Les Très Riches Heures du duc de Berry comme vous ne les verrez plus jamais !

Frères de Limbourg, Barthélemy d’Eyck et Jean Colombe, Très Riches Heures du duc de Berry, fol. 9v : le Mois de septembre (détail). Photo service de presse. © GrandPalaisRMN (Domaine de Chantilly) / Michel Urtado
La nécessaire restauration des Très Riches Heures du duc de Berry offre l’opportunité véritablement unique de pouvoir admirer pour la première – et sans doute la dernière fois – le fameux calendrier du plus célèbre des manuscrits dérelié ! Une exposition exceptionnelle, réunissant une centaine de chefs-d’œuvre médiévaux venus du monde entier, permet de comprendre en quoi la réputation de cet ouvrage est loin d’être usurpée.
Restaurer les Très Riches Heures
Lorsqu’Henri d’Orléans, duc d’Aumale, futur fondateur du musée Condé, se vit proposer en 1856 l’acquisition du manuscrit qu’on n’avait pas encore identifié comme étant les Très Riches Heures du duc de Berry, il eut aussitôt le sentiment de posséder un ouvrage à nul autre pareil. Très vite, cet achat remarquable se fit connaître, et le duc fut assailli de demandes de consultation. Conservé dans un coffret de bois à la plaque de platine spécialement commandée à Antoine Vechte, le manuscrit, identifié à partir de 1881 avec les Très Riches Heures, peintes par Paul de Limbourg et ses frères et mentionnées comme inachevées dans l’inventaire après décès du duc de Berry en 1416, s’est lentement dégradé. Si son état de conservation était globalement satisfaisant, plusieurs éléments ont alerté la conservation du musée Condé. Des déchirures et des taches sombres, présentes sur les premiers bifeuillets de l’ouvrage, semblaient inquiétantes. Fragilisés par ces taches et les manipulations, les premiers feuillets se détachaient. Surtout, des soulèvements de la couche picturale pouvaient être observés à l’œil nu sur plusieurs miniatures.
« Ce livre tient une grande place dans l’histoire de l’art : j’ose dire qu’il n’a pas de rival. »
Le duc d’Aumale, Henri d’Orléans (1822-1897)
Dès l’établissement de ces constats, des décisions d’intervention ont été longuement mûries, en dialogue avec des experts et la restauratrice Coralie Barbe et son atelier, en charge du projet. Il a été jugé plus prudent d’effectuer la restauration du manuscrit sans procéder à son démontage, excepté les deux premiers cahiers (le premier détaché et le second dont le fond méritait une consolidation), de façon à pouvoir, après l’opération, réintégrer facilement le tout dans la reliure du XVIIIe siècle. Mais ce projet offrait aussi l’occasion d’effectuer, pour la première fois, des analyses scientifiques, confiées au Centre de Recherche et de Restauration des musées de France (C2RMF), dont les résultats pouvaient être utiles à la restauration, et de profiter de cette occasion unique pour montrer, de façon exceptionnelle, l’ensemble du calendrier dérelié, avant qu’il ne regagne le reste du corps d’ouvrage.
Frères de Limbourg, Très Riches Heures du duc de Berry, fol. 51v : La Rencontre des trois Rois mages. © GrandPalaisRMN (Domaine de Chantilly) / Michel Urtado
L’apport nouveau des analyses
Les longs mois d’analyses réalisées sous la direction d’Élisabeth Ravaud au C2RMF ont permis de mieux comprendre la genèse et les caractéristiques du roi des manuscrits. La préciosité des matériaux employés en grande quantité pour les miniatures des frères de Limbourg (différents ors, argent, lapis lazuli) explique le qualificatif de « très riches » qui fut donné au livre d’heures dès 1416. Si quelques subtiles variations dans la technique peinte permettent de tenter de discerner des mains différentes (de l’un ou l’autre des frères), c’est surtout le rôle fondamental des Limbourg dans l’ensemble de l’ouvrage qui peut être souligné. Alors qu’on sait que ce manuscrit fut peint entre 1411 et 1485 environ, lors de trois campagnes principales (frères de Limbourg, vers 1411-1416 ; Barthélemy d’Eyck, vers 1446 ; Jean Colombe, 1485), les successeurs des Limbourg ont véritablement marché dans le sillage de la fratrie, notamment Barthélemy d’Eyck, qui est le plus souvent parti d’un dessin sous-jacent des Limbourg, comme dans le Mois de décembre du calendrier. Ces découvertes ou confirmations d’hypothèses permettent de bien comprendre désormais le long processus de création d’un véritable chef-d’œuvre.
Frères de Limbourg (miniature et bordure) et Maître du Bréviaire (lettrine), Très Riches Heures du duc de Berry, fol. 168v : la Multiplication des pains. © GrandPalaisRMN (Domaine de Chantilly) / Michel Urtado
Les frères de Limbourg et le duc de Berry
Fils, frère et oncle de roi, Jean de France, duc de Berry et d’Auvergne, comte de Poitou, d’Étampes, de Boulogne et d’Auvergne, était l’un des plus brillants princes de son temps. La vie de ce troisième fils du roi Jean II le Bon fut longue (1340-1416) et traversée par des crises en tous genres : guerre de Cent Ans, crise spirituelle du Grand Schisme divisant la Chrétienté entre deux papautés, folie de son neveu le roi Charles VI, conflits fratricides entre factions politiques et militaires, opposant les Armagnacs et les Bourguignons, retour de la peste… Jean de Berry fut pourtant de ceux qui, paradoxalement, portèrent les arts à leur sommet autour de 1400, par une commande artistique aussi féconde qu’audacieuse. Bibliophile comme son frère Charles V, en quête perpétuelle d’objets précieux, il commanda, au soir de sa vie, un ultime livre d’heures – il en avait déjà commandé cinq auparavant ! – à trois jeunes enlumineurs, les frères de Limbourg. Les conditions étaient réunies pour créer l’une des œuvres enluminées les plus révolutionnaires de la fin du Moyen Âge.
« Au sein de ce calendrier mais aussi bien au-delà, les Limbourg ont insufflé un nouveau souffle, celui du paysage, du portrait, de la composition savamment construite, du détail parfois cocasse mais toujours vrai […]. »
Originaires de Nimègue, capitale du duché de Gueldre (actuels Pays-Bas), Jean, Paul et Herman de Limbourg arrivèrent en France dans le sillage de leur oncle et sans doute mentor Jean Malouel, qui travaillait pour la reine de France Isabeau de Bavière avant de devenir peintre du duc de Bourgogne Philippe le Hardi. Deux des frères de Limbourg suivirent également une formation d’orfèvre à Paris. Pris en otage à Bruxelles lors d’un voyage vers Nimègue, libérés grâce au duc de Bourgogne, ils passèrent à son service et peignirent une ambitieuse Bible moralisée (BnF, Mss., Français 166). La mort de leur mécène en 1404 les poussa dans les filets du frère de ce dernier, Jean de Berry.
Ils furent notamment chargés de peindre pour son compte le décor des Belles Heures (New York, The Metropolitan Museum of Art, The Cloisters Collection, 1954, 54.1.1a, b), entre 1405 et 1408-1409, un manuscrit qui constitua un véritable laboratoire des Très Riches Heures. Satisfait de leur travail, le duc de Berry, très attaché à la fratrie qui appartenait à son entourage proche, leur confia vers 1411 l’exécution d’un livre d’heures qui surpasserait tous ceux qu’il avait déjà en sa possession, formant comme un résumé de ses aspirations de mécène, mais aussi d’homme.
Frères de Limbourg, Barthélemy d’Eyck et Jean Colombe, Très Riches Heures du duc de Berry, fol. 9v : le Mois de septembre. Photo service de presse. © GrandPalaisRMN (Domaine de Chantilly) / Michel Urtado
Un livre-monde, résumé du XVe siècle
L’étude des 121 miniatures composant le décor du manuscrit est inépuisable. Le calendrier initial résume son ambition. Les représentations de châteaux historiques (le Louvre, le palais de la Cité, le château de Vincennes, de Saumur, de Lusignan, de Poitiers, de Dourdan, d’Étampes), associées à des scènes princières et des travaux des champs rythmés par les saisons, offrent des images d’une grande poésie et d’une immense séduction. La société du début du XVe siècle, pourtant fracturée, semble y vivre en harmonie avec elle-même mais aussi avec Dieu et le cours d’un temps qu’il gouverne. Au sein de ce calendrier mais aussi bien au-delà, les Limbourg ont insufflé un nouveau souffle, celui du paysage, du portrait, de la composition savamment construite, du détail parfois cocasse mais toujours vrai, de la couleur chatoyante, du beau familier et transcendant.
Les enlumineurs s’y révèlent inspirés par les productions artistiques de la péninsule italienne, tout en étant perméables aux influences antiques ou orientales. De leurs origines nordiques, ils conservent le goût de la transposition parfois littérale du réel. Mais ils s’inscrivent aussi dans la grande tradition courtoise et parisienne de l’enluminure du XIVe siècle, celle d’un Jean Pucelle par exemple. Bien qu’entourés des meilleurs copistes et ornemanistes qui ont travaillé à leurs côtés pendant trois périodes, entre 1411 et 1416, ils se sont également eux-mêmes intéressés à l’ornement marginal (pensons aux fameux escargots entourant la Multiplication des pains), alors en pleine révolution, et à l’emblématique foisonnante. Les Limbourg ont créé un véritable monument de piété – le duc de Berry était un prince éminemment religieux – et de beauté, fondateur du renouveau artistique, tant il fut copié et a inspiré, à chaque étape de sa création, tout au long du XVe siècle, comme le montre l’exposition de Chantilly qui réunit un grand nombre des œuvres « filles » des Très Riches Heures.
Frères de Limbourg, Très Riches Heures du duc de Berry, fol. 14v : l’Homme anatomique ou zodiacal. © GrandPalaisRMN (Domaine de Chantilly) / Michel Urtado
De prestigieux propriétaires
On perd la trace du manuscrit après la mort du duc de Berry et des frères de Limbourg la même année, en 1416. Laissées inachevées par ces décès rapprochés, ces heures restèrent sans doute à Paris, peut-être chez un marchand chargé de liquider les dettes du prince. Leur éclipse prend fin avec la reprise de Paris par Charles VII en avril 1436. Jean Haincelin (le Maître de Dunois), fils de Haincelin de Haguenau (le Maître de Bedford), en eut connaissance puisqu’il multiplia les citations des Très Riches Heures dans ses propres œuvres. Le manuscrit entra-t-il alors dans les collections de Charles VII ? On sait qu’en 1446, Barthélemy d’Eyck, peintre du roi René, apportant avec lui les nouveautés picturales flamandes, y intervint. Sous le château de Saumur, au Mois de septembre du calendrier, l’enlumineur ajouta ainsi le souvenir des lices du Pas d’armes de Saumur, un grand tournoi de quarante jours organisé en juin 1446 par le roi René en l’honneur de Charles VII. Cette seconde campagne de décor de 1446 fut alors très brève.
Quelques décennies plus tard, les Très Riches Heures gagnèrent la librairie des ducs de Savoie. L’enlumineur de Bourges Jean Colombe fut en effet payé en 1485 par Charles Ier de Savoie pour l’achèvement de leur décor. Colombe était notamment protégé par la reine Charlotte de Savoie, épouse de Louis XI et tante de Charles Ier de Savoie. Il n’est néanmoins pas si certain que les Très Riches Heures lui aient été transmises par la reine et d’autres voies sont possibles (la mère de Charles Ier de Savoie, Yolande de France, était par exemple la fille de Charles VII). Marqué par les miniatures des frères de Limbourg et de Barthélemy d’Eyck, Jean Colombe rapporta avec lui à Bourges bien des motifs issus du célèbre manuscrit qui transformèrent le visage de l’enluminure du Berry et en firent la principale caisse de résonance du chef-d’œuvre. Ce dernier continua à rayonner au début du XVIe siècle, dans l’entourage de Marguerite d’Autriche, en Flandre. La régente des Pays-Bas l’avait récupéré auprès de son défunt mari, le duc de Savoie Philibert II, et emporté à Malines où il inspira les artistes de sa cour, comme Simon Bening. À la mort de Marguerite d’Autriche, en 1530, le manuscrit échut à son trésorier général des Finances. Il gagna par la suite Gênes, probablement dans les bagages d’Ambrogio Spinola, commandant en chef des forces espagnoles, où il demeura jusqu’à l’achat du duc d’Aumale.
Jean Colombe, Très Riches Heures, fol. 75 : le Christ de Pitié avec Charles de Savoie et Blanche de Montferrat. © GrandPalaisRMN (Domaine de Chantilly) / Michel Urtado
L’incroyable fortune d’un manuscrit si familier
Grâce à cet ouvrage, le duc d’Aumale se plaçait dans la lignée des plus grands princes bibliophiles. Il souhaita créer les conditions propices à son rayonnement à large échelle en suscitant publications et conférences de savants et en organisant sa couverture photographique. Cette ambition n’a jamais cessé, au gré de l’avancée des techniques, et le manuscrit des Très Riches Heures est aujourd’hui le plus reproduit au monde.
« Peu de manuscrits ont autant inspiré les artistes et façonné une image poétique et idéale du Moyen Âge dans l’imaginaire collectif. »
Au début du XXe siècle, l’exposition des Primitifs français au Louvre et à la Bibliothèque nationale (1904) fait des Très Riches Heures l’une des incarnations du génie national. L’intérêt documentaire de leurs enluminures leur vaut une place de choix dans les livres scolaires. Peu de manuscrits ont autant inspiré les artistes (jusqu’à Walt Disney !) et façonné une image poétique et idéale du Moyen Âge dans l’imaginaire collectif. L’exposition du château de Chantilly permet de le mesurer dans des conditions exceptionnelles.
Frères de Limbourg, Très Riches Heures du duc de Berry, fol. 2v : le Mois de février. © GrandPalaisRMN (Domaine de Chantilly) / Michel Urtado
« Les Très Riches Heures du duc de Berry », du 7 juin au 5 octobre 2025 au château de Chantilly, Salle du Jeu de Paume, 60500 Chantilly. Tél. 03 44 27 31 80. www.chateaudechantilly.fr
Catalogue, coédition château de Chantilly / In Fine éditions d’art, 496 p., 59 €.
Pour consulter le manuscrit en ligne : https://les-tres-riches-heures.chateaudechantilly.fr/