguo). Au-dessus des figures des deux Jean se trouvaient respectivement un saint Bernard (couvent cistercien oblige) et un saint Benoît à mi-corps (le couvent tolédan était anciennement un monastère bénédictin). Ces deux derniers tableaux appartiennent respectivement l’un au Prado et l’autre au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg (il s’agit du seul tableau manquant à l’exposition, pour des raisons évidentes). Au registre supérieur ornant un attique, habituellement réservé à Dieu le Père dans les retables espagnols, se trouvait la poignante Trinité, l’un des chefs-d’œuvre majeurs du Prado qui pourtant n’en manque pas. Greco y reprend la composition d’une gravure (1511) d’Albrecht Dürer qu’il infléchit, sans la dénaturer, en y instillant dans la sinueuse figure du Christ une beauté apollinienne et une instabilité toutes michelangelesques.
Greco, Saint Jean évangéliste, 1577‑79. Huile sur toile, 212 x 78 cm. Tolède, Communauté religieuse de Santo Domingo el Antiguo. Photo service de presse
Les peintures des autels latéraux
Le niveau pictural ne faiblit guère dans les deux compositions réalisées pour les autels latéraux avec l’Adoration des bergers de la Fundación Botín et son effet de nuit (inoubliable saint Jérôme, en « témoin » éclairé à la lueur glacée d’une bougie) et – à droite, dans le dispositif originel – une lumineuse Résurrection avec son Christ longiligne s’élevant, serein, sous le regard de saint Ildefonse, tableau rendu remarquable par les figures de soldats, éveillés ou assoupis, d’une si troublante modernité. Ce dernier, prêté pour l’occasion, est habituellement visible dans le lieu pour lequel il a été peint, qui aura donc conservé, en tout et pour tout, trois œuvres de la commande de 1577.
Greco, L’Adoration des bergers, 1577-79. Huile sur toile, 210 x 128 cm. Colección Fundación Botín. Photo service de presse
L’achèvement de la commande
La commande de l’Expolio donna lieu, en dépit du succès du tableau attesté par de nombreuses répliques et copies, à de pénibles controverses avec un chapitre soucieux d’obtenir un rabais sur le prix et qui ne se priva pas de faire observer les « fautes » commises par l’artiste. La grande commande pour Santo Domingo el Antiguo ne donna pas lieu aux mêmes mesquineries (Greco, il est vrai, avait, une fois n’est pas coutume, réclamé une somme assez modeste). Avec une ponctualité inhabituelle, les retables furent achevés en 1579, pour l’inauguration de la nouvelle église (on notera que Greco était contractuellement tenu de demeurer sur place jusqu’à ce qu’il eût mené à bien son œuvre).
« Ces dernières constituaient, en effet, une proposition esthétique radicale qui faisait fusionner Rome et Venise, Michel-Ange avec Titien, l’art italien le plus avancé et celui de la Renaissance allemande. »
Comment Greco devint un peintre tolédan
Le maître, après avoir peint pour Philippe II un nouveau chef-d’œuvre (Martyre de saint Maurice, Escurial) sans remporter le succès qu’il était en droit d’attendre, s’établit définitivement (1585) à Tolède où son fils naturel et futur assistant et continuateur, Jorge Manuel, avait vu le jour en 1578. Il faut souligner que les Tolédans, réputés conservateurs, firent preuve d’une certaine largesse d’esprit face aux œuvres peintes pour le couvent cistercien. Ces dernières constituaient, en effet, une proposition esthétique radicale qui faisait fusionner Rome et Venise, Michel-Ange avec Titien, l’art italien le plus avancé et celui de la Renaissance allemande. Un maniérisme débridé, son coloris acide, sa sinuosité, ses typologies corporelles impossibles et son irréalisme spatial foncier s’y déploient avec l’assurance que confère le génie.
Le lien durable du peintre avec le monastère
Greco devait nouer des relations étroites et durables avec ce monastère qui lui avait donné l’occasion d’affermir sa position en Espagne. Il choisit d’y être inhumé. Les visiteurs de l’exposition pourront admirer in fine une seconde Adoration des bergers du maître (Prado, 1612-14) d’une radicalité esthétique qui fait apparaître presque sage la première. Audacieux témoignage du « dernier Greco », le retable fut peint par l’artiste pour orner son tombeau à San Domingo d’où son corps devait cependant être exhumé après un désaccord, survenu en 1618 entre les nonnes et Jorge Manuel (il y a des hommes qui semblent attirer les querelles même post mortem).
Greco, L’Adoration des bergers, 1612-14. Huile sur toile, 319 x 180 cm. Madrid, musée national du Prado. Photo service de presse. © Museo nacional del Prado
1 L’Expolio demeure visible à Tolède, in situ.
2 Les tableaux qui ont été extraits de leur cadre originel et vendus ont été remplacés par des copies dans l’église du monastère, de sorte que l’on peut se faire, sur place, une idée précise de l’aspect des trois retables, tels que les a conçus Greco.
« El Greco. Santo Domingo el Antiguo » au musée national du Prado de Madrid, jusqu’au 15 juin 2025. www.museodelprado.es
Catalogue (en espagnol) dirigé par Leticia Ruiz Gómez, directrice du département de Peinture espagnole de la Renaissance au Prado, 64 p., 15 €